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Nécessité d’une nouvelle diplomatie haïtienne en République dominicaine : un défi, une urgence

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Dans son discours de circonstance, le nouveau ministre des Affaires étrangères, le Dr Claude Joseph, a promis lors de son installation de réorienter la politique extérieure du pays. C’est un bon début et on n’a nulle raison de ne pas le prendre au mot. Le nouveau chancelier a déjà fait ses preuves comme Chargé d’affaires de la République d’Haïti auprès du Royaume d’Espagne et de plus ses propos ont été soutenus par le chef de gouvernement, l’Ing. Joseph Jouthe, qui, au moment de l’installation du ministre, lui a non seulement exprimé sa grande satisfaction pour le travail réalisé en Espagne, mais aussi lui a ouvertement confié la mission de donner un coup de balai dans la diplomatie haïtienne en nommant « des professionnels capables de représenter le pays correctement ».

Ceci est une idée louable qui fait penser à Jean-Price Mars et à Leslie F. Manigat, deux des plus grands esprits du XXe siècle haïtien, qui ont toujours voulu revêtir la diplomatie haïtienne de prestige et d’efficacité mais qui ont aussi regretté, autant que je le déplore aussi depuis des années, la négligence d’Haïti de ses relations avec la République dominicaine. En effet, si Pour Price-Mars (1955), les deux plus grandes missions diplomatiques haïtiennes devraient être à Washington et à Ciudad Trujillo (Santo Domingo), selon le professeur Manigat (1997), la question dominicaine devrait être la priorité des priorités d’une nouvelle politique extérieure axée sur la coopération bilatérale.

Tandis que, de notre côté, nous avons laissé nos deux géants prêcher dans le désert, la République dominicaine a profité des vingt-cinq dernières années pour faire un saut qualitatif la classant parmi les leaders régionaux respectés avec la plus importante croissance économique et l’une des plus grandes stabilités politiques de l’Amérique latine et des Caraïbes. Elle gère notre plus importante diaspora vu qu’aucun pays n’a autant d’immigrants haïtiens ni de descendants haïtiens dans la composition de sa population immigrante ou d’ascendance étrangère, soit plus de 90% dans les deux cas affichant un taux de chômage inférieur à 7% (ONE-2017). De plus, les Dominicains ont notre avenir en main en accueillant une bonne partie de notre jeunesse : 74,8% de nos immigrants en République dominicaine sont arrivés entre 14 et 24 ans (ONE-2017). Nos étudiants dépensent annuellement chez eux plus de USD 220 000 représentant 73,5% du total des étudiants étrangers (Pierre, 2013) et ils seraient même aussi nombreux chez eux (plus de 20 000) que les étudiantes et étudiants de toutes les unités d’enseignement réunies de l’Université d’État Haïti.

Par ailleurs, la proximité engendrant malheureusement le mépris, nous refusons d’admettre que la République dominicaine n’est plus le petit pays d’à côté à ne pas prendre trop au sérieux. La brillante thèse de la double insularité du professeur Jean-Marie Théodat (2002) jadis pertinente est désormais dépassée. Depuis près de 20 ans, les deux pays ne s’ignorent plus l’un l’autre. Haïti fait semblant d’ignorer la République dominicaine mais vit sous sa domination au point qu’aujourd’hui presqu’aucune famille haïtienne ne peut consommer son repas quotidien sans y inclure un produit dominicain. C’est le fruit d’un autre regard plus intelligent et plus pragmatique des Dominicains sur Haïti. Ce n’est pas un hasard et on peut le faire aussi. Comment ? Certes à partir d’une vision nationale globale de développement national, dont l’un des axes doit être un investissement important en République dominicaine dans une coopération bilatérale fructueuse, mais soutenue par un leadership diplomatique éclairé, compétent et laborieux.

Dans cette nouvelle visée, il est à remarquer que, mis à part quelques incidents qui ont occasionnellement troublé la paix établie – le conflit lié au massacre de 1937 a été honteusement tué dans l’œuf – les deux pays n’ont pas connu d’importantes tensions politiques depuis les dernières tentatives infructueuses de Soulouque de conquérir la partie orientale de l’île (1855) et la brève crise diplomatique de 1963 qui eut lieu sous la présidence de Bosch du côté dominicain et celle de François Duvalier du côté haïtien. Du reste, une multitude de problèmes peuvent être liés aux relations haïtiano-dominicaines. Le premier étant la faiblesse de l’action diplomatique qui est mise en place pour les résoudre, les trois autres concerneraient la migration, la sécurité et la convivialité frontalières et le commerce binational.

Évidemment, il est urgent d’aborder là-bas la question du réaménagement de notre présence diplomatique et consulaire. Par exemple, le consulat de Barahona ne peut plus desservir toute la région Sud. À défaut d’ouvrir un nouveau consulat frontalier à Jimani ou à Comendador, celui de Barahona pourrait être déplacé dans l’une de ces villes où les besoins sont plus grands. Par ailleurs, un nouveau leadership, compétent et motivé, à la tête de la diplomatie haïtienne à Santo Domingo, devra minimalement se donner, mis à part les moyens de sa politique, une feuille de route incluant les grands axes suivants et ces actions prioritaires correspondantes :

  • Migration et Accompagnement des étudiants : renégociation du Protocole d’accord de 1999 sur les mécanismes de rapatriement, développement de coopération binationale et inter-universitaire, orientation et bourse de soutien à la jeunesse estudiantine sur place, renforcement du service de documentation (correction des graves erreurs du PIDIH) et d’assistance légale aux travailleurs immigrants et membres de leur famille ;
  • Commerce binational et Échanges (trans)frontaliers : signature de nouveaux accords et de partenariats commerciaux, mise en valeur de nouvelles opportunités, appui à la gouvernance locale frontalière à travers l’Association des maires frontaliers (ANMF) en Haïti et le Comité intermunicipal transfrontalier (CIT), lutte conjointe contre la contrebande, soutien à l’ouverture de l’espace transfrontalier par l’application des dispositions légales sur « l’habitant frontalier» (Art. 36.6 de la Loi 285-04). À ce sujet d’importance, je rappelle que j’ai moi-même écrit en 2018 l’avant-projet de loi d’Haïti sur le statut d’habitant frontalier dans le cadre d’une consultation avec un consortium d’organisations de la société civile formant des deux côtés de la frontière Nord une table de dialogue binational ;
  • Sécurité et Protection des ressources naturelles partagées : promotion d’un partenariat binational structuré en matière de lutte contre la criminalité transnationale organisée ; création conjointe d’un cadre légal de gestion binationale des risques sanitaires ponctuels (cela aiderait tellement aujourd’hui dans le contexte des menaces de la pandémie du Coronavirus) et des ressources frontalières partagées, notamment des cours d’eaux frontalières et des eaux-frontières, etc.

Bref, en matière de relations haïtiano-dominicaines, le manque à gagner pour nous est énorme. Si rien n’est fait, le peuple haïtien souffrira profondément, et ceci pour longtemps, des conséquences de la politique étrangère d’Haïti envers la République dominicaine qui n’a aucune orientation définie pour l’instant. Ceci est un plaidoyer ferme pour que la nouvelle orientation promise en tienne compte. Il faut urgemment investir chez le voisin dans une diplomatie méritocratique qui maitrise les enjeux binationaux. Il y va de l’intérêt supérieur des grandes priorités stratégiques de la nation. Haïti doit au moins se mettre sur la route qui pourra le conduire un jour à rattraper son voisin. L’antagonisme de l’autarcie n’étant plus de mise, l’instauration d’une coopération bilatérale, équilibrée et institutionnalisée, est définitivement un passage obligé et prometteur. À bon entendeur, salut !

Smith Augustin,

Doctorant en sociologie, Université Laval

Maitrise en droit international

Spécialiste des relations haïtiano-dominicaines

smithaugustin10@gmail.com

smith.augustin.1@ulaval.ca

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