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CHAIRE LOUIS-JOSEPH-JANVIER SUR LE CONSTITUTIONNALISME EN HAÏTI

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Déclaration sur la conjoncture découlant du dysfonctionnement du Parlement 7 février 2020

 La Chaire Louis-Joseph-Janvier sur le Constitutionnalisme en Haïti, rattachée à la Faculté des Sciences Juridiques et Politiques de l’Université Quisqueya, fidèle à sa mission d’éclairer la collectivité sur les questions constitutionnelles relatives au fonctionnement de nos institutions et influençant la vie politique et sociale, interpelée par une conjoncture qui remet en cause la légitimité des organes dirigeants, présente ici sa position sur le dysfonctionnement du Parlement et l’éventuelle compétence législative du Président de la République.

 I.- SUR LE DYSFONCTIONNEMENT DU PARLEMENT

 La cadence des élections prévue par la Constitution de 1987 n’a jamais pu être respectée. Elle n’est d’abord pas idéale parce que, si elle était respectée, elle maintiendrait le pays dans une ambiance perpétuelle de campagne électorale, clivante par essence et peu propice à la sérénité nécessaire pour la paix sociale et la gestion de la chose publique. Elle n’est ensuite pas justifiable financièrement en soustrayant pour ces joutes perpétuelles des ressources importantes d’un budget maigre, soutenu à bout de bras par la manne étrangère et peinant à satisfaire les besoins prioritaires de la nation. Elle bute enfin sur la mauvaise foi des acteurs politiques qui font que les calendriers prévus ne peuvent être respectés. Sur ce dernier point, la Chaire constate que le gouvernement et le Parlement partagent la responsabilité de la non-tenue des élections, le premier pour n’en avoir pas [2] créé les conditions politiques, le second pour n’avoir pas voté le budget devant allouer les ressources financières pour leur organisation. Il en résulte que les députés sortants n’ont pas été remplacés et que la Chambre se retrouve vide, le Parlement se retrouvant amputé d’une de ses composantes essentielles. Quant au Sénat, la Chaire constate un imbroglio juridique né de la coexistence de dispositions constitutionnelles d’égale valeur mais contradictoires, et du heurt de dispositions simplement législatives avec la norme constitutionnelle.

En effet, les sénateurs sont élus pour six ans (art. 95 Constitution), mais le Sénat se renouvelle par tiers tous les deux ans (art. 95-3 ibid.). Ces articles se complètent harmonieusement quand le calendrier électoral est scrupuleusement appliqué. Mais quand celui-ci se grippe, elles se télescopent sans que l’on puisse déterminer laquelle prédomine ; et chacun peut valablement se prévaloir de l’une ou de l’autre sans que la question ne soit jamais résolue de manière concluante.

En raison de circonstances qu’il n’appartient pas à la Chaire de juger mais qu’elle ne peut que déplorer, les échéances électorales prévues n’ont pas été respectées. Pour tenter de faire coïncider le temps électoral et le temps constitutionnel, les diverses lois électorales, dont la dernière, pour respecter l’exigence constitutionnelle du renouvellement par tiers, en s’inspirant des dispositions transitoires de la Constitution de 1987 (art. 288) qui sont épuisées et ne peuvent plus s’appliquer, ont établi une hiérarchie entre les sénateurs élus en fonction du nombre de voix obtenues ; certains étant élus pour six ans, d’autres pour quatre ans et les derniers pour deux ans. Ces dispositions législatives violent le principe constitutionnel du mandat sénatorial de six ans dont il est compréhensible que les sénateurs concernés se prévalent.

 Mais il est aussi vrai que, selon la Constitution, le Sénat doit tous les deux ans se renouveler par tiers et qu’il y a deux ans, des élections auraient dû se tenir pour remplacer dix sénateurs. Du fait de l’absence d’élections, un accord verbal leur a permis de rester en fonction. La Chaire rappelle qu’aucune convention particulière ne peut porter sur des questions qui sont hors du commerce et dont les parties n’ont pas la libre disposition. Le mandat des élus est de celles-là. Il est donc inconcevable qu’un accord, qui pis est, verbal et non signé, ait pu être conclu et même appliqué. L’application de ce même principe concernant le renouvellement par tiers conduit à opiner à l’expiration du mandat de dix autres sénateurs au deuxième lundi de janvier 2020.

 La Chaire constate malheureusement que le respect d’une norme constitutionnelle conduit, en raison de l’irresponsabilité des acteurs politiques, à la non-application d’une autre norme constitutionnelle qui lui est égale. Elle rappelle par ailleurs que l’inconstitutionnalité d’une loi n’est pas de plein droit ; que la loi est applicable tant qu’elle n’a pas été déclarée inconstitutionnelle par une juridiction compétente.

La Chaire constate qu’à ce jour, le Tribunal Constitutionnel, institué lors des amendements constitutionnels de 2011, sur la valeur desquels la Chaire s’est déjà prononcée, n’a pas été constitué et que sa loi organique est inexistante.

Pour toutes ces raisons, la Chaire ne peut que prendre acte que la Chambre des Députés est vide et que, de fait, le Sénat se retrouve amputé des deux tiers de ses membres.

L’Exécutif se retrouve donc seul à gouverner le pays, ce qui appelle des réflexions que la Chaire partage avec la collectivité.

II.- SUR LA COMPÉTENCE LÉGISLATIVE DU PRÉSIDENT JOVENEL MOÏSE

La Constitution de 1987 établit une séparation stricte des trois pouvoirs, aucun ne pouvant empiéter sur les compétences des deux autres (art. 60-1), la compétence législative étant du ressort exclusif du Parlement, l’Exécutif ne disposant que d’un pouvoir réglementaire exercé par le Premier Ministre (art. 111 et 159).

Toutefois, à cause des soubresauts de notre vie politique, le pays a vécu, après 1986, des périodes pendant lesquelles le Parlement était inexistant et le gouvernement n’était pas issu du suffrage universel. Confrontés à la nécessité de gouverner, les gouvernements de ces périodes ont trouvé dans l’inexistence du Parlement, la justification pour légiférer par décrets de manière à faire face aux exigences de ces temps. Ont bénéficié de cette conjoncture le Conseil National de Gouvernement (1986-1988), les gouvernements du Gal. Prosper Avril (1988-1990) et de Mme Ertha PascalTrouillot (1990-1991), le gouvernement de transition présidé par M. Boniface Alexandre (2004-2006). On leur doit des décrets qui reçoivent encore aujourd’hui application sur des sujets aussi divers que l’abolition de la mort civile, la réglementation des armes à feu, l’impôt sur le revenu, le kidnapping, la fin de la discrimination contre les femmes en droit pénal et la création d’institutions telles que l’Unité de Lutte Contre la Corruption [4] (ULCC) ou l’Office National d’Identification (ONI). La légitimité et la constitutionnalité de ces décrets ayant force de loi n’ont jamais été remises en cause. Ces circonstances ne sont pas reproduites actuellement et le Président Moïse ne saurait s’en prévaloir.

 La situation que nous vivons aujourd’hui s’apparente de préférence à bien des égards à celles de 1995 et de 2015 où, consécutivement au retard pris dans l’organisation des élections aux dates prévues, le pays se retrouva sans Chambre des Députés et avec un Sénat dysfonctionnel. Le Président Aristide profita de l’intermède entre deux législatures pour promulguer des décrets portant notamment sur la retraite anticipée le 28 mars 1995 et l’organisation judiciaire le 22 août 1995. La promulgation de ces décrets fut perçue comme un accroc à la séparation des pouvoirs, car le retour à l’ordre constitutionnel et l’existence des trois pouvoirs privaient l’Exécutif de la possibilité de légiférer. Ainsi qu’il fallait s’y attendre, ces deux décrets firent séparément l’objet de recours en inconstitutionnalité par devant la juridiction alors compétente, la Cour de Cassation, motif pris de l’empiètement du Pouvoir Exécutif sur les compétences du Pouvoir Législatif au mépris du principe de la séparation des pouvoirs édicté à l’article 60-1 de la Constitution. Toutefois, par deux fois, la Cour de Cassation rejeta ces recours (Cass. Sect. Réunies, 18 juillet 1996, Gaetjens c. État ; Cass. Sect. Réunies, 23 juin 2000, Quay c. Best Beverage Inc.). La Chaire croit utile de reproduire ici le motif décisoire de l’arrêt du 23 juin 2000 selon lequel « le Président de la République, comme chef du Pouvoir Exécutif, a été amené à promulguer le Décret du 22 août 1995 relatif à l’Organisation Judiciaire, en lieu et place du Pouvoir Législatif parce que ce pouvoir n’existait pas à l’époque, et parce que l’Exécutif avait mandat pour ce faire, en vertu de l’article 136 de la Constitution qui l’habilitait à assurer la fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l’État » et que de ce fait « le décret est donc conforme aux prévisions de la Constitution ». La même situation s’étant reproduite en 2015, fort de cette jurisprudence, le Président Martelly promulgua un certain nombre de décrets créant par exemple l’Agence Nationale de Régulation du Secteur de l’Énergie (ANARSE), régissant l’administration électronique ou organisant les élections. Ces décrets sont en application et n’ont jamais été attaqués. Le Président Moïse pourrait donc s’estimer fondé à légiférer par décrets en raison de l’absence du Parlement.

Mais la Chaire considère que la situation que nous vivons aujourd’hui diffère de celles qui viennent d’être rappelées sur un point essentiel. En 1995, lorsque le Président Aristide profita du hiatus entre deux législatures, il disposait d’un gouvernement, celui de M. Smarck Michel, dont la composition et la politique générale avaient été approuvées par les deux chambres du Parlement et qui bénéficiait donc d’une pleine légitimité [5] démocratique. En 2015, le Président Martelly pouvait s’appuyer sur un gouvernement, celui de M. Evans Paul, résultant d’un consensus entre les diverses forces politiques lui conférant une certaine légitimité, à défaut de légalité. Or, le Président Moïse est aujourd’hui assisté d’un gouvernement démissionnaire depuis le départ de M. Jean-Henry Céant, ayant à sa tête un Premier Ministre par intérim, M. Jean-Michel Lapin, qui ne peut que liquider les affaires courantes. Un gouvernement démissionnaire qui expédie les affaires courantes est un gouvernement à qui le Parlement a retiré sa confiance, qui ne peut donc s’appliquer qu’aux tâches relevant de la gestion journalière. Ce concept ne peut couvrir des choix politiques nouveaux. Prendre des décrets, contresignés par tous les membres du gouvernement, c’est légiférer. Légiférer consiste à concevoir ou mettre en œuvre des politiques nouvelles, légiférer modifie l’ordonnancement juridique et engage l’avenir du pays. Ceci sort manifestement du cadre de la liquidation des affaires courantes et ne peut donc émaner d’un gouvernement démissionnaire.

 Pour toutes ces raisons, la Chaire estime que le Président Moïse, assisté d’un gouvernement démissionnaire gérant les affaires courantes ne dispose pas de la légitimité nécessaire pour légiférer par décrets.

 Néanmoins, en se dotant, sur la base d’un accord politique avec les différents acteurs, par arrêté d’un autre gouvernement et quoique celui-ci, pour des raisons de fait, ne puisse recevoir l’onction parlementaire, le Président peut promulguer des décrets en circonscrivant strictement son action à l’intérieur de la mission à lui confiée par l’article 136 de la Constitution, celle de pourvoir au bon fonctionnement des institutions et d’assurer la continuité de l’État, ainsi que le rappelait la Cour de Cassation pour justifier la constitutionnalité des décrets promulgués en 1995.

Concrètement, il revient au Président de créer les conditions d’un retour au plus tôt à la normalité constitutionnelle en facilitant l’adoption d’une nouvelle Constitution et le rétablissement du Parlement.

En conclusion, la Chaire constate pour les déplorer des situations de crise auxquelles la Constitution en vigueur n’apporte aucune réponse satisfaisante. La carence du Parlement et la présence d’un Président dépourvu de gouvernement légitime handicapant sa capacité à gouverner s’ajoutent aux autres défauts relevés par la Chaire dans ses travaux antérieurs. La Chaire saisit donc cette occasion pour souligner encore une fois la nécessité d’une révision constitutionnelle d’ensemble qui dote le pays d’une charte véritablement démocratique, instituant une mécanique institutionnelle réaliste et qui ne soit pas, comme l’actuelle, source de [6] blocages. Conformément à sa mission, elle se tient prête à contribuer à cette tâche.

Claude MOÏSE Titulaire de la Chaire Bernard H. GOUSSE Doyen de la Faculté des Sciences Juridiques et Politiques Mirlande HYPPOLITE-MANIGAT Professeure de Droit Constitutionnel

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