Un rapport remis par le Centre d’Art à l’Organisation des États Américains (OEA) met en lumière l’ampleur de la dégradation des conditions de vie et de création des artistes haïtiens, frappés de plein fouet par la violence armée. Cet état des lieux, alarmant, appelle à un sursaut politique, culturel et social pour sauver un secteur vital de l’identité nationale.
Les communautés artistiques de Noailles, Grand-Rue, Carrefour-Feuilles, Bel-Air et Tabarre sont aujourd’hui les témoins directs de l’effondrement sécuritaire. Réalisé entre novembre 2024 et juin 2025 dans le cadre du projet « Ann kwape tout fòm vyolans avèk lakilti », ce rapport repose sur des questionnaires, des entretiens individuels et des visites de terrain. Il révèle des chiffres sans appel :
- 66,9 % des artistes ont dû abandonner leur espace de travail ;
- 68,5 % ont perdu leur matériel ou leurs équipements ;
- 82 % n’ont plus de lieu sécurisé pour créer ;
- 65,2 % citent l’insécurité comme obstacle principal à la poursuite de leur activité.
Ce n’est pas seulement la création qui est menacée, mais la continuité même d’un patrimoine vivant.
Des vies bouleversées, des identités fragilisées
Pour les sculpteurs de Noailles ou les peintres de Grand-Rue, l’atelier est bien plus qu’un lieu de production : c’est un espace d’appartenance, de transmission et de résistance. Sa destruction par les gangs armés ne relève pas uniquement de la perte matérielle. Elle emporte avec elle une mémoire collective, un ancrage dans la communauté, un lien direct entre l’artiste et son territoire.
Au-delà des chiffres, c’est le témoignage d’une lente érosion du tissu artistique que documente ce rapport. Les artistes, hommes et femmes, se retrouvent déplacés, marginalisés et parfois réduits au silence.
La voix forte de Jacky Lumarque, Recteur de l’Université Quisqueya
Présent à la cérémonie de remise de matériels organisée le 14 juillet au Centre de conservation des biens culturels de l’Université Quisqueya, Jacky Lumarque a livré une déclaration puissante, à la fois sensible et politique :
« C’est avec un sentiment mitigé que j’ai pris part à cette cérémonie […] Une façon de réarmer ces artistes en les mettant en condition pour continuer à produire et à créer de la beauté. […] Dans un contexte de sauve-qui-peut général nourri par l’instinct de conservation, nous sommes élevés à une dimension supérieure de l’être, où la haine, la violence et la mort se désemparent devant la puissance du créateur artistique ».
Loin d’un simple geste symbolique, cette intervention souligne l’importance de reconstruire les fondations culturelles du pays, en misant sur la résilience artistique comme levier de cohésion nationale.
Une réponse multiforme, mais insuffisante
Depuis novembre 2024, le Centre d’Art a entrepris plusieurs initiatives pour répondre à l’urgence : aide au déménagement d’œuvres, relocalisation dans des espaces sécurisés, formation à la conservation en contexte de conflit. La cérémonie du 14 juillet, appuyée par le Musée virtuel de la Révolution haïtienne (dirigé par Olsen Jean Julien) et l’Alliance internationale pour la protection du patrimoine, a marqué une étape importante.
Mais ces actions, bien que nécessaires, restent ponctuelles. Le Centre d’Art insiste désormais sur la nécessité d’une stratégie de reconstruction culturelle durable, incluant :
- des aides financières d’urgence,
- l’accès sécurisé à des marchés et circuits de diffusion,
- des espaces de création protégés,
- une couverture sociale adaptée,
- et un accompagnement à la structuration professionnelle des artistes.
Un devoir de mémoire et de projection
Remis à l’OEA dans le cadre du programme « Chanjman Bel n ap fè 1 », avec l’appui du Gouvernement du Canada et de la Fondation Panaméricaine de Développement, ce rapport est plus qu’un diagnostic. Il appelle à repenser la place de la culture dans la reconstruction d’Haïti.
Dans un pays blessé, la création reste une forme de résistance. Et les artistes haïtiens, bien qu’exilés dans leur propre nation, continuent de sculpter l’espoir.
Hector Marcoslev