Pendant des décennies, le bœuf a occupé une place centrale dans l’économie rurale haïtienne. Il nourrissait les familles, finançait l’éducation des enfants et garantissait une certaine autonomie alimentaire. Aujourd’hui, le cheptel bovin s’effondre, le lait local est devenu un luxe et la viande de bœuf se fait rare sur les marchés. Derrière cette disparition silencieuse se cache une crise profonde, révélatrice de l’abandon progressif de l’agriculture nationale.
Quand les bœufs faisaient partie du quotidien
Dans la mémoire collective haïtienne, le bœuf n’était pas un produit rare. Il faisait partie du décor rural, au même titre que les champs de maïs ou les rivières. Dans les campagnes, posséder un ou deux bœufs signifiait une forme de sécurité. On les utilisait pour les travaux agricoles, on vendait un animal en cas d’urgence, et le lait frais faisait partie de l’alimentation quotidienne.
« Le bœuf était notre banque. Quand un problème arrivait, on vendait un animal », raconte Jean-Baptiste Louidor, ancien éleveur du Plateau Central.
Selon les données agricoles disponibles, Haïti comptait autrefois plus d’un million de têtes de bovins, réparties dans plus de la moitié des exploitations agricoles du pays. Aujourd’hui, ce chiffre a chuté de manière alarmante, traduisant une perte massive de capital productif en milieu rural.
Le lait local : d’une habitude à un produit de luxe
Il fut un temps où boire du lait de vache local était courant, notamment dans les zones rurales. Ce n’est plus le cas. Aujourd’hui, le lait produit localement est rare, cher et difficile d’accès.
Sur certains marchés, un gallon de lait local peut coûter entre 500 et 700 gourdes, alors que plus de 60 % de la population haïtienne vit sous le seuil de pauvreté. Cette situation a poussé les ménages à se tourner massivement vers le lait importé.
Les estimations montrent que plus de 80 % du lait consommé en Haïti est aujourd’hui importé, principalement sous forme de lait en poudre. Pourtant, le pays disposerait encore d’environ 500 000 vaches adultes, capables de produire théoriquement plus de 140 000 tonnes de lait par an. En réalité, la production nationale n’atteint qu’une fraction de ce potentiel.
« Nous avons les animaux, mais pas les moyens ni l’encadrement pour produire suffisamment », explique un technicien agricole.
La viande de bœuf presque absente des marchés
La raréfaction du bœuf se reflète également sur les étals des marchés publics. Dans plusieurs villes, la viande de bœuf locale est devenue difficile à trouver. Les consommateurs se rabattent sur le poulet importé ou sur des viandes congelées venues de l’étranger.
En 2022, la production nationale de viande bovine était estimée à approximativement 50 000 tonnes, un volume insuffisant pour une population de plus de 11 millions d’habitants. Résultat : près de deux tiers de la viande bovine consommée dans le pays proviennent de l’importation, aggravant le déficit commercial déjà préoccupant.
La terre au béton : disparition des espaces de pâturage
L’un des facteurs majeurs de la disparition progressive du bœuf en Haïti est la pression foncière. Les terres agricoles, autrefois réservées aux cultures et au pâturage, sont progressivement absorbées par la construction.
Chaque année, des milliers d’hectares de terres agricoles sont perdus au profit de l’urbanisation non planifiée. Dans des zones comme la plaine du Cul-de-Sac, d’anciens pâturages ont laissé place à des blocs de béton.
« Là où mes bœufs mangeaient, il y a aujourd’hui des maisons », témoigne un éleveur contraint d’abandonner son activité.
Sans espace pour nourrir le bétail, l’élevage devient économiquement impossible.
Insécurité et décapitalisation paysanne
À cette pression foncière s’ajoute l’insécurité. Le vol de bétail est devenu fréquent dans plusieurs régions rurales. Posséder un bœuf représente désormais un risque.
Face à l’inflation et à la précarité économique, de nombreuses familles paysannes ont été contraintes de vendre leurs derniers animaux pour survivre. Ce phénomène de décapitalisation paysanne accélère la disparition du cheptel et fragilise encore davantage les communautés rurales.
« On vend le bœuf pour manger aujourd’hui, mais on perd l’avenir », résume un agriculteur de l’Artibonite.
Une dépendance alimentaire inquiétante
La chute de la production bovine a des conséquences directes sur la souveraineté alimentaire du pays. Haïti dépend de plus en plus des importations pour satisfaire ses besoins en lait et en viande.
Cette dépendance expose la population aux fluctuations des prix internationaux et pèse lourdement sur l’économie nationale. Le déficit commercial haïtien dépasse aujourd’hui 3 milliards de dollars américains par an, en grande partie à cause des importations alimentaires.
L’absence de vision politique
Malgré l’ampleur du problème, l’élevage bovin reste marginal dans les politiques publiques. Les éleveurs manquent d’accès au crédit, aux services vétérinaires et à l’encadrement technique. Aucun programme national structuré de relance du cheptel bovin n’a été mis en œuvre de manière durable.
« Sans une politique agricole claire, le bœuf haïtien est condamné à disparaître », alerte un spécialiste du secteur.
Repenser l’avenir de la filière bovine
Pourtant, la disparition du bœuf n’est pas une fatalité. La protection des terres agricoles, le soutien aux éleveurs, l’amélioration génétique du cheptel et la relance de la production laitière locale pourraient inverser la tendance.
Mais cela exige une volonté politique forte et une reconnaissance du rôle stratégique de l’agriculture dans le développement du pays.
Conclusion
La disparition progressive du bœuf en Haïti est bien plus qu’un problème agricole. Elle symbolise l’effritement d’un modèle rural, la perte d’une autonomie alimentaire et l’abandon silencieux des paysans. Si rien n’est fait, le bœuf — autrefois pilier de la société rurale haïtienne — ne survivra plus que dans les souvenirs.
Olry Dubois, Agroéconomiste
