En Haïti, des milliers de personnes meurent chaque année de cancers non diagnostiqués, faute de centres de dépistage, d’infrastructure médicale et d’information. Alors que la communauté internationale multiplie les campagnes de prévention, le pays reste l’un des rares de la région sans véritable stratégie nationale de lutte contre le cancer. Une crise silencieuse, invisible, mais dévastatrice, qui frappe au cœur même des familles haïtiennes.
Le cancer, deuxième cause de mortalité dans le monde, est presque invisible en Haïti. Selon les chiffres de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), près de 10 millions de personnes meurent du cancer chaque année, faisant de cette maladie la deuxième cause de mortalité dans le monde, derrière les maladies cardiovasculaires.
Pourtant, en Haïti, le cancer reste largement sous-estimé et sous-documenté. Les données officielles sont limitées, fragmentées, souvent obsolètes. Le pays ne dispose ni d’un registre national du cancer, ni d’un programme public structuré de dépistage, contrairement à la majorité des pays de la Caraïbe.
Selon les estimations du Global Cancer Observatory (GLOBOCAN), environ 7 700 nouveaux cas de cancer seraient diagnostiqués chaque année en Haïti – un chiffre probablement en dessous de la réalité, puisque la majorité des malades ne sont jamais dépistés ou ne consultent qu’à un stade terminal.
Un oncologue basé à Port-au-Prince, qui préfère garder l’anonymat, résume la situation ainsi :
« En Haïti, la plupart des patients viennent trop tard. Ce n’est pas parce qu’ils sont négligents, mais parce qu’ils n’ont aucune possibilité d’être dépistés à temps. Le cancer ici est une maladie silencieuse justement parce que personne ne l’écoute ».
Une absence quasi totale de centres de dépistage
Dans de nombreux pays, les cancers les plus courants – du sein, du col de l’utérus, de la prostate – sont détectés grâce à des programmes de dépistage systématiques.
En Haïti, la réalité est toute autre :
• Aucun centre national de dépistage du cancer n’existe.
• Les quelques structures capables de faire des mammographies, coloscopies, scanners ou biopsies sont privées et coûteuses.
• Le pays ne possède aucun appareil de radiothérapie public.
• La plupart des départements ne disposent même pas d’un oncologue.
Résultat : 80 % des cas de cancer sont diagnostiqués à un stade avancé, souvent quand les métastases ont déjà gagné plusieurs organes. À ce stade, le traitement est non seulement coûteux, mais aussi beaucoup moins efficace.
Une infirmière travaillant dans un petit dispensaire du Plateau Central confie :
« On voit beaucoup de femmes qui présentent des masses au sein depuis des mois, parfois même des années. Elles ne savent pas ce que c’est. Souvent, elles pensent à une infection ou une inflammation. Elles n’ont nulle part où aller pour faire un examen. Le temps qu’elles comprennent, c’est trop tard ».
Cancer du col de l’utérus : un fléau évitable qui tue en silence
L’un des cancers les plus meurtriers en Haïti est pourtant l’un des plus faciles à prévenir : le cancer du col de l’utérus, causé par le papillomavirus humain (HPV).
• En Haïti, il figure parmi les premières causes de décès chez les femmes.
• La majorité des pays du continent disposent d’un programme de détection du HPV ou d’un dépistage régulier via le test Pap.
• En Haïti, moins de 15 % des femmes ont déjà effectué un test Pap au cours de leur vie, selon les rares enquêtes disponibles.
L’absence de vaccination systématique contre le HPV aggrave encore la situation.
Pourtant, un simple test Pap tous les trois ans pourrait réduire jusqu’à 80 % des décès liés à ce cancer.
Cancer du sein : les femmes meurent faute d’un simple examen
Dans le monde, le cancer du sein est le cancer le plus diagnostiqué chez les femmes.
En Haïti, il prend une dimension encore plus tragique :
• Très peu de centres proposent des mammographies.
• Le coût moyen (50 à 150 USD) est hors de portée pour la majorité des femmes.
• Les examens cliniques précoces sont rares.
Beaucoup de femmes ne consultent qu’après avoir remarqué une grosseur douloureuse, signe d’un cancer déjà avancé.
Selon un rapport du MSPP publié il y a quelques années, plus de 70 % des patientes atteintes du cancer du sein arrivent en phase terminale, sans possibilité de chirurgie conservatrice.
Une militante de santé communautaire du Nord déclare :
« Une mammographie est un luxe en Haïti. Beaucoup de femmes préfèrent attendre, espérer, prier. Mais la foi ne remplace pas la médecine. Sans accès au dépistage, elles n’ont aucune chance ».
Cancer de la prostate : le tueur silencieux des hommes haïtiens
Le cancer de la prostate est l’un des cancers les plus fréquents chez les hommes noirs, et les Haïtiens en particulier.
Pourtant, très peu d’hommes effectuent un dépistage via le test PSA ou un examen clinique.
Dans plusieurs départements, il n’existe aucun urologue.
Les hommes, souvent par peur ou par tabou, consultent tardivement, parfois lorsque la douleur osseuse devient insupportable.
Un système de santé incapable d’absorber la demande
Haïti ne compte que :
• Quelques dizaines de médecins formés en oncologie.
• Très peu de pathologistes capables de lire des biopsies.
• Aucune infrastructure publique de chimiothérapie modernisée.
• Aucun appareil de radiothérapie fonctionnel dans le public.
La conséquence est dramatique :
Des milliers de malades doivent voyager en République dominicaine, à Cuba ou aux États-Unis (Miami) pour se faire traiter — ce qui est impossible pour la majorité.
Un médecin de l’Hôpital Universitaire Justinien résume :
« Le cancer tue en silence parce que l’État haïtien ne s’en occupe pas. On laisse les familles gérer seules une maladie qui dépasse leurs moyens ».
Le poids social et économique d’une maladie ignorée
En Haïti, la majorité des victimes du cancer sont des parents, des chefs de famille, des femmes marchandes, des travailleurs informels.
Lorsqu’un membre de la famille tombe malade :
• Les dépenses médicales peuvent dissoudre toutes les économies.
• Les revenus disparaissent.
• Les enfants arrêtent l’école.
• La famille bascule dans la pauvreté extrême.
Le cancer n’est donc pas seulement une maladie :
C’est une catastrophe économique pour des milliers de foyers haïtiens.
Pourquoi le cancer reste-t-il invisible en Haïti ?
Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette invisibilité :
1. Manque total de dépistage
2. Absence de politique publique claire
3. Insuffisance de médecins spécialisés
4. Pauvreté généralisée
5. Tabous autour de la maladie
6. Méconnaissance des symptômes
Dans un pays où l’insécurité, le choléra, la malnutrition et les catastrophes naturelles dominent l’actualité, le cancer devient une crise oubliée, un problème qu’on ne voit qu’à travers les annonces de décès sur Facebook.
Vers une stratégie nationale : une urgence absolue
Pour inverser la tendance, plusieurs actions sont indispensables :
• Créer un registre national du cancer
• Établir au moins un centre de dépistage public par département
• Introduire des campagnes annuelles de dépistage du col de l’utérus, du sein et de la prostate
• Rendre accessible la vaccination contre le HPV
• Former davantage d’oncologues, de radiologues et de pathologistes
• Intégrer le cancer dans les politiques de santé publique
• Subventionner les examens essentiels (mammographies, PSA, test Pap)
Ce sont des mesures simples, réalistes, mais qui demandent une volonté politique forte.
Le cancer n’est pas une fatalité, mais le silence l’est
Le cancer n’est pas une maladie de riches, ni une malédiction.C’est une réalité médicale qui peut être combattue avec des outils modernes, accessibles et efficaces.Mais en Haïti, le silence tue autant que la maladie.
Tant que le pays ne disposera pas de centres de dépistage, tant que les gens devront se débrouiller seuls, tant que l’État ne fera pas du cancer une priorité nationale, des milliers d’Haïtiens continueront à mourir dans l’ombre, sans diagnostic, sans soins, sans voix.
Et pourtant, il suffirait d’un peu d’organisation, d’éducation et de volonté pour sauver des vies.
Olry Dubois
