La nostalgie Duvalier en Haïti : entretien et conversation avec les moins jeunes et les jeunes ( 1ere partie)
11 min readLes images postées par un ami et les paroles qu’il a tenues m’ont vivement frappé! Il s’agit des images de la Grand’Rue de Port-au-Prince et du Champs de Mars vers les années 1970 suivies de celles des mêmes endroits en 2021. Ces images ont été publiées par un étudiant en sociologie de l’Université D’État D’Haïti (U.E.H) très proche de moi. Je me suis enquis sur la motivation de ses « posts ». Il m’a confié sans langue de bois que ce qui nous reste de mieux à l’heure actuelle remonte à l’administration des Duvalier. En fait, l’attitude de cet étudiant qui n’a pas encore atteint la trentaine est loin d’être anodine. Il s’inscrit dans une idée assez répandue qui veut que les conditions de vie dans l’Haiti d’avant 1986 étaient bien meilleures par rapport à celles d’aujourd’hui. Hier encore, je me posais la question suivante, qui n’a pas rencontré au moins un quinquagénaire, voire un quadragénaire avancé qui lui parle avec des propos empreints de nostalgie de la vie nocturne d’avant 1986, d’une activité touristique florissante, d’un pays sécure, d’une hygiène publique impeccable et de certains programmes sociaux pour venir en aide aux petites bourses? En un mot, il semblerait que les résultats aigres-doux de l’expérience politique post-1986 aient déçu beaucoup d’Haïtiens. Aussi, pour bon nombre de nos compatriotes, malgré certains excès regrettables et condamnables de l’administration des Duvalier, celle-ci fait office de ce qu’on appelle par oxymore << le bon vieux temps >>. Ainsi, dans une conversation que j’ai eue avec un homme âgé de Port-au-Prince, il me disait d’un air plein de regrets : << aaaaah pitit gason m, se yon tan ki ale ki p ap janm tounen ankò >>. Les propos de cette personne née sous le Président Lescot font penser au sociologue français D’Ans, qui disait : << … il est profondément inexact de croire que les trentes années de duvalierisme constituent une parenthèse regrettable … >> (1987, p. 206).
La nostalgie est un état d’âme caractérisé par le regret des souvenirs du passé. En ce sens, elle englobe les sentiments, les pensées, les images liées à un temps révolu (André, 2020, paragr. 2, paragr. 5). Provoquée par un lamento sur la disparition du passé et les méfaits de la situation présente, la nostalgie est l’attitude du sujet qui prend refuge dans la situation d’autrefois pour fuir l’inconfort du présent (Angé et Berliner, 2015, paragr. 2). En ce qui concerne les Duvalier, je ne peux compter le nombre de fois où l’on fait référence à eux dans les différentes déconvenues vécues par l’Haïtien et/ou l’Haïti de l’expérience politique post-1986. Me vient immédiatement à l’esprit ce chroniqueur sportif d’une émission très prisée de la capitale qui se plaint de l’ingérence des représentants diplomatiques de certains pays étrangers dans les affaires internes du pays, il disait à son co-présentateur, à l’époque des Duvalier, “ils se seraient abstenus de se comporter ainsi”. L’effritement de l’autorité de l’État dans le contexte actuel et la perte de la souveraineté nationale aboutissent à cette même façon de pensée chez plusieurs personnes.
Ayant étudié la psychanalyse, je connais très bien la capacité de la psyché humaine à conserver les traces des événements du passé pour les faire réapparaître de manière déformée après un temps de latence relativement long (Freud, 1939, pp. 90-91). Dans un sens beaucoup plus large, Jung (1993, pp. 117-141) a même parlé d’un inconscient collectif ou supra-individuel qui a conservé et fait parvenir jusqu’à l’homme d’aujourd’hui non seulement les représentations et les images originelles du passé ou archétypes mais aussi les légendes, les mythes et les symboles de lointaines civilisations. Cela est rendu possible grâce à la capacité du non-moi, c’est-à-dire la part de psyché collective présente dans l’appareil psychique de chacun, de transmettre ce que l’homme possède comme patrimoine psychologique. Cela m’amène à envisager que les déceptions engendrées par l’expérience politique post-1986 ravivent les souvenirs du temps des Duvalier chez de nombreux Haïtiens et provoquent en eux du regret, car, trop souvent l’expression : << sou Divalye sa pa t konsa >> vient et revient sur les lèvres de l’Haïtien constatant les limites de l’expérience dite démocratique. C’est pourquoi j’utilise le concept de nostalgie pour désigner cette attitude. Pour éviter de sombrer dans de vaines élucubrations et surtout pour donner un fondement empirique à ce travail, j’ai réalisé trois (3) entretiens non-directifs avec trois (3) personnes qui ont vécu sous le règne des Duvalier. Il s’agit d’une septuagénaire, d’une sexagénaire, d’un quadragénaire qui avait onze (11) ans en 1986. J’ai également réalisé deux (2) entretiens non-directifs avec deux étudiants de l’Université d’État d’Haïti (U.E.H) pour voir si certains éléments de ce contenu nostalgique chez les moins jeunes ont été transmis aux jeunes. Ces étudiants ont respectivement vingt-huit (28) et vingt-neuf (29) ans. Ces cinq (5) entretiens non-directifs m’ont permis de recueillir les données qualitatives nécessaires à ce travail. De plus, je tiens à rapporter des paroles tirées des conversations que j’ai eues avec d’autres personnes qui se font l’écho de ma préoccupation.
Permettez-moi une utile digression en guise de brève revue de littérature. J’ai lu beaucoup d’ouvrages traitant en tout ou en partie de l’administration des Duvalier. Si la plupart du temps l’accent est mis sur les excès du régime dictatorial qui a été imposé, je découvre qu’ils ont légué au pays bon nombre d’institutions et d’infrastructures. En ce sens, les témoignages de Patrick Lemoine sur les conditions de détention aux Casernes Dessalines et à Fort Dimanche sont tristes, condamnables et même déshumanisantes. Bien que l’ouvrage de Diederich et de Burt (1986) dénigre Haïti, il est entre autres la chronique des faits marquants de la campagne électorale 1956-1957 et des faits saillants qui ont jalonné le règne de François Duvalier (22 octobre 1957 – 21 avril 1971). Pour Pierre-Charles (1969), la violence est la caractéristique du pouvoir duvalierien. Ce qui me surprend en tant qu’Haïtien, c’est qu’un professeur de la trempe de Pierre-Charles ait accepté que son préfacier, Juan Bosch, qualifie son pays « d’exemple de société en régression » tout en développant le concept d’haïtianisation pour désigner dans les pays de l’Amérique Latine, tout processus de développement qui a été enclenché et qui a ensuite reculé (p. 24).
Dans un excellent ouvrage sur l’histoire de l’église catholique en Haïti, le Père Smarth (2015, p. 290) a su gré à François Duvalier d’avoir réalisé l’indigénisation du clergé d’Haïti. Souci de l’État haïtien depuis la présidence de Fabre Nicolas Geffrard, Duvalier lui-même a donné un luxe de détails sur toute l’alchimie qu’il lui a fallu réaliser pour mener cette entreprise à bon port. En fait, c’était une victoire diplomatique pour Haïti et surtout pour les prêtres haïtiens, c’est ainsi que le Père Albert Dorélien félicitait François Duvalier en ces termes : << Président, vous avez réédité 1804 >> (Duvalier, 1969, p. 285). Du point de vue de Trouillot (1986), l’État duvalierien prend naissance au sein d’une crise sociétale aux aspects multiples. En réponse à celle-ci, François Duvalier opta pour une réponse totalitaire qui a créé plus de problèmes qu’elle n’en a résolus. Dans l’ensemble, Michel Wolf Trouillot a fait l’effort de ne pas centrer son analyse seulement sur les personnes de François et de Jean-Claude Duvalier, mais sur une panoplie de paramètres socio-structurels qui ont généré et maintenu l’État duvalierien. En fait, c’est une grande démarcation par rapport aux passions anti-duvalieristes qui ont marqué les travaux sur les Duvalier dans les mois d’euphorie et même les années qui ont suivis le 7 février 1986. Cependant, quand je sais que, selon Arendt (1990), le totalitarisme doit fondamentalement réposer une idéologie en vertu de laquelle on attribue à une catégorie de personnes les malheurs d’une société, qui par conséquent doit être exterminée pour le bonheur de celle-ci, qualifier l’État duvalierien de totalitaire paraît un peu excessif. Bien entendu, on peut me rétorquer que François Duvalier a pris le pouvoir sur la base d’une idéologie noiriste. À sa décharge, il n’a pas éliminé des mulâtres sur la base de la couleur de leur peau. De même qu’il n’a jamais vu en eux une catégorie de personnes à éliminer pour libérer Haïti, comme cela a été le cas des juifs dans l’Allemagne nazie. L’ouvrage du professeur Étienne (2011) est truffé de critiques acerbes contre l’administration des Duvalier cependant, il a parlé d’un boom économique sous l’administration de Jean-Claude Duvalier. Il retient pour indicateurs : l’augmentation du taux de croissance économique dans différents domaines d’activités; l’augmentation du revenu per capita; l’augmentation des exportations dans le domaine des industries légères. Les profits qui en ont découlé ont été réinvestis dans la construction et la réfection d’infrastructures routières. Dans le domaine des télécommunications, la Radio et la Télévision Nationale d’Haïti ont été créées. Il y a lieu de noter également : la création de l’Entreprise Nationale des Oléagineux (ENAOL); la révision à la hausse du salaire des agents de la force publique, etc. Tout cela a été rendu possible grâce à la création d’un climat socio-politique stable et favorable à l’investissement de capitaux étrangers (pp. 306-311). Bien entendu, les propos du professeur Sauveur Pierre Étienne ne font qu’effleurer les réalisations des vingt-huit (28) ans, trois (3) mois et quelques jours de l’administration de François et de Jean-Claude Duvalier. À ce propos, je conseille au lecteur l’ouvrage très bien documenté de l’historien Georges-Pierre (2004) pour de plus amples d’informations. Pour des raisons d’espace, je me borne à ce nombre restreint d’ouvrages. Cependant, les grandes lignes de la plupart de ceux que j’ai omis ne sont pas fondamentalement différentes de ceux que j’ai cités.
Par ailleurs, je suis étonné que l’immense documentation écrite qui existe sur l’administration des Duvalier ne rapporte pas certaines informations qui, tout en lui étant favorables sont en même temps significatives pour certaines personnes des couches sociales défavorisées qui ne s’intéressent pas de la politique, la politique en son sens weberien bien entendu, c’est-à-dire l’ensemble des moyens qui conduit à la participation au pouvoir ou à sa délégation (1919, p. 87). Il paraît qu’il y a une pensée dominante, un savoir savant qui, pour honnir l’image de Jean Claude et surtout de François Duvalier passent sous silence certaines informations positives dans le but de léguer à la postérité un portrait négatif de ces deux (2) personnages. Parallèlement, les actes répréhensibles de la plupart de ses opposants sont passés sous silence afin qu’ils soient considérés comme des victimes, des martyrs du bourreau pour lequel on fait passer François Duvalier. Aujourd’hui, qui parle du chauffeur et des gardes du corps de Simone et de Jean-Claude Duvalier froidement assassinés en prélude aux regrettables et condamnables événements du 26 avril 1963 (Florival, 2007, pp. 129-135) ? Qui parle des miliciens abbattus par Hector Riobbé en voulant venger son père (Gilot, 2006, pp. 306-308)? Bien que sous un angle psychologique, c’est un sentiment légitime et noble pour un fils à l’égard de son père. Je pourrais citer bien d’autres mais, j’en passe! Même certaines personnes qui ont fomenté des attaques armées contre François Duvalier, auxquelles il a réagi, sont mentionnées dans la liste de ses victimes. Par conséquent, il y a un contraste frappant entre le François Duvalier personnage macabre, cynique, obscurantiste et sans mérite construit dans beaucoup d’ouvrages et le François Duvalier conservé dans l’imaginaire de beaucoup de personnes, surtout celles de modeste condition. En ce sens, un professeur de lycée retient de lui l’image d’un homme d’État obsédé par la lutte contre le marché noir. C’est ainsi que son gouvernement faisait passer des personnes pour des acheteurs afin de vérifier si les commerçants respectaient les prix fixés par l’État. Par ailleurs, je me souviens qu’une professeure à l’Université d’État d’Haïti (U.E.H) a eu le courage d’avouer qu’il faut nuancer la question de la fuite des cerveaux qu’on reproche véhémentement à François Duvalier. En effet, après la décolonisation de l’Afrique en 1960, il y eut un programme de l’O.N.U visant à recruter des enseignants pour former les jeunes des pays africains ayant accédé à l’indépendance. À ce programme, les enseignants haïtiens ont participé avec engouement parce que les salaires et les conditions de travail proposés par l’O.N.Uétaient de loin meilleurs par rapport à ceux que le système éducatif haïtien pouvait leur offrir, disait-elle.
Jefferson N. Pierre-Louis, mémorand en psychologie à la Faculté Des Sciences Humaines (FASCH/U.E.H) ; jpierrelouis918@gmail.com.
Références
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