La rétro-ingénierie de l’histoire d’Haïti
5 min readLassés d’être la risée ou les souffre-douleurs des médias, nos congénères s’interrogent et remuent ciel et terre pour trouver un point d’appui aux fins d’accrocher la nation en perdition dans sa chute vertigineuse vers le néant. Presque tous se sont attelés à la tâche, mais j’adore l’approche de notre ami Eddy Cavé qui a opté de préférence pour la déconstruction de l’histoire, en remontant aux origines à la recherche du roseau manquant. Ce que je qualifie de rétro-ingénierie (ou Reverse-engineering en anglais).
Même si l’expression devient à la mode aujourd’hui, elle n’est pas nouvelle. On la trouvait au niveau scientifique depuis les débuts de la civilisation. On la rencontrait pour la première fois chez les Romains. Elle se définit par « l’étude d’un produit ou d’un système existant dans le but de déterminer son fonctionnement et la manière dont il a été conçu » (Larousse). Dans notre cas, elle englobe la décomposition de l’histoire en ses éléments.
Par un travail de titan effectué en se référant à plus de 90 auteurs, Cavé a brassé la cage en profondeur pour faire émerger des conclusions fort appréciées, consignées dans son dernier best-seller, paru sous le titre : « Haïti : Extermination des Pères fondateurs et pratiques d’exclusion ».
Il a passé au peigne fin tous les documents. Chaque virgule a été soumise à son analyse. Par exemple, pour toucher du doigt la forme d’ostracisme qui règne dans les mentalités, notre compatriote a bien décortiqué cette expression, retenue dans l’Acte de l’Indépendance, se référant au « pays qui nous a vus naître ». On percevait déjà, dans ce « nous », l’exclusion de tous ceux qui sont nés en Afrique et désignés sous le pseudonyme de « bossales ». Et pourtant, ces deux entités, bossales et créoles, s’étaient coalisées pour vaincre Napoléon.
Déjà, les signes préjudiciables de l’inimitié collective y prêtaient le flanc. Ces appellations indélicates qui soulignent au trait rouge la négation radicale d’un frère de combat, dans un monde soumis à une violence inouïe, ne confèrent aucune assurance. En méprisant l’humanité de l’autre par manque de jugement, en foulant au pied sa dignité par imbécillité, comme au temps révolu, les survivants de la géhenne s’étaient donné rendez-vous avec la discorde, au lieu de s’atteler à une dynamique de création.
Dans cet ouvrage arrivé à point nommé, dans une atmosphère de perturbation généralisée, où tous s’interrogent sans trouver la réponse adéquate à leur angoisse, Cavé ne s’est pas contenté de ressasser la petite histoire que le vaincu avait concoctée pour les « negroes ».
À la recherche de la cause de notre naufrage après une si singulière victoire, son flair d’écrivain l’a conduit aux premiers jours de la naissance du pays nouveau, pour déconstruire le narratif connu et rentrer dans l’intimité des 37 Pères fondateurs, qui avaient porté la jeune nation sur les fonts baptismaux. Dans les faits, « la disparition violente (assassinat, empoisonnement, etc.), de 16 des principaux signataires de l’Acte de l’Indépendance dans les 13 premières années du nouvel État, la scission du Nord, puis du Sud, confirmeront le désenchantement des parties et l’ampleur du malaise » (page 177), qui en disent assez long sur la division chronique laissée en héritage pour le malheur de cette nation.
D’entrée de jeu, il nous informe sur les ravages de l’exclusion sociale opérée dans le système par des décisions malicieusement élaborées depuis le début et jusqu’à présent. À preuve, il a noté pour nous, les remarques en 2019 de l’envoyé spécial du Brésil en Haïti et ex-chef de bureau de l’OEA à Port-au-Prince, Ricardo Seintenfus, lors d’une importante conférence à Paris sur les facteurs fondamentaux de la crise permanente haïtienne dont l’exclusion est l’un des freins principaux.
« Si l’ascension sociale, soutient-il, dans toute société a pour facteur déterminant le mariage, l’éducation, le travail, que sais-je, en Haïti, elle est déterminée à l’avance à l’intérieur de cercles très restreints » (page 10). L’analphabétisme demeure une autre contrainte. Dans l’arrière-pays, aucune école n’avait été érigée, tandis que le français demeurait la langue officielle. Tout était planifié à dessein. Dans la lorgnette des profiteurs, il fallait vivre en colons et rattacher la horde des noirauds à la terre. Dans les faits, « seule la couleur du maître avait changé ».
En effet, ces pseudos privilégiés n’avaient nullement cessé leur pratique d’exclusion contre la masse, au point d’empoisonner la vie des éléments nouvellement libres. Cette particularité avait fait école et s’était imprégnée dans la culture nationale, depuis le début, et jusqu’à aujourd’hui. Les formules les plus connues sont : « l’exclusion des affranchis par les blancs; des noirs par les affranchis ». Après la victoire, elles s’étaient concrétisées avec la mise au rancart « des Bossales par des Créoles et vice-versa; des femmes par les hommes; des protestants et des vaudouisants par les catholiques ». Ce trait culturel, si bien ancré, a accouché après 1986 du slogan : « Makout pa ladan » et la Constitution de 1987 a flirté avec le refrain : « Diaspora pa ladan ». Avant 1946, c’était : « Nèg nwè pa ladan » et durant les années terribles de Duvalier : « Milat pa ladan » (page 13). Où cette stupidité nous a-t-elle conduits? Cherchez l’erreur!
Ainsi, pour contrecarrer ce mal incurable qu’est le mépris érigé en système, le fonctionnement dans l’illégalité devient un art, la corruption, une culture, l’émigration, un dernier recours, et la politique pour s’enrichir le plus vite possible, une passerelle. « D’où la multitude de politiciens, qui s’entredéchirent, et la pléthore de partis politiques sans base populaire que nous connaissons aujourd’hui ». Donc, toutes les nuances d’exclusion, ou presque, ont été accouchées sur ce sombre tableau, pour expliquer les raisons de cette crise innommable et cette haine indicible entre frères de sang.
En conséquence, sans un virage historique à 180 degrés, Haïti ne connaîtra jamais la rédemption. Telle est ma conclusion!
Max Dorismond