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Les violations des droits des migrants haïtiens et de leurs descendants en République Dominicaine : pour une controverse autour d’un problème public

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Depuis la fin du XXe siècle, le non-respect des droits des migrants haïtiens et de leurs descendants en République Dominicaine est devenu un problème majeur. Il est vrai,  dès les années 1920, la migration massive des travailleurs  haïtiens vers la République voisine se déployait sur un fond d’exploitation qui rappelait étrangement le système esclavagiste de Saint-Domingue. Mais, c’est surtout à partir du génocide de 1937qui a coûté la vie à des dizaines de milliers d’Haïtiens (Suzy Castor, 1988) et, un peu plus tard, vers les années 1991, avec les premières vagues d’expulsion collective d’Haïtiens, que la question des droits des migrants commence à se poser avec une plus grande acuité. Malgré les conditions infrahumaines dans lesquelles vivaient les Haïtiens et leurs enfants dans les bateys dominicains durant presque tout le XXe siècle, il a fallu attendre la décennie des années quatre-vingt-dix, avec la création de plusieurs organisations de défense des droits des migrants,  tant en Haïti qu’en République Dominicaine, pour que les violations des droits  de cette catégorie deviennent un sujet d’attention, dont les deux Etats et certaines instances internationales tentent parfois  à s’emparer des enjeux. 

Depuis lors, en dépit de nombreux efforts de mobilisation et de dénonciation consentis par certains acteurs sociaux, le problème de violation systématique des droits des Haïtiens et de leurs descendants en République Dominicaine, semble rester en marge de l’agenda des deux Etats. Face à ce constat, nous avons été amenés à nous interroger sur ce problème aussi criant que récurrent de violation des  droits humains qui, malgré les remous qu’il suscite, ne parvient pas s’insérer à l’agenda politique des deux Etats haïtien et dominicain.

Cet article propose d’analyser le processus par lequel les violations des droits  des migrants haïtiens et de leurs descendants en République Dominicaine parviennent à s’instituer comme un mécanisme de régulation du problème migratoire haïtiano-dominicain, et d’élucider certains défis majeurs à la construction d’un véritable agenda binational où migration et droits humains se réconcilient. Ainsi, le texte  se divise en trois parties. En premier lieu, il présente une vue des termes actuels de la question migratoire haitiano-dominicaine. En deuxieme lieu, il analyse le processus par lequel les violations des droits humains sont construites comme une forme instituée de reponse au problème migratoire. Enfin, il propose quelques éléments de perspectives pouvant contribuer à un débat de fond sur cette problématique.

  • Vue  d’ensemble actuelle de la question migratoire haitiano-dominicaine

Depuis la fin du  XXe siècle, les mouvements migratoires entre Haïti et la République Dominicaine  s’inscrivent fondamentalement dans un contexte caractérisé par trois marqueurs principaux. En premier lieu, le déclin de l’industrie sucrière dans les caraïbes, initié depuis les années 1930. En  deuxième lieu, l’émergence d’autres secteurs comme le tourisme et les grandes infrastructures urbaines s’inscrivant dans une sorte de reconversion des économies de la région. En troisième lieu, la dégradation de plus en plus accrue des conditions de vie de la paysannerie,  de la classe ouvrière  et de la «classe moyenne » en Haïti, qui occasionne chez ces catégories sociales une véritable obsession du départ.

Il suffit simplement de regarder certains indicateurs socio-économiques pour comprendre la complexité des facteurs de répulsion qui, à côté des motivations individuelles, constituent sans conteste des déterminants non négligeables de la « fuite des Haïtiens » vers la République Dominicaine et d’autres pays de la région. Des statistiques récentes estiment qu’un quart (¼ ) de la population haïtienne vit en situation de pauvreté extrême  avec moins de 1,25 dollars américain par jour ; près de 60 %  des ménages haïtiens vivent en situation de pauvreté multidimensionnelle, car ils n’ont pas d’accès à au moins trois (3) des  sept (7) composantes de base du bien-être : éducation des enfants et des adultes, eau potable, assainissement amélioré, source d’énergie fiable, logement décent et sécurité alimentaire (Banque Mondiale, 2014) . A cela s’ajoutent des indicateurs démographiques démontrant un pays en incapacité d’exploiter le «bonus démographique » que représente la moitié de sa population âgée de 21 ans. L’accès à l’instruction constitue l’une des preuves palpables du délaissement de ce potentiel démographique lorsqu’on sait que 18% des jeunes de 15 à 24 ans révolus en Haïti n’ont aucun niveau d’instruction. Dans un tel contexte, il va sans dire que la migration vers d’autre pays participe d’une stratégie de survie, d’une quête existentielle des couches les plus faibles de la société haïtienne.

Dans la situation haïtiano-dominicaine, les trois dernières décennies sont marquées par un double constat. L’accroissement de vagues migratoires essentiellement informelles composées d’une main d’œuvre haïtienne non-qualifiée et l’utilisation massive de cette force de travail dans de nouveaux secteurs de l’économie dominicaine. Dans un tel contexte se développe le point d’ancrage d’une double dépendance. D’une part, Haïti continue à jouer le rôle de réserve de main d’œuvre non-qualifiée pour l’économie dominicaine, rôle qui lui a été attribué depuis l’occupation américaine de 1915 à 1934. D’autre part, l’utilisation de cette main d’œuvre fragilisée reste une  nécessité pour la République Dominicaine qui continue à en être largement dépendante. Evidemment, cette double dépendance ne signifie nullement que les deux pays se retrouvent dans une relation d’égalité au niveau économique, social et diplomatique. Au contraire, l’inégalité de pouvoir et de développement entre Haïti et la République sont des paramètres indiscutables qui influencent ce qui se joue dans le champ de la migration et, particulièrement, en matière de respect des droits des migrants. Toutefois, cette double dépendance, loin d’être un problème en soi, constitue un angle d’attaque potentiel pour les deux États s’ils veulent  effectivement  se mettre autour d’une table pour dialoguer sur la question migratoire. Pour y parvenir, il y a nécessité de reconnaître l’urgence que représente cette réalité épouvantable et historique de négation des droits des migrants.

  • De la non-reconnaissance des droits à la régulation d’exception

L’histoire des mouvements migratoires entre Haïti et la République Dominicaine s’est construite sur une longue tradition de non-reconnaissance des droits des travailleurs migrants. En effet, cette non-reconnaissance peut etre comprise dans une double dimension indissociable. D’une part, dès les premières vagues migratoires des travailleurs haïtiens en territoire voisin, cette catégorie sociale n’a jamais été reconnue et acceptée comme étant des « citoyens travailleurs », donc détenteurs de droits fondamentaux et de droits économiques et sociaux, pour lesquels les deux Etats sont détenteurs d’obligations. Certes, il y a eu des «pseudos accords »  d’embauchage qui ont été conclus entre ces deux Etats de 1952 jusqu’en 1986 et qui permettaient aux industries sucrières dominicaines de pourvoir à leur besoin de main d’œuvre en Haïti. Mais un simple examen des faits historiques laisse comprendre que ces prétendus accords ne comportaient aucune garantie de droits aux travailleurs haïtiens. Au contraire, ces derniers étaient recrutés plutôt dans des conditions quasi similaires à la traite des esclaves qui, dès 1791, a été  remise en cause par la révolution haïtienne et prohibée formellement à l’échelle internationale par le traité de Vienne de 1815.

D’autre part, et conséquemment, les traitements infligés à ces travailleurs dans les bateysdominicains traduisaient une réalité inhumaine où les haïtiens et leurs enfants étaient réduits à la servitude sans pouvoir jouir de leurs droits les plus élémentaires  que sont par exemple l’existence civile, l’accès à l’éducation et au logement, l’accès à la liberté, entre autres. Livrés au bon vouloir des employeurs dominicains, ces malheureux travailleurs haïtiens et leurs progénitures faisaient et continuent à faire face au rejet d’une société d’accueil qui, jusqu’à nos jours, les considère comme nécessaires mais indésirables (Wooding & Williams, 2001). Autrement dit, ils doivent répondre à la double injonction paradoxale d’une société qui, sous une forme ou une autre, les invite à venir faire fonctionner une économie en pénurie de main d’œuvre, et en même temps leur refuse toutes opportunités pouvant leur permettre d’intégrer les structures formelles du jeu social. Dans un tel contexte, ces travailleurs sont appelés à se forger une existence ailleurs, tout en étant oubliés par leur société d’origine qui ne les reconnait guère comme une composante à part entière  de la population diasporique haïtienne.

Entre l’abandon de l’Etat d’origine et le rejet de l’Etat d’accueil, le déni des droits des migrants haïtiens et de leurs descendants  en République Dominicaine devient aujourd’hui la forme dominante du problème que pose la migration haïtienne. Ce déni participe, en effet, de ce qu’on peut appeler une régulation d’exception qui est instituée à travers le temps dans la dynamique d’échange entre les gouvernements dominicains et haïtiens autour de la question migratoire. La notion de régulation, renvoie au fait qu’un système d’action est construit et structuré de telle manière qu’en réussissant à s’échapper aux règles du jeu un acteur arrive à  prendre son contrôle, c’est- à-dire à tirer le meilleur profit de ce jeu (Crozier, 1988). Prenons brièvement  deux exemples pour illustrer la mise en place de ce mecanisme de régulation d’exception qui, de notre point de vue, est très dangereux.

En premier lieu, le protocole du 2 decembre 1999 sur les mécanismes de rapatriements, signé entre les deux Etats. Le rapatriement des migrants doit etre compris ici comme une forme de sanction appliquée à ceux et celles qui n’ont pas respecté les règles en vigueur en matière de la migration. En première analyse, il s’agit d’un instrument de régulation à travers lequel les deux Etats parties proposent d’apporter une reponse collective, du moins à un aspect bien précis de la question migratoire. Cependant, il y a lieu de souligner que depuis sa signature, ce protocole n’a jamais été mis en application. D’un côté l’Etat haïtien n’a jamais respecté ses engagements de prendre les mesures appropriées pour contrôler les mouvements irréguliers des migrants haitiens à la frontière. De l’autre, la partie dominicaine n’a jamais respecté ses engagements concernant les horaires, les lieux  et les conditions de déportation. En conséquence, l’expulsion collective de migrants haitiens et de dominicains d’origine haitienne, en marge des normes internationales sur la migration et les droits humains devient une pratique quotidienne sur toute la ligne frontalière haitiano-dominicaine. Ainsi, l’exception devient la règle.

En second lieu, l’arrêt TC168-13, rendu le 23 septembre 2013 par le tribunal constitutionnel dominicain. Il s’agit d’une mesure qui ordonne la révision de tous les actes de naissance des Dominicains nés de parents d’origine étrangère à partir de 1929 afin de vérifier si ces parents ou les grands parents (morts ou vivants) de ces Dominicains n’étaient pas des étrangers « en transit ». Et si l’on arrive à déterminer qu’au moment de la déclaration de la naissance de leurs enfants, ces derniers faisaient partie des personnes en transit, leurs enfants et petits-enfants deviennent automatiquement des étrangers en transit. Voilà une décision du plus haut tribunal dominicain qui, faut-il le préciser, vise en dernière instance les dominicains d’ascendance haitienne qui représentent 91% des descendants d’immigrants en République dominicaine (ENI, 2017). Une telle mesure visant à enlever la nationalité dominicaine à plus de deux cent cinquante mille  fils et filles d’Haïtiens nés en RD (250 000), doit être replacée dans le cadre de ce paradigme de régulation d’exception institué à travers le temps et accentué depuis la fin du XXe siècle. Cette forme de régulation s’appuie sur toute une accumulation de discours et de pratiques historiques que la littérature sur les migrations haitiano-dominicaines qualifie parfois d’ «anti-haitianisme» de «discrimination institutionnalisée » ou de «situation de non-droit ».

Ainsi, la notion de régulation d’exception permet de donner du sens à des éléments qui, apparemment, peuvent paraître indépendants les uns des autres.  Elle propose de trouver la cohérence cachée des discours, des pratiques et des comportements observés des deux côtés de l’Île et qui  ne doivent pas être compris comme de simples inactions, des erreurs banales du passé, ou des menaces actuelles aux droits humains. Il s’agit plutôt d’une forme instituée de résolution des problèmes que pose la migration haitiano-dominicaine.

  • Eléments de Perspectives

L’examen du problème de violation des droits des migrants haïtien et de leurs descendants en République Dominicaine nous permet de comprendre qu’il y a une cohérence historique entre la logique d’action des gouvernements qui se sont succédé à la tête de ce pays, par rapport aux migrants. Si à des moments donnés les méthodes d’intervention ont changé, il n’en demeure pas moins que leur finalité reste et demeure la même : maintenir les travailleurs haïtiens et leur descendants dans une situation de vulnérabilité administrative pour faire obstacle à leur intégration dans la société dominicaine. Parallèlement, on y voit aussi la cohérence, peut-être imperceptible, du positionnement des élites dirigeantes haïtiennes qui, historiquement,  se sont alliées parfois aux élites dominicaines ou parfois préfèrent l’indifférence face la souffrance des ressortissants haitiens et de leurs progénitures en territoire voisin. Entre l’alliance avec l’oppresseur et le silence face à la souffrance des opprimés, c’est la faillite d’une élite haïtienne incapable de répondre à sa vocation première, celle de créer les conditions (intellectuelles, sociales, politiques, économiques, morales) nécessaires au bien-être de tous les Haïtiens particulièrement des couches les plus faibles. Face à la brutalité actuelle des autorités dominicaines sur les questions des droits humains des migrants haitiens et des dominicains d’origine étrangère, mais aussi face à cette indifférence des dirigeants politiques haïtiens, il y a une urgente nécessité pour chaque citoyen de se positionner autour de cette cause qui, rappelons-le, menace l’avenir, l’existence de plus d’un demi-million de personnes, dont une large part sont des haitiens. Il s’agit d’abord et avant tout d’une question de responsabilité citoyenne qui, à notre avis, doit répondre à deux grandes questions :

  1. Au-delà d’un simple discours de dénonciation, comment les acteurs sociaux, les médias, les organisations de droits humains peuvent-ils s’y prendre pour que la question migratoire haïtienne et, en particulier le problème des droits des migrants haïtiens ailleurs devienne une question politique ? Autrement dit, comment faire en sorte que ce problème parvienne à investir l’arène public afin qu’elle devienne un enjeu majeur de la lutte politique, condition de son inscription à l’agenda des gouvernements, à l’instar  de la lutte contre la corruption?
  2. Comment faut-il s’y prendre pour redéfinir la perception collective de l’image des migrants haïtiens en République Dominicaine et les accompagner dans une démarche susceptible d’accroitre leur capacité d’action, condition nécessaire pouvant déboucher sur l’exercice de leur citoyenneté ?

Gervely TENEUS

Etudiant en master Sociologie des organisations et de l’Action Publique, Université Toulouse 2

teneusgervely@gmail.com

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