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Problèmes de liquidité auxquels fait face le système bancaire en Haïti, l’économiste Guy Mary Hyppolite analyse !

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L’économie haïtienne est fortement « dollarisée », ce qui crée une demande élevée pour les dollars américains, souvent supérieure à l’offre disponible dans les banques.Les banques commerciales à cet effet doivent maintenir des réserves suffisantes en dollars pour répondre aux retraits et aux transactions internationales, réduisant leur flexibilité en termes de liquidités en gourdes, explique l’économiste Guy Mary Hyppolite lors d’un entretien accordé à Le Quotidien News le 24 mai 2024.

Le Quotidien News (LQN): Depuis plusieurs semaines,  nombreux sont les citoyens qui dénoncent certaines institutions bancaires qui n’accordent aucun retrait d’argent allant au-delà de 15 000 gourdes dans certaines villes de province. Toutefois, mis à part cela, il y a certaines banques commerciales qui font toujours face à un problème de dollars mais c’est en termes de liquidité. Selon vous, qu’est-ce qui est à la base de ces problèmes ? Par quel moyen peut-on les résoudre ?

G.M.H : L’insécurité en Haïti, exacerbée par l’activité des gangs et le déplacement de la classe moyenne, constitue un défi majeur pour le système bancaire et l’économie en général. Voici une analyse approfondie de ces aspects :

1. Expansion des gangs :  Les gangs armés ont pris le contrôle de plusieurs quartiers et régions, créant des zones de non-droit où les autorités ont peu ou pas de contrôle, les affrontements entre gangs et avec les forces de l’ordre perturbent la vie quotidienne, entraînant des fermetures d’entreprises et des perturbations économiques;

2. Impact sur les entreprises et les banques :les attaques contre les banques et les entreprises, y compris les enlèvements contre rançon, augmentent le coût des affaires en raison de la nécessité de renforcer la sécurité.  Les banques peuvent limiter les retraits et les services dans les zones à haut risque pour protéger leurs employés et leurs actifs ;

3. Réduction de laconfiance :La peur et l’insécurité poussent les citoyens à retirer leurs économies des banques pour les garder en sécurité, aggravant les problèmes de liquidité. La méfiance envers le système bancaire croît, ce qui diminue la bancarisation et réduit l’accès aux services financiers formels.

Déplacement de la classe moyenne

1. Migration interne et externe : face à l’insécurité et à la dégradation des conditions de vie, de nombreux membres de la classe moyenne choisissent de quitter leurs quartiers ou même le pays. Cette migration entraîne une fuite des compétences et des capitaux, affaiblissant encore plus l’économie locale;

2. Perte de consommateurs et d’investisseurs : le départ de la classe moyenne réduit la demande pour les biens et services, affectant les entreprises locales. Les banques perdent des clients et des dépôts importants, ce qui réduit leur capacité à offrir des crédits et à investir dans l’économie ;

3. Effets sur le marché immobilier : la migration de la classe moyenne peut entraîner une baisse des prix de l’immobilier dans les zones affectées, réduisant la valeur des actifs des banques. Les propriétés vacantes peuvent devenir des cibles pour les gangs, augmentant l’insécurité.

Solutions pour atténuer les impacts de l’insécurité et du déplacement

1. Renforcement de la sécurité publique : une action coordonnée des forces de l’ordre pour reprendre le contrôle des zones dominées par les gangs est cruciale. La communauté internationale peut apporter un soutien technique et financier pour renforcer les capacités des forces de sécurité haïtiennes;

2. Programmes de développement communautaire : investir dans les infrastructures et les services publics pour améliorer la qualité de vie dans les zones à risque. Créer des opportunités économiques et des programmes sociaux pour offrir des alternatives aux activités criminelles;

3. Encouragement de la diaspora : mettre en place des incitations pour que la diaspora haïtienne investisse dans le pays, y compris dans des secteurs stratégiques comme l’immobilier et les PME. Faciliter les transferts de fonds par des canaux formels pour renforcer le système bancaire;

4. Réforme et renforcement du secteur bancaire : améliorer la réglementation et la supervision des institutions financières pour renforcer leur résilience face aux crises. Promouvoir des produits et services financiers qui répondent aux besoins des populations déplacées et des communautés à risque ;

5. Promotion de la coopération régionale : collaborer avec les pays voisins et les organisations internationales pour lutter contre les réseaux criminels transfrontaliers. Partager les bonnes pratiques et les ressources pour renforcer la sécurité et la stabilité dans la région.

En conclusion, l’insécurité due à l’activité des gangs et le déplacement de la classe moyenne en Haïti ont des effets dévastateurs sur l’économie et le système bancaire. Une approche intégrée impliquant des mesures de sécurité, des programmes de développement économique et social, et des réformes institutionnelles est essentielle pour aborder ces défis complexes et renforcer la résilience du pays.

LQN : Pour certains, les problèmes de liquidité en gourdes et en dollars auxquels font face certaines banques commerciales en Haïti mettent à nu la faiblesse du système bancaire du pays. Et aussi, selon eux, cet état de fait s’est produit en raison de la faiblesse de l’État haïtien. Sur ce sujet, que pouvez-vous nous dire ?

G.M.H : Les problèmes de liquidité en gourdes et en dollars que connaissent certaines banques commerciales en Haïti mettent effectivement en lumière plusieurs faiblesses structurelles du système bancaire et de l’État haïtien. Voici une analyse approfondie des causes et des implications de cette situation :

Causes des problèmes de liquidité

1. Instabilité politique et économique : Les fréquentes crises politiques et les changements de gouvernement perturbent l’économie, réduisent la confiance des investisseurs et des consommateurs, et augmentent les risques perçus. Par ailleurs, il importe de souligner que l’économie haïtienne est marquée par une faible croissance, un chômage élevé et une inflation persistante, exacerbant les problèmes de liquidité;

2. Gestion inadéquate des banques : prêts non performants (NPLs) : Les banques peuvent accumuler des NPLs, ce qui réduit leur capacité à prêter et à maintenir des liquidités suffisantes. Cependant, une dépendance excessive sur un nombre limité de secteurs économiques expose les banques à des risques concentrés ;

3. Dollarisation de l’économie : l’économie haïtienne est fortement dollarisée, ce qui crée une demande élevée pour les dollars américains, souvent supérieure à l’offre disponible dans les banques. Ces dernières doivent maintenir des réserves suffisantes en dollars pour répondre aux retraits et aux transactions internationales, réduisant leur flexibilité en termes de liquidités en gourdes;

4. Faiblesse institutionnelle : les régulateurs peuvent manquer de ressources ou de capacités pour surveiller efficacement le système bancaire et assurer sa stabilité. De plus, les problèmes de corruption et de mauvaise gestion au sein des institutions publiques et privées affaiblissent la confiance et l’efficacité du système bancaire.

 Faiblesse de l’État haïtien

1. Capacité institutionnelle limitée : l’État haïtien manque souvent de ressources financières et humaines pour gérer efficacement les défis économiques et sécuritaires. Les infrastructures physiques et numériques limitées compliquent l’accès aux services bancaires et financiers pour une grande partie de la population ;

2. Sécurité et ordre public : la prolifération des gangs et l’insécurité générale limitent les activités économiques, réduisent les investissements et perturbent les opérations bancaires. L’insécurité pousse les citoyens et les entreprises à transférer leurs fonds à l’étranger, exacerbant les problèmes de liquidité ;

3. Politique économique : des politiques économiques inconsistantes ou inefficaces peuvent aggraver les problèmes de liquidité et de stabilité financière. Une économie peu diversifiée rend le pays vulnérable aux chocs externes, affectant les revenus et la disponibilité des devises.

Solutions pour renforcer le système bancaire et l’État haïtien

1. Renforcement de la gouvernance et des institutions : renforcer les capacités de la BRH (Banque de la République d’Haïti) pour une meilleure supervision et régulation du secteur bancaire. Mettre en œuvre des réformes pour améliorer la transparence et réduire la corruption dans le secteur public et privé ;

2. Stabilisation politique et sécuritaire : promouvoir des réformes politiques pour assurer une stabilité à long terme, essentielle pour la confiance des investisseurs et renforcer les forces de l’ordre et les initiatives communautaires pour réduire l’influence des gangs et améliorer la sécurité;

3. Diversification économique et développement : encourager le développement de secteurs diversifiés pour réduire la dépendance à quelques industries et améliorer la résilience économique et aussi investir dans les infrastructures de transport, d’énergie et de technologie pour soutenir le développement économique ;

4. Inclusion financière : élargir l’accès aux services bancaires et financiers pour une plus grande partie de la population, y compris les zones rurales et marginalisées. Promouvoir l’éducation financière pour améliorer la gestion des finances personnelles et des petites entreprises.

En conclusion, les problèmes de liquidité des banques en Haïti sont symptomatiques de faiblesses structurelles plus profondes, tant au niveau du système bancaire que de l’État. Aborder ces défis nécessitera des réformes systémiques et une approche coordonnée pour renforcer les institutions, stabiliser l’économie et promouvoir un développement inclusif et durable.

LQN : Entre octobre 2023 et janvier 2024, les transferts expédiés d’Haïti vers d’autres pays ont atteint 114,25 millions de dollars américains, soit 45 % de plus par rapport au niveau atteint sur l’ensemble de l’exercice 2022-2023, a fait savoir la Banque de la République d’Haïti ( BRH ) à travers un document intitulé « Marché des transferts : tendance et distribution ». Elle précise que cette augmentation substantielle du flux de transferts d’Haïti expédiés vers d’autres pays s’explique particulièrement en raison de l’accélération de l’émigration des haïtiens vers les États-Unis dans le cadre des programmes humanitaire. Quelle interprétation faites-vous de cette information ? D’après vous, en se basant sur ces informations, est-ce qu’on peut-être affirmatif de dire que l’économie du pays se porte bien? Si oui, pourquoi ? Si non, pourquoi ?

G.M.H : L’augmentation substantielle des transferts d’Haïti vers d’autres pays, notamment une hausse de 45 % entre octobre 2023 et janvier 2024 par rapport à l’ensemble de l’exercice 2022-2023, est un indicateur de plusieurs dynamiques socio-économiques importantes :

1. Accélération de l’émigration : l’augmentation des transferts s’explique principalement par l’accélération de l’émigration des Haïtiens vers les États-Unis dans le cadre de programmes humanitaires. Cela signifie qu’un plus grand nombre de personnes quittent Haïti, souvent pour chercher des opportunités économiques meilleures et plus sûres à l’étranger;

2. Ressources envoyées pour soutenir les familles : les Haïtiens qui émigrent envoient souvent des fonds à leurs familles restées en Haïti pour les soutenir financièrement. Dans ce cas, l’augmentation des transferts pourrait être liée à des besoins accrus en raison des conditions économiques et sécuritaires difficiles dans le pays ;

3. Impact des transferts sur l’économie locale : les fonds envoyés à l’étranger peuvent représenter des économies retirées de l’économie haïtienne, réduisant ainsi la liquidité locale et affectant les dépenses domestiques et les investissements.

État de l’économie haïtienne

Pour évaluer si l’augmentation des transferts vers l’étranger signifie que l’économie haïtienne se porte bien, il faut considérer plusieurs facteurs :

1. Émigration et fuite des talents : une augmentation de l’émigration, surtout lorsqu’elle est substantielle, est souvent un signe que les citoyens cherchent à fuir des conditions économiques difficiles, un manque d’opportunités et une insécurité croissante. Cela peut indiquer des faiblesses structurelles dans l’économie haïtienne, telles que le chômage élevé, la faible croissance économique, et l’instabilité politique. La perte de personnes qualifiées et de jeunes dynamiques peut affaiblir le capital humain du pays, réduisant les perspectives de croissance économique à long terme ;

2. Réduction des ressources internes : l’argent transféré à l’étranger est de l’argent qui n’est pas dépensé ou investi en Haïti. Cela peut avoir un impact négatif sur la consommation domestique et les investissements locaux, exacerbant les problèmes de liquidité des banques et réduisant la demande pour les produits et services locaux. La sortie de capitaux peut aggraver les problèmes de liquidité déjà existants dans le système bancaire haïtien, réduisant la capacité des banques à prêter et à soutenir l’économie;

3. Dépendance aux transferts de la diaspora : une dépendance accrue aux transferts de la diaspora pour soutenir l’économie nationale peut rendre le pays vulnérable aux fluctuations des politiques d’immigration des pays étrangers et aux crises économiques globales.

L’augmentation des transferts d’Haïti vers d’autres pays n’indique pas que l’économie du pays se porte bien. Au contraire, cela reflète des défis économiques et sociaux significatifs. Voici pourquoi :

a) Indicateur de difficultés : L’augmentation des transferts est principalement due à une émigration accélérée, ce qui indique que de nombreux Haïtiens quittent le pays en raison de conditions économiques difficiles, d’un manque d’opportunités et d’une insécurité croissante;

b) Fuite des capitaux et des talents : L’émigration et les transferts de fonds vers l’étranger peuvent signifier une perte de capitaux et de talents pour l’économie haïtienne, réduisant les investissements et les consommations internes;

c) Dépendance accrue : la dépendance croissante aux transferts de la diaspora pour soutenir les familles et l’économie nationale souligne la fragilité de l’économie haïtienne, la rendant vulnérable aux fluctuations externes. En résumé, cette augmentation des transferts vers l’étranger est plus un symptôme des faiblesses de l’économie haïtienne qu’un signe de bonne santé économique.

Propos recueillis par :

Jackson Junior RINVIL

rjacksonjunior@yahoo.fr

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