25 octobre 2025

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Quand même les herbes deviennent nourriture en Haïti

« Il y a un endroit où les gens mangent même des herbes… ». La phrase est tombée dans le combiné d’un téléphone, un soir de conversation ordinaire. Pourtant, ces mots ont résonné comme un coup de tonnerre. Ils n’étaient pas une exagération, ni une métaphore : ils traduisaient une réalité bien tangible dans certains coins d’Haïti, où la faim est devenue un fléau quotidien. Là où le riz, le maïs et les haricots sont devenus des luxes, des familles n’ont plus d’autre choix que de cueillir des feuilles, de bouillir de l’eau salée, ou de se contenter d’un rien.

Une faim nationale

Selon le Programme Alimentaire Mondial (PAM/WFP), 5,7 millions d’Haïtiens, soit près de la moitié de la population, souffrent d’insécurité alimentaire aiguë. Parmi eux, 2,1 millions sont en situation d’urgence, c’est-à-dire qu’ils ne savent pas de quoi sera fait leur prochain repas. (WFP, septembre 2024)

Le Global Hunger Index 2024 classe Haïti parmi les pays où la faim est « grave », avec un score de 34,3, le plus élevé de la région Caraïbes-Amérique latine. Plus de 50 % de la population n’ont pas un apport alimentaire suffisant, et 22 % des enfants de moins de cinq ans souffrent de retard de croissance. Derrière ces statistiques, il y a des visages : des mères qui sautent des repas pour laisser un bol de riz à leurs enfants ; des pères qui quittent la campagne faute de récoltes, espérant trouver mieux ailleurs ; et des jeunes qui perdent l’énergie d’apprendre le ventre vide.

Témoignages du terrain : une réalité région par région

Cité Soleil (Port-au-Prince) — La survie au cœur de la capitale

« On ne mange bien que deux jours par semaine… le reste du temps, on se contente d’un bout de pain, ou de feuilles ramassées ».

-Un habitant du camp Darius-Denis, Cité Soleil (Le Monde, juillet 2024)

Dans cette commune de la capitale, la violence des gangs empêche toute circulation libre. Les camions du PAM ne peuvent plus livrer, les marchés sont désertés. Le peu de vivres qui arrive se vend à des prix inaccessibles : un sac de riz de 25 kg coûte désormais plus de 10 000 gourdes. Certains habitants expliquent qu’ils ont dû transformer des feuilles de manioc ou des herbes bouillies pour calmer la faim des enfants.

Ce témoignage illustre la désintégration d’un tissu social où la faim devient aussi un outil de contrôle : des groupes armés distribuent parfois de la nourriture pour s’attirer la loyauté des habitants.

Jean Rabel (Nord-Ouest) — Quand la terre ne donne plus

« Nos champs produisaient avant… maintenant les pluies sont rares, les intrants coûteux, et les routes bloquées. On cueille des feuilles sauvages parce que le maïs ou le riz sont hors d’atteinte ».

-Un petit exploitant agricole de Jean Rabel (Action contre la Faim, 2024)

Jean Rabel, commune agricole du Nord-Ouest, est emblématique d’un pays où la sécheresse et l’isolement tuent la production locale. Les paysans voient leurs semences se perdre faute d’eau, les engrais coûter le double et les récoltes être rançonnées sur les routes par des groupes armés. Là-bas, le « bouillon de feuilles » n’est plus une recette de campagne, mais un substitut à un repas complet.

Selon la FAO, la production nationale de maïs a chuté de 37 % en trois ans, tandis que les importations de riz ont augmenté de 45 %, aggravant la dépendance extérieure du pays.

Artibonite — Le grenier d’Haïti à genoux

« Quand les gangs ont pris les routes, nos camions ne pouvaient plus sortir le riz récolté — résultat : beaucoup de vivres restent au champ ou pourrissent. On a fini par manger ce qu’on trouvait autour de la maison. »

— Un agriculteur de la vallée de l’Artibonite (WFP, 2024)

Ironie tragique : la principale région rizicole du pays, jadis appelée « le grenier d’Haïti », est aujourd’hui affamée. Les exploitants locaux ne peuvent plus écouler leurs produits : routes coupées, marchés paralysés, insécurité permanente. Le riz haïtien, qui devait nourrir le pays, finit par pourrir dans les entrepôts. Résultat : les consommateurs dépendent des importations étrangères, plus chères, tandis que les producteurs locaux s’enfoncent dans la misère.

D’après le ministère de l’Agriculture, la superficie cultivée dans la vallée de l’Artibonite a diminué de 30 % depuis 2020, faute d’irrigation et de sécurité. La faim n’est donc pas le fruit du hasard : elle est le produit d’un système qui s’effrite.

Camp de déplacés (Port-au-Prince) — La faim en exil

« Nous avons dû quitter notre maison. Ici, dans ce camp, il faut faire avec ce qu’on trouve. Certains jours, c’est des feuilles, des herbes… on ne voulait pas en arriver là ».

— Résidente d’un camp de déplacés internes, zone métropolitaine (AP News, 2024)

Les camps de déplacés abritent plus d’un million de personnes selon les Nations Unies. Ces familles, chassées par la violence, vivent dans des conditions précaires : pas d’eau potable, pas d’électricité, encore moins de nourriture stable.

Des ONG rapportent que 95 % des familles dans ces camps ont déjà passé au moins une journée entière sans rien manger. Le PAM estime que les distributions alimentaires ne couvrent qu’un quart des besoins actuels. La faim devient alors un état permanent, une habitude douloureuse, une fatigue quotidienne.

Les racines d’une catastrophe

Les causes de cette crise sont multiples, entremêlées, et profondément structurelles.

         1.      Violence et insécurité

La prolifération des gangs à Port-au-Prince et dans plusieurs départements a bloqué les routes principales et empêché l’acheminement des vivres. Environ 80 % de la capitale est aujourd’hui sous le contrôle de groupes armés. Cette insécurité empêche aussi les paysans de se rendre au champ, détruit les marchés locaux et freine toute activité économique.

         2.      Inflation galopante

En juillet 2024, l’inflation annuelle a atteint 31 %, selon la Banque de la République d’Haïti. Le prix du pain a doublé en un an ; celui de l’huile et du riz, triplé. Dans un pays où plus de 70 % des revenus sont consacrés à la nourriture, chaque hausse de prix se traduit par une privation directe.

         3.      Changement climatique et catastrophes naturelles

Sécheresses répétées, ouragans, érosion et raréfaction des sources d’eau détruisent les cultures. En 2023, le cyclone Franklin a anéanti plus de 10 000 hectares de plantations, selon la FAO.


         4.      Dépendance aux importations

Haïti importe plus de 60 % de ses denrées alimentaires, selon le PAM. Cette dépendance rend le pays vulnérable à la volatilité des prix mondiaux et à la dévaluation de la gourde.

         5.      Affaiblissement institutionnel

Les programmes publics de soutien à l’agriculture sont presque inexistants, faute de budget. En 2024, moins de 1,2 % du budget national était consacré au secteur agricole.

Conséquences sociales et humaines

La faim entraîne une cascade de drames silencieux : malnutrition, maladies, déscolarisation, migration, perte de repères.

         •        Plus de 277 000 enfants âgés de 6 à 59 mois souffrent de malnutrition aiguë.

         •        Une femme sur trois en âge de procréer est anémiée.

         •        Des familles vendent leurs biens, voire leurs outils de travail, pour acheter un repas.

Les conséquences sont aussi psychologiques. Dans de nombreux témoignages, les parents décrivent la honte de ne pas pouvoir nourrir leurs enfants. « Le pire, c’est quand l’enfant demande à manger et qu’on ne peut rien faire », confie une mère du quartier Carrefour-Feuilles. Cette culpabilité silencieuse mine le moral collectif, nourrit la colère et la résignation.

Quand “manger des herbes” devient symbole

“Manger des herbes” n’est pas qu’une image : c’est une vérité douloureuse.

Dans plusieurs régions rurales, les habitants consomment des feuilles bouillies, parfois non comestibles à long terme, juste pour calmer les crampes de la faim. Des herbes comme le « fèy bouswèl » ou le « fèy zaboka » sont désormais utilisées en substitution de légumes.

Cette image résume tout : quand le pays en vient à se nourrir de ce que la nature offre au hasard, cela signifie que les structures humaines – politiques, économiques, sociales – ont failli.

Quelles issues ?

L’aide humanitaire reste vitale. Le PAM, l’UNICEF, Action contre la Faim et d’autres ONG multiplient les distributions. Mais ces efforts ne couvrent qu’une partie du problème. Le PAM estime avoir besoin de 94 millions de dollars supplémentaires pour répondre à la demande des trois prochains mois.

Cependant, au-delà de l’urgence, des solutions durables sont nécessaires :

         •        Sécuriser les routes et les zones agricoles. Sans sécurité, aucun transport, aucune récolte, aucune vente n’est possible.

         •        Renforcer la production locale. Soutenir les paysans avec des semences, de l’eau, de l’équipement et des marchés accessibles.

         •        Stabiliser la monnaie et maîtriser l’inflation. Sans stabilité économique, toute aide devient un pansement sur une plaie ouverte.

         •        Investir dans la résilience communautaire. Former les jeunes à l’agroécologie, encourager la diversification alimentaire, promouvoir les programmes scolaires nourriciers.

         •        Mobiliser la diaspora et les partenaires internationaux. Le changement passe aussi par la pression et la solidarité globale.

Appel à la conscience

La faim qui ravage Haïti n’est pas une fatalité : c’est une conséquence. Conséquence d’un système économique inégal, d’un abandon rural, d’une insécurité prolongée et d’une gouvernance vacillante.

Quand un pays en arrive à ce que ses citoyens mangent des herbes pour survivre, c’est le signe que la société entière est en danger.

Un jour, peut-être, on racontera ce moment comme un tournant. Mais pour cela, il faut regarder la réalité en face : la faim tue lentement, mais sûrement. Et chaque bol vide, chaque feuille bouillie, chaque estomac creux, est un appel à reconstruire la dignité d’un peuple.

Olry Dubois, Agroéconomiste

Olrydubois@gmail.com

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