12 janvier 2010 – 12 janvier 2020, 10 ans après : Nos cicatrices
6 min readMon histoire avec le 12 janvier, c’est avant tout des visages, des noms, une commémoration, un assassinat et des pertes de repères.
Au milieu du mois de décembre 2009, avec un groupe d’amis, nous avons pris l’initiative de commémorer le cinquantième anniversaire de la mort d’Albert Camus. À l’époque, je faisais une double scolarité de premier cycle en sociologie et en philosophie à l’Université d’État d’Haïti. Nous avons mis sur pied un groupe de jeunes, universitaires, talentueux comme Antoine Hubert Louis, Joseph Pierre Richard, de la faculté des sciences humaines, Jephté Camille, Sacha Dieubon, Coutchève Lavoie Aupont, Joe Antoine, de l’École Normale supérieure et Kervens Prévaris de l’Enarts. Des conférences débats avec des professeurs de l’Université État d’Haïti et de Vincennes Saint Denis, des expositions de photos, des œuvres picturales, une représentation théâtrale et des lectures scéniques étaient prévus pour commémorer la mémoire du penseur de la révolte et de l’absurde.
Le 12 janvier 2010, nous étions arrivés à notre deuxième semaine d’activités. Un partenariat avec le Ministère de la culture allait nous permettre d’étendre l’activité sur l’ensemble du mois de Janvier. Il y avait une bonne couverture médiatique, la TNH, sous l’égide du directeur Pradel Henriquez, nous a été d’un grand support. Toute l’équipe était motivée et nous avons pu créer un bon horizon d’attente par rapport à l’événement.
Nous avons passé la première partie de la journée du 12 janvier à l’École normale supérieure de Port-au-Prince où se tenait l’exposition des œuvres de Kervens Prévaris. Aux environs de 14 heures, un premier séisme allait secouer l’espace universitaire avec l’assassinat du professeur Jean Anil Louis Juste. Le 12 janvier 2010, c’est aussi l’assassinat du professeur Louis Juste. J’en profite pour saluer son œuvre et sa mémoire. Les assassins du professeur n’ont jamais été retrouvés. Paix à son âme !
La terrible nouvelle de la mort du professeur nous a forcé à mettre fin à notre exposition. Il fallait rester solidaire avec la communauté estudiantine qui était dévastée par cette nouvelle. Mon ami Pierre Richard était désemparé. Il voulait rejoindre la Faculté des Sciences Humaines, là où le défunt professeur tenait régulièrement ses cours. Il était inconsolable et je me faisais du souci pour lui, j’ai donc décidé de l’accompagner. Nous avons traversé tout en long la rue Saint-Honoré, en passant par le corridor Bois de chênes, non loin du collège Saint Pierre, pour atteindre l’Avenue Christophe, jusqu’à la Faculté des Sciences Humaines. En ce moment, Il m’était impossible de déterminer que ces rues que je connaissais par cœur et qui m’habitent encore allaient ressembler dans quelques heures à des champs de ruine avec des corps mutilés et emprisonnés dans des tonnes de bétons.
Une fois arrivé sur la cour de la Faculté, j’ai retrouvé mon vieil ami, Djimy Pétiote, on s’est pris dans les bras, sans se parler. L’émotion était forte. L ‘air était pesant. Tout à coup, « tout bouge autour de moi », dirait Dany Laferrière. C’était une sorte d’ondulation, de mouvements similaires aux vagues des mers les plus agitées. J’ai entendu du bruit, j’ai vu de la poussière, puis un long silence s’est imposé à tout le monde. J’ai vu le bâtiment de la Faculté se remuer comme un palmiste subissant une tempête tropicale. Ça a duré quelques secondes. Ça nous a marqué à vie.
Au début, c’était difficile pour moi de déterminer la gravité des dégâts et la dimension de l’horreur. Prévaris, Pétiote et moi-même, nous avons décidé de nous promener dans les rues. C’est à ce moment-là que nous avons compris que nous venons de subir la plus grande catastrophe de l’ère moderne. Il suffit de regarder les statistiques : des centaines de milliers de vies fauchées, des centaines de milliers de blessés, un million cinq cent mille de sans-abris, des vies fauchées et des millions de rêves pulvérisés en quelques secondes. Camus nous apprend que l’absurde découle de l’inadéquation entre l’homme et le monde. À savoir que le monde n’était pas préparé pour recevoir l’homme. Ainsi, l’homme refuse de voir l’ensemble des possibilités existantes dans le monde. Aussi cruel, sinistre et apocalyptique qu’il puisse être, un séisme fait partie de l’ensemble des possibilités du monde. C’est cynique. Mais c’est comme ça. C’est à nous de s’y préparer. En ce 12 janvier 2010, nous n’étions absolument pas encore prêts. Nous le sommes encore moins aujourd’hui.
J’ai accompagné Pétiote jusqu’à chez lui. Sa maison, son école, tout était encore debout. Ce qui était une bonne nouvelle. Dans son élan de générosité, Pétiote allait mettre son espace à la disposition des survivants de son quartier en vue de les recueillir et de les soigner. Ensuite, j’ai pensé à ma mère et à mon quartier où j’ai passé mon enfance, là où j’ai toujours été heureux. J’ai rapidement chassé ces images de ma tête. J’étais déjà dans le déni. Prévaris et quelques amis ont été regarder du côté de l’INAGUEI. Ils voulaient sauver des vies, se rendre utiles. C’était la consternation et la désolation devant l’image des camarades déchiquetés. Un sentiment d’impuissance nous animait.
J’ai décidé de revenir sur mes pas. J’ai croisé mon vieil ami Panel Lindor à la rue Monseigneur Guilloux qui était affolé à l’idée de perdre sa petite amie. Il ne l’a pas vu depuis le séisme. Ils étaient ensemble avant la catastrophe. Ils l’avaient perdu de vue. Aujourd’hui, ils continuent de vivre ensemble à Paris. Je suis revenu à l’École Normale Supérieure. Panel m’a interpellé en me disant que ce n’est pas un postulat philosophique. Nous sommes revenus à l’état de nature. L’auditorium de l’École Normale Supérieure ne se trouvait plus au premier étage. Il s’est effondré là où se tenait l’exposition des œuvres de Prévaris. C’était ça l’image. C’était horrible.
Aux environs de 18 heures 30, j’ai finalement décidé de rentrer chez moi. Puis, il y a eu ce mardi soir, la nuit la plus longue qu’ait connue ma génération avec les répliques sismiques, l’insomnie, la nuit à la belle étoile et l’attente que l’être aimé ou un proche nous fasse signe. Ce qui n’est jamais arrivé pour la plupart d’entre nous. L’attente augmente l’angoisse. C’était la nuit la plus angoissante de toute ma vie. Ensuite, il y a eu la solidarité entre les haïtiens, il y a eu l’errance. Je n’oublie pas mon engagement communautaire, mon travail au sein d’une unité psychosociale. Je n’oublie pas non plus le CIRH et des millions de dollars gaspillés. Il y a eu aussi le choléra, des promesses non tenues de la part de la communauté internationale, des pratiques de détournement de l’aide internationale par des ONG, des acteurs locaux et étatiques, du déracinement, de nouvelles rencontres, un nouveau rapport au temps, quelques folies, des moments de bonheur et une quête continue du sens de l’existence…
Richenel Ostiné