Colonisation, Néo-colonisation, Néo-libéralisme, l’enfer d’Haïti et le fonctionnement des organisations internationales mis à nu ou en filigrane (1ère partie)
7 min readPourquoi les peuples des pays exploités haïssent de plus en plus « l’occident » ? Texte support d’animation d’un débat sur la situation en Haïti le 12 mars 2024.
L’Histoire d’Haïti est une histoire lourde, qui a pesé sur l’avenir du monde. Elle demanderait des semaines pour en explorer les principaux éléments. J’ai donc choisi pour ce débat quelques blocs symboliques qui ont leur propre cohérence mais qui se sont articulés dans une logique implacable de dépossession du pouvoir et d’appauvrissement de la très grande majorité du peuple haïtien.
1492-LA COLONISATION. C’est le début de la construction institutionnelle de la racialisation pour supporter la mondialisation du système capitaliste.
Le 4 décembre 1992, les indiens Taïno, comme d’habitude, après une journée ensoleillée et une soirée de chants et de fraternité s’endormirent tranquillement au bord de la plage. C’était la fin de leurs derniers jours heureux sur leur île. La suite n’est qu’une longue histoire de terribles souffrances humaines.
C’est donc le lendemain matin, le 5 décembre 1492, qu’à leur plus grande stupéfaction ils découvrirent dans la baie trois monstrueux navires. Ce n’est pas Christophe Colomb qui a découvert Haïti, ce sont les indiens qui, pour leur plus grand malheur, ont découvert Christophe Colomb et ses hommes armés, qui ont découvert des étrangers sur leur terre. Le comble c’est qu’ils les ont accueillis, leurs futurs assassins, fraternellement, chaleureusement.
C’était avant qu’ils ne soient rapidement tous tués par les armes, les travaux forcés et les maladies venus avec les expéditions de Colomb et de ses successeurs. L’extermination des indiens Taïno d’Haïti, en fait le génocide car il s’agit bien d’un génocide, fermait une porte des possibles dans l’évolution pacifique des sociétés humaines. À ce titre, leur histoire pourrait trouver sa place dans le livre de David Graeber « au commencement était…une nouvelle histoire de l’humanité » avec sa description des nombreuses sociétés humaines détruites en particulier par l’impérialisme et le capitalisme occidental.
Était-ce un hasard du calendrier? C’était aussi le début de la construction méthodique de la xénophobie européenne, c’est cette même année 1492 que l’Espagne de la Reine Isabelle de Castille et son mari Ferdinand d’Aragon signent un édit qui demande aux juifs de quitter le pays. Dans son livre « Capital et race » Sylvie Laurent souligne à juste titre que la mission de Christophe Colomb est commanditée par le régime d’un pays déjà fortement engagé dans la purification de la race blanche. La seconde mission de Colomb sera d’ailleurs largement financée avec les fonds générés par la vente des biens des juifs expulsés d’Espagne. 1492 marque un tournant vers la racialisation hiérarchisée des sociétés et l’accroissement vertigineux des revenus du capital à partir du travail soumis et de la captation des ressources naturelles dans les colonies. Bien entendu, ce n’était pas la première fois que le système d’accumulation et de concentration du capital, généré par les bénéfices de sa prédation sur une partie du travail des êtres humains, opérait. Tous les empires et même les diverses royautés ou villes-Etat, chacun à leur échelle, avaient utilisé la même stratégie, celle d’exploiter les travailleurs libres ou soumis. Mais il y a un avant et un après 1492, aux pouvoirs prédateurs localisés, à partir de cette date succède la rationalisation d’un pouvoir s’étendant sur plusieurs continents, et commence à se mettre en œuvre la pieuvre tentaculaire du capitalocène avec la forte racialisation de ses outils. Car comme l’a écrit Eric Williams: « l’esclavage n’est pas né du racisme c’est le racisme qui est le produit de l’esclavage ». Ou encore Pierre Bourdieu : « On sait que tout exercice de la force s’accompagne d’un discours visant à légitimer la force de celui qui l’exerce ».
1492, ce fut le début de la colonisation par la traite des noirs, de l’esclavage technicisé et rationalisé, massifié, avec une préfiguration de la rigueur d’exécution des camps de la mort nazis mais, avec les noirs, un objectif de rentabilité du capital, un plus dans l’horreur par rapport à la disparition génocidaire des juifs. Crime contre l’humanité, même s’il est important de l’avoir enfin nommé ainsi, est un concept encore faible pour appréhender ce qui s’est passé, ce fut la négation de toute humanité chez les noirs, ce fut un génocide d’humanité. Réduits à l’état de machine à produire pour la rentabilité du capital investi. Pendant trois siècles, dépossédés de toute possibilité de pensée autonome, de droit à des relations familiales et affectives durables, de toute propriété quelle qu’elle soit, y compris de leur propre corps. Le vide, l’abîme pour chaque esclave. Le génocide par la mort, quel que soit le procédé, est une horreur sans nom mais comment qualifier le génocide d’humanité pour des êtres vivants, des êtres sensibles et pensants qui toute leur vie se voient niés comme être humain ? Il y eut bien sûr des exceptions dans la maltraitance, mais au même titre que les débats sur la condition des esclaves, elles sont restées très minoritaires et n’ont rien changé à la terrible condition des esclaves.
1492, avec la colonisation d’Haïti, marque bien un tournant, c’est un accélérateur de ce qui était déjà une racialisation médiévale rampante qui commençait à saturer la culture européenne. Sylvie Laurent dans son livre « Capital et race » rappelle que dès 1444 une cargaison de 235 esclaves noirs en provenance du Sénégal étaient débarqués à Lisbonne. En 1486, la couronne portugaise crée « la maison des esclaves de Lisbonne » pour encadrer leur arrivée, leur taxation et leur vente. En 1460 on peut constater le développement du sucre et de son système de plantation au Cap vert, par les Génois, puis à Sao Tome et dans les Canaries… Ce sont les précurseurs des plantations dans les caraïbes. C’est à Sao Tome que fut pensée et expérimentée la première structure de plantation-usine à êtres humains marchandisés et commencée la théorisation de l’infériorité naturelle du noir. Colomb est alors familier de ce système qu’il a visité à Madère depuis 1478. Il y a appris la destruction de la nature, y compris par des incendies immenses, puis la mise en culture de la canne à sucre par des esclaves. « Entre 1441 et 1521 environ 156 000 esclaves africains sont débarqués dans la péninsule ibérique ou dans les colonies atlantiques. (Sylvie Laurent) ». Ce n’est donc pas après avoir « découvert Haïti » que Christophe Colomb et ses hommes imagineront le système des plantations par des esclaves noirs, mais c’est en Haïti qu’ils rationaliseront le système pour en faire un modèle de rentabilité à grande échelle.
L’esclave devient à la fois capital et producteur de capital. Petite parenthèse, 500 ans après, à une autre époque, la nôtre, les êtres humains avec leurs compétences et leur productivité font toujours partie du capital et de son potentiel accroissement lors de la vente des entreprises. Les conditions ne sont bien sûr pas comparables, mais l’articulation système capitaliste et êtres humains marchandisés reste fondamentalement la même.
1492 marque un grand pas vers une mondialisation jusqu’alors inconnue, à la fois des capitaux, des matières premières et des marchandises dans lesquelles il faut alors inclure les nombreux esclaves. Et surtout 1492 inaugure la construction d’une argumentation théologique et légale pour justifier l’esclavage des noirs.
S’en suivront logiquement les « codes noirs » en mars 1685 pour la France avec un édit royal de notre « merveilleux roi Louis XIV », mais aussi celui des Anglais, des Portugais, des Hollandais… Le code noir français fut aboli en 1848 ! Bien que la traite des noirs ait été abolie en 1815. Il faut peut-être se poser une question : c’était quand « le siècle des lumières » ? Sur Wikipédia entre 1650 et 1800. Je vous suggère de lire les parties du livre de Sylvie Laurent consacrées à nos grands philosophes et écrivains concernant leur rapport au problème de l’esclavage, cela vous permettra de fortement relativiser l’extrême intelligence de ces intellectuels des lumières adulés sans nuance depuis des siècles. En particulier si Rousseau considérait que le « doux commerce » n’était qu’une illusion, Montesquieu comme Voltaire n’ont pas manqué d’en faire l’apologie, considérant le commerce comme « un remède à la guerre », même s’ils en dénonçaient par moment les excès. Cherchant à tout prix à valoriser la fonction émancipatrice et rapprochement des peuples qu’ils voyaient dans la fonction commerciale, ils minimisaient la dureté des conditions de la production des produits commercialisés.
Pour rappel, la colonie fut espagnole de 1492 à 1615, puis française de 1615 à 1804 sans que cela ne change la condition des esclaves.
Christian FAULIAU
Mars 2024