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Tensions migratoires et mémoire douloureuse : La République Dominicaine et Haïti à l’épreuve de l’histoire

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La République Dominicaine a récemment intensifié ses mesures contre l’immigration clandestine, en annonçant l’expulsion de 10 000 Haïtiens sans-papiers par semaine, dans le cadre d’un plan à « exécution immédiate ». Le gouvernement dominicain, sous la présidence de Luis Abinader, justifie cette décision par la nécessité de réguler l’afflux migratoire et d’assurer la sécurité nationale. Et de fait,  depuis ce week-end, au moins un groupe de 600 haïtiens  de la République Dominicaine a été expulsé vers Haïti dans le non-respect des normes, selon nombre d’entre eux.

Selon Homero Figueroa, porte-parole du président dominicain, cette opération se déroulera dans le respect des protocoles garantissant la dignité des personnes rapatriées. Toutefois, ce nouveau durcissement des politiques migratoires réveille des souvenirs douloureux et s’inscrit dans une longue histoire de tensions entre les deux nations qui partagent l’île d’Hispaniola.

Un douloureux rappel historique

Le 2 octobre 1937, sous la dictature de Rafael Trujillo, la République Dominicaine a orchestré l’un des massacres les plus sanglants de son histoire. Entre 15 000 et 20 000 Haïtiens vivant dans les zones frontalières ont été brutalement assassinés dans ce qui est aujourd’hui connu sous le nom de « Massacre du Persil ». Trujillo, désireux de « blanquear » la population dominicaine et d’affirmer la souveraineté de son pays sur l’île, a ordonné l’élimination des Haïtiens, marquant une page sombre dans les relations entre les deux pays. Le nom du massacre tire sa macabre origine de la manière dont les soldats identifiaient les Haïtiens : ils leur demandaient de prononcer le mot « perejil » (persil), un mot que les Haïtiens, dont la langue maternelle est le créole, avaient du mal à articuler correctement.

Près de 87 ans plus tard, le 2 octobre 2024, un écho troublant de cet événement résonne. Cette fois, il ne s’agit pas d’un massacre, mais d’un projet massif d’expulsions forcées. Le gouvernement d’Abinader a annoncé vouloir rapatrier jusqu’à 100 000 Haïtiens sans-papiers par mois. Même si les expulsions d’aujourd’hui sont, selon le gouvernement, menées dans le cadre du respect des droits humains, la coïncidence des dates et l’ampleur des chiffres rappellent les tragédies passées.

Une politique migratoire de plus en plus rigide

Depuis son arrivée au pouvoir en 2020, Luis Abinader a adopté une ligne particulièrement dure sur la question migratoire. Outre la multiplication des expulsions, la République Dominicaine a renforcé les contrôles à sa frontière avec Haïti en érigeant un mur de 164 kilomètres, symbolisant la séparation physique et idéologique entre les deux pays. Ce mur, qu’Abinader a promis d’étendre, est censé empêcher l’entrée de migrants haïtiens sans papiers. En 2023 seulement, environ 250 000 Haïtiens ont été expulsés, selon les données officielles, dans un contexte où la crise économique et politique en Haïti pousse de plus en plus de citoyens à fuir vers la République Dominicaine.

Lors de la réunion du Conseil de sécurité et de défense nationale dominicain, le porte-parole Homero Figueroa a souligné que malgré l’intervention d’une mission multinationale en Haïti pour stabiliser la situation, les résultats ont été « limités ». Ce constat a poussé la République Dominicaine à agir de manière « volontaire et responsable » pour garantir sa sécurité interne. Abinader, lors de son discours aux Nations Unies, a été encore plus explicite, affirmant que si la communauté internationale ne prend pas ses responsabilités en Haïti, la République Dominicaine n’aura d’autre choix que de prendre les siennes.

Déjà, depuis ce week-end, la République Dominicaine a commencé la mise à exécution de son plan car de nombreux haïtiens ont été déportés en Haïti. Dans une vidéo devenue virale sur la toile, ces déportés dénoncent que cela a été fait dans des conditions qui ne respectent pas les droits humains.

Le spectre de l’histoire et la réalité actuelle

Bien que les expulsions massives soient aujourd’hui présentées sous le prisme de la sécurité et de la stabilité, l’ombre de l’histoire pèse lourdement sur cette politique. En République Dominicaine, les relations avec les Haïtiens ont toujours été marquées par des dynamiques de tension et d’inégalités. Nombre de migrants haïtiens se rendent en République Dominicaine pour des raisons économiques, souvent dans l’espoir de trouver un travail saisonnier dans les champs de canne à sucre ou sur les chantiers de construction. Cependant, ils se heurtent à des conditions de vie précaires et à des formes de discrimination enracinées dans l’histoire.

Aujourd’hui, les expulsions, bien que justifiées par les autorités dominicaines au nom de la sécurité, cristallisent une profonde méfiance entre les deux peuples. Les critiques, tant en Haïti qu’à l’échelle internationale, voient dans ces mesures une réponse disproportionnée à la crise migratoire, et rappellent que la solution à cette crise ne peut pas uniquement passer par la construction de murs ou l’expulsion de masse.

Entre nécessité et traumatisme collectif

Le défi migratoire auquel fait face la République Dominicaine est réel, et il est indéniable que la situation en Haïti, marquée par l’instabilité politique et économique, pousse de plus en plus de personnes à chercher refuge chez le voisin dominicain. Toutefois, la réponse apportée par le gouvernement Abinader, bien que légale sous l’angle du droit souverain, soulève de nombreuses questions éthiques et historiques.

Alors que les expulsions se multiplient et que le mur à la frontière se renforce, les relations entre Haïti et la République Dominicaine semblent plus tendues que jamais. Et même si 87 ans se sont écoulés depuis le Massacre du Persil, les échos de ce passé ne cessent de résonner dans les décisions politiques actuelles, marquant une fracture historique profonde qui continue de diviser l’île qu’ils partagent.

Hector Marcoslev

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