Quand Jérémie renoue avec une once de son humanité perdue
3 min readAussi loin que puissent voguer nos souvenirs, on peut ressasser à travers nos lectures, nos contes, l’existence paradisiaque des premiers habitants de notre terre natale, par leurs chants, leurs danses…, l’indolence du moment avec les Taïnos, les Arawaks, les Ciboneys… Baptisés du dénominatif d’Indiens par les premiers prédateurs, de fieffés brigands venus d’Europe, ils ont été radiés d’un trait d’épée de la surface de l’île.
Après l’indépendance vaillamment décrochée, la vie doucereuse avait repris ses droits de cité et le bonheur s’était fait chair au cœur de chaque individu. Le temps s’écoulait sans interruption au rythme des jours, sans prétention aucune. Les arbres en fleurs nous aspergeaient de leur essence, et en groupe, souvent, nous empruntions les sentiers parfumés pour aller nous distraire dans leur ombre. On fêtait tout, on célébrait tout. On honorait chaque citoyen méritant. On adulait les notables les plus respectueux. Et la cité rendait hommage aux plus illustres à leur décès. Les noms de nos bardes, de nos poètes, de nos chansonniers animaient notre quotidien. Les complaintes emblématiques de leurs œuvres enjolivaient nos réunions ou nos après-midi de relaxation. Du célèbre Regnor C. Bernard, nous récitions « Vertige » :
« Tu as dit, tu m’as dit « Camarade »
Et ta main dans ma main est une gerbe de roses rouges… »
De Jean-F. Brière dans « Black Soul »
« Vous étiez la musique et vous étiez la danse… ».
Ou encore, la plus célèbre des strophes dans « Altitude » de Regnor C. Bernard :
« Cherche-la donc enfin la route du soleil
Et grandis ta souffrance à l’orgueil de ton rôle…
Nègre, l’horizon est immense qui t’appelle et te sollicite :
Élève-toi, élève-toi!
Et puis, sans tambour ni trompette, arriva l’année 1957. L’enfer avait un pays sur Terre. Il se nommait Haïti. Depuis lors, notre coin paradisiaque avait perdu de son humanité. C’était le sauve-qui-peut. Nul n’était à l’abri. Le brunissement de ton épiderme, par exemple, pourrait t’être fatal. Dans cette atmosphère déroutante, notre entraîneur de sport (marche, football et volley-ball), le sieur Maurice Léonce, métis de son état, avait pris la poudre d’escampette pour se mettre à l’abri des « malveillants aux grandes dents ». Il s’est envolé pour ne revenir que 50 ans plus tard, pour finir ses jours dans le souvenir d’une région qu’il avait tout bonnement adorée et encadrée de tout cœur, dans l’affection d’une population qui l’avait adulé.
En fait, au dernier soupir de Maurice Léonce, en ce 4 novembre 2024, la Grand’Anse s’est réveillée pour renouer avec un certain gestuel qu’elle n’avait pas pratiqué depuis des lustres, pour réconcilier avec une once d’empathie, en rendant grâce à un concitoyen méritant à son décès.
Dans la réalité, cela peut surprendre plusieurs, et on les comprend. Depuis quand la municipalité avait-elle cessé d’auréoler ses fils ? Toute notre génération connaît la réponse. Point n’est besoin de pérorer sur cette parenthèse horrifiante. Pensons simplement à remercier les édiles de la cité qui ont eu l’heureuse idée de rendre un hommage éloquent à ce citoyen émérite, bien intentionné, qui avait transmis à chaque jeune de son époque glorieuse, et à ceux d’aujourd’hui, une pincée d’humanité, un goût de vivre entre frères de sang, un brin de civilisation et le plaisir du partage.
Adieu cher Maurice, Jérémie se souviendra longtemps de toi !
Max Dorismond