Le Quotidien News

L'actualité en continue

La jeunesse haïtienne en exil : un pays qui se vide de son avenir

Chaque semaine, ils sont des dizaines, parfois des centaines, à prendre le chemin de l’exil. Avion, bateau ou périple terrestre, peu importe : les jeunes Haïtiens fuient massivement leur pays à la recherche d’une vie meilleure. Un phénomène qui prend de l’ampleur et qui soulève de profondes inquiétudes sur l’avenir d’Haïti.

« Je ne voulais pas partir, mais rester, c’était mourir à petit feu », confie Ismaël, 27 ans, diplômé en informatique, qui s’apprête à rejoindre le Canada. Comme lui, beaucoup considèrent l’émigration comme la seule issue face à l’insécurité, au chômage et à l’absence de perspectives.

Les causes d’un départ massif        

La crise multidimensionnelle qui secoue Haïti – économique, politique et sécuritaire – pousse les jeunes à tourner le dos à leur terre natale. Les opportunités d’emploi sont rares, le coût de la vie explose et les universités n’arrivent plus à garantir un avenir stable à leurs diplômés.

« Comment demander à un jeune de rester quand il ne peut même pas se projeter dans cinq ans ? », s’interroge Marie, professeure à l’Université d’État d’Haïti. À cela s’ajoute une insécurité chronique : enlèvements, gangs armés, routes coupées, violences urbaines. Beaucoup estiment qu’ils ne peuvent pas bâtir une famille ni même circuler librement dans leur propre pays.

Le tableau est sombre : selon les chiffres de l’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM), près de 80 % des jeunes de 18 à 35 ans affirment qu’ils partiraient s’ils en avaient la possibilité. Les consulats étrangers à Port-au-Prince croulent sous les demandes de visas, tandis que d’autres choisissent des itinéraires irréguliers, quitte à traverser la jungle du Darién, ce couloir dangereux reliant l’Amérique du Sud à l’Amérique centrale.

Une fuite des cerveaux dramatique

Ce mouvement n’est pas sans conséquence : Haïti perd sa force vive, sa main-d’œuvre la plus dynamique et ses talents les plus prometteurs. Les médecins, ingénieurs, enseignants, étudiants… partent pour mettre leurs compétences au service d’autres nations.

Un « brain drain » qui prive le pays d’un moteur essentiel à son développement. Selon Désir Ortega, un économiste interrogé, « former un jeune pour qu’il parte ensuite ailleurs représente une double perte : une perte financière et une perte humaine ».

Les hôpitaux publics manquent de spécialistes, les écoles se vident de leurs professeurs, les entreprises locales peinent à recruter du personnel qualifié. Pendant que d’autres pays bénéficient de l’énergie et du savoir-faire de ces jeunes, Haïti s’enlise davantage dans la crise.

Des rêves brisés et des parcours périlleux

Pour beaucoup, l’exil n’est pas un choix, mais une survie. Certains partent avec des visas étudiants ou de travail, mais une large majorité emprunte des routes clandestines. Le passage par le Brésil ou le Chili avant de remonter vers les États-Unis est devenu courant.

Jean-Michel, 23 ans, étudiant en agronomie, raconte : « J’ai traversé neuf pays pour atteindre la frontière mexicaine. J’ai dormi dans la rue, j’ai eu faim, j’ai vu des gens mourir dans la jungle. Mais je ne pouvais plus rester en Haïti. Là-bas, je n’avais rien ».

Chaque année, des centaines de jeunes disparaissent dans ces périples : noyés en mer, victimes de bandes armées ou laissés sans secours dans des zones hostiles. Pourtant, malgré les risques, le flot migratoire ne faiblit pas.

Des familles éclatées

Si les transferts d’argent envoyés par la diaspora permettent de soutenir l’économie, ils ne compensent pas la fracture sociale créée par ces départs. Derrière chaque billet de banque envoyé se cache une famille déchirée.

Des enfants grandissent loin de leurs parents, des couples se séparent et la solitude ronge ceux qui restent. « L’argent ne remplace pas une étreinte », soupire Roseline, mère de deux enfants dont le mari a émigré au Chili.

Dans les quartiers populaires, le phénomène est visible : des maisons inachevées attendent l’argent des proches à l’étranger, des grands-parents élèvent seuls leurs petits-enfants, et les liens familiaux se distendent. La société haïtienne se transforme silencieusement, marquée par l’absence physique d’une partie de sa jeunesse.

Une économie sous perfusion

Les envois de fonds représentent environ 30 % du PIB haïtien, selon la Banque mondiale. C’est l’un des taux les plus élevés au monde. Sans ces transferts, l’économie nationale s’effondrerait. Mais cette dépendance soulève une question : peut-on bâtir un pays uniquement grâce à l’argent de ceux qui partent ? Les petites entreprises locales survivent souvent grâce aux soutiens de la diaspora, mais cela ne crée pas de dynamique interne de développement.

L’État, pour sa part, peine à mettre en place des politiques publiques incitatives. Les programmes de formation, d’entrepreneuriat ou de bourses sont limités et fréquemment minés par la corruption ou le manque de moyens.

Les témoignages d’une génération en partance

Au-delà des statistiques, ce sont des visages et des histoires qui illustrent l’exode.

  • Nadine, 25 ans, infirmière diplômée, rêve de rejoindre la Floride : « Ici, je gagne à peine de quoi me nourrir. Aux États-Unis, je pourrai travailler, aider ma famille et vivre sans peur ».
  • Patrick, 30 ans, ingénieur civil, a déjà envoyé ses papiers pour un visa canadien : « J’aime mon pays, mais je ne veux pas sacrifier mon avenir ».
  • Carlendie, 20  ans, étudiante, prépare le concours d’une bourse étrangère : « J’ai encore espoir, mais pas ici ».

Ces voix traduisent une même lassitude et une même urgence : partir, coûte que coûte.

Quel avenir pour le pays ?

La grande question demeure : quel avenir pour un pays qui se vide de sa jeunesse ? Sans politique publique solide pour offrir des opportunités, la tendance risque de s’amplifier. Les autorités parlent parfois de programmes d’entrepreneuriat ou de bourses locales, mais la réalité quotidienne laisse peu de place à l’optimisme.

L’ancien ministre de l’Éducation, Paul Rigaud, estime :

« Si rien n’est fait, Haïti risque de devenir un pays d’aînés et d’enfants, sans colonne vertébrale productive. Le développement se construira ailleurs, pas ici ».

Pourtant, certains experts avancent des pistes :

  • Investir massivement dans l’éducation technique et professionnelle.
  • Créer un climat de sécurité pour attirer les investissements.
  • Mettre en place des politiques incitatives pour retenir les jeunes talents.
  • Développer des partenariats solides entre diaspora et économie locale.

Mais tant que les promesses ne se traduiront pas en actes concrets, les jeunes continueront de prendre l’avion ou la route de l’exil.

Une jeunesse en suspens

L’exode des jeunes Haïtiens n’est pas seulement un drame démographique, c’est une blessure nationale. Chaque départ affaiblit un peu plus le rêve d’une Haïti bâtie par et pour ses enfants. Dans les rues de Port-au-Prince, les conversations reviennent souvent sur ce même constat : ceux qui peuvent partent, ceux qui restent survivent. « On vit comme si demain n’existait pas », résume un étudiant.

En attendant que les choses changent, l’exode continue. Et le pays, lentement, mais sûrement, se vide de son avenir.

Olry Dubois, Agroéconomiste

Olrydubois@gmail.com

Laisser un commentaire