sam. Nov 23rd, 2024

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Mal baisé par la Vie

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         J’ai un petit creux; le tumulte de mon estomac me le rappelle sans retenue. On dirait que l’ouragan du siècle se manifeste dans mon ventre. Depuis l’apparition de l’astre du jour, je n’ai encore rien mis sous mes dents et j’ignore ce que je vais devoir faire aujourd’hui pour éviter de mourir de faim. Ce n’est pas la première fois que je me réveille sans savoir ce que je vais devenir sous ce ciel bleu, sans savoir si je vais me retrouver au paradis ou en tôle. Je peux dire que c’est la routine ici. Dans ce quartier mal famé, On a la faim à nos trousses, l’insécurité installée au salon et la pauvreté: cette grande dame au cœur d’acier qui nous caresse sans vergogne, nous brûle et nous démange la peau avec une brutalité démesurée, nous conduisant à un orgasme douloureux. Cette femme sans pitié qui nous embrasse et nous plonge dans une mer de détresse un peu trop salée.

           J’avale à plein poumons une bouffée de ma cigarette au menthol avec l’espoir que ce nuage de fumée malsain saura calmer le déséquilibre de mes intestins. Le chaos est seul chef de mon présent car très souvent je me perds entre vide et plénitude, entre haine et indifférence, entre religion et sciences. Mes sens sont sans dessus dessous. Dans ma tête tout se mélange : le bien, le mal, le jour, la nuit, le silence, le bruit. Ces mots synonymes et contraires qui rythment notre parcours sur terre. Ces mots remplient de vide, de sens, de sons qui sont le tic toc de notre existence.

        Dos collé au mur, pieds accrochés aux briques décrépies par les années, seule face au soleil dans ce coin puant la pisse misérable, confortable dans ma mauvaise posture, je fais une petite récapitulation. Je puise dans le fin fond de mon subconscient ; essayant de trouver les mots adéquats pouvant décrire mes ressentiments. Durant toute ma chienne de vie, je n’ai jamais su ce qu’était le bonheur. Petite fille mal grandit, j’ai porté des fardeaux trop pesants qui ont fini par m’abimer.        La vie m’a fortement frappée. Elle m’a prise par derrière, je n’ai rien vu venir.

      C’est à l’âge de 5 ans que j’ai vu les bandits du quartier exploser la cervelle de mon père et brûler les entrailles de ma mère. Suite à cet incident, je me suis réfugiée chez un ami de la famille. Peu de temps après avoir enterré mes parents, j’ai aussi fait le deuil de ma virginité. J’étais très jeune mais j’avais clairement compris que monsieur André n’avait pas le droit de me faire toutes ces choses. Je ne pouvais pas placer de mots sur les actions et les gestes déplacés mais vu la manière dont il me défendait d’en parler à sa femme et à sa fille; j’ai fini par comprendre que ce n’était pas normal qu’il me touche ainsi tout le temps. Des années se sont écoulées mais rien n’avait changé; il continuait à abuser de ma fragilité et de mon innocence. Non seulement, j’étais la boniche de la famille mais aussi la pute du patron. Je n’avais pas droit au luxe, à l’écolage et au loisir. Mon existence se limitait : la journée aux tâches ménagères et la nuit à faire plaisir au boss.

         Dix ans plus tard, soit l’année de mes quinze ans j’ai fait une fugue et j’ai disparu pour toujours de leurs vies. Et c’est là que la vie m’a fortement maltraitée.                                        

Livrée à moi-même dans cette grande ville de Port-au-Prince, j’ai tout fait pour survivre, sauf mendier. J’ai usé de tous les atouts que le ciel a pu me donner.  J’ai volé, blessé et même tué; je me suis prostituée. Et jusqu’à présent parfois je suis contrainte de donner une partie de moi pour survivre. Je me prostitue par nécessité mais aussi parce que c’est le seul moyen pour moi de me sentir vivante.

      J’étais tantôt en prison tantôt en centre de désintoxication. J’ai été contrainte de faire des choses dont je ne suis pas très fière. Je ne vais pas jusqu’à dire que j’ai honte de tout ce que j’ai fait parce que dans la situation où je me trouve, la honte est le cadet de mes soucis. D’ailleurs, je n’ai que faire de votre morale,  jamais je n’avais eu de modèle. C’est la rue qui m’a grandi. C’est elle qui m’a fait vivre. La rue: cette mère câline qui m’a prise dans ses bras généreuses m’a doucement bercé; oui, quelques fois elle m’a blessé et m’a vu saigner mais c’est également elle qui m’a soignée.

                   Il y a cette rage qui  bouillonne là, dans ma tête. J’en veux à tout le monde, surtout à la justice divine et à la justice de ce pays; c’est à cause d’elles que j’ai tout perdu y compris mon enfant. J’étais enceinte suite à un coït d’un soir. Je ne voulais pas avoir d’enfant mais toutes les tentatives d’avortement avaient échoué car j’ai pris connaissance trop tard de la grossesse. J’étais obligée de le mettre au monde. Un soir, encore plus sombre que tous ceux que j’ai connu de ma vie,  j’ai mis au monde ma fille , dans la rue sur une pile d’ordures. Je l’ai regardé un moment, je l’ai prise dans mes bras, je l’ai embrassé. Elle était si belle. Je l’aimais dès le premier contact. Ce fût le premier coup de foudre de ma vie et le dernier aussi. Je l’aimais tellement que je lui ai fracassé le crâne. C’était la première décision de ma vie que j’ai prise en pensant à quelqu’un d’autre que moi.

           Je n’ai pas eu une enfance des plus agréables, je n’ai pas non plus eu la chance d’avoir une vie agréable. Très jeune, je me suis rendue compte que la vie était pleine de saletés, de malpropretés, d’impuretés, de méchancetés  et qu’une fois gâchée il était impossible de la réparer. J’ai grandi avant l’âge de maturité, j’ai trop vu avant la puberté.  Le système m’a appris plus que j’aurais dû savoir. J’ai vécu plus que ce que j’aurais voulu. Ce pays m’a enlevé mes parents, mon enfant, ma vie. Je n’ai même pas la force d’en vouloir aux bandits qui ont assassiné mes parents car ils ne sont pas coupables. Comme moi, ils sont des victimes. Des victimes du système. Des victimes de la vie : cette femme séduisante qui nous caresse avec ses mains enflammées et ses doigts tranchants, nous souille, nous viole, nous détruit. Oui, je suis une frustrée. Une victime de cette pute qu’on appelle la vie.

  Leyla Pierre Louis

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