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Au cœur de la crise nationale, la question constitutionnelle

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Depuis 1987, l’institutionnalisation du pouvoir d’État telle que prescrite par la nouvelle Constitution n’a jamais pu être véritablement réalisée. Toutes les voies d’accès au pouvoir – élections, révoltes, coups d’État et diktats de la communauté internationale, négociations, accords, compromis et expédients ont été essayés sans qu’on puisse parvenir à la normalisation démocratique, voire à une stabilisation politique du pays. Plus de trente ans plus tard, il importe d’interroger de toute urgence l’histoire récente, celle qui met en perspective le parcours de cette transition post dictatoriale.

1 – Aux premières élections fondatrices du nouveau régime, noyées dans le sang le 28 novembre 1987, ont suivi celles de janvier 1988 organisées sous la supervision des militaires qui ont vite fait de renverser quatre mois plus tard le nouveau Président, M. Leslie Manigat. Suite à de nouvelles élections générales en décembre 1990, une phase de normalisation est enclenchée à l’avènement de M. Jean-Bertrand Aristide à la présidence. Il en sera éjecté à son tour en septembre 1991 par les militaires.

Dans une projection critique sur le moment historique de la transition amorcée en 1988, il est bon de faire le relevé des présidences issues de la rupture de la norme constitutionnelle. Aux deux ans de gouvernement militaire des généraux Henry Namphy (juin-septembre 1988) et Prosper Avril (septembre 1988-avril 1990), il faut ajouter les quelques mois de la présidence provisoire de Ertha Pascal Trouillot (avril 1990-février 1991) et les années du coup d’État du général Raoul Cédras (1991 à 1994), lequel s’est résumé d’un côté en un gouvernement local de facto accaparant tous les pouvoirs et de l’autre en la présidence légale d’Aristide gérant les missions haïtiennes à l’étranger grâce au soutien de la communauté internationale. Puis, l’Exécutif intérimaire d’Alexandre-Latortue (2004-2006) et, plus récemment, la présidence de Jocelerme Privert (2016-2017)

Des sept quinquennats dont l’histoire débute en 1988, de Leslie Manigat à Jovenel Moïse, un seul, celui du deuxième mandat de René Préval (2006-2011), aura été épargné par les turbulences politiques :

coups d’État en 1988 et en 1991 – restauration de la légalité constitutionnelle en 1994 grâce à une intervention militaire étrangère, mais la priorité étant aux élections législatives et présidentielles, le contenu du retour à l’ordre constitutionnel (CEP, collectivités territoriales, Commission de conciliation, forces de sécurité, etc.) n’est vraiment pris en compte que dans le cadre du rapport des forces entre les principales formations politiques engagées dans le processus électoral 1994-1995 ;

– crise électorale en 1997 débouchant sur un grave dysfonctionnement institutionnel : le chef de l’État entré en fonction le 7 février 1996, M. René Préval, au départ du Premier ministre Rosny Smarth démissionnaire et faute d’un remplaçant dûment confirmé, est contraint de jouer le rôle de chef de gouvernement de facto pendant six mois (octobre 1997-mars 1999) tandis que M. Jacques-Édouard Alexis, le PM choisi et ratifié en décembre 1998 par le Parlement exerce la fonction de chef de gouvernement non moins de facto (mars 1999-février 2001) pour n’avoir pu présenter sa déclaration de politique générale, la Chambre des députés étant reconnue caduque à la fin de son mandat le 11 janvier 1999;coups de force en 2004 contre le Président Aristide et deuxième intervention militaire étrangère au terme de fortes contestations politiques générées par les mises en cause des  législatives de mai 2000 et de la présidentielle qui a suivi en novembre; nouveau gouvernement provisoire issu d’un arrangement à l’initiative d’un comité tripartite de crise où se retrouvent un représentant de Lavalas, celui de l’opposition regroupée sous la dénomination de Convergence démocratique et le représentant-résident du PNUD en Haïti;

nouvel Exécutif et nouvelle législature légitimés par les élections de 2006, mais le président Préval (2006-2011) et le Parlement ne parviendront pas à compléter la mise en place des institutions destinées à l’équilibre des pouvoirs d’État et à créer des conditions de la bonne gouvernance : les juges, sauf ceux de la Cour de cassation, ne sont pas nommés en vertu des prescriptions constitutionnelles, le CEP est toujours provisoire, la Commission de conciliation n’est pas normée, tous les organes des collectivités territoriales ne sont pas constitués;cafouillage en 2011-2012 de la révision constitutionnelle introduite par Préval en 2009 et débouchant sur une faille constitutionnelle dont le nouveau président déclaré élu, Michel Martelly a du mal à sortir.

Depuis 1986 donc, il n’y a pas eu de transmission du pouvoir dans des conditions normales, c’est-à-dire d’un président élu à un élu : de Namphy à Manigat, de Ertha Trouillot à Aristide, d’Alexandre à Préval 2, de Privert à Jovenel Moïse. À trois exceptions : d’Aristide à Préval 1, de ce dernier à Aristide 2, de Préval 2 à Martelly, mais dans ces trois cas, la passation de la présidence a lieu précisément soit dans les conditions considérées équivalentes à une occupation étrangère, soit au terme de vives contestations électorales.

Qu’est-ce à dire des autres institutions étatiques, en particulier du Parlement dont la Charte de 1987 fait le poteau mitan du nouveau régime politique?

Sept législatures – de la 44 e à la 50 e – se sont succédé sans laisser un bilan législatif à la hauteur des exigences de leur mission et des ambitions de la génération des utopies démocratiques qui s’est laissé persuader que le parlementarisme hybride de la Constitution de 1987 enfanterait l’État de droit démocratique et préviendrait le retour du monstre. Dans l’ensemble, plongées dans les turbulences politiciennes, elles ont été happées par des combines et des crises institutionnelles qui ont compromis le travail législatif et ruiné leur autorité morale et politique. Leur contribution à la faillite de l’État est non moins considérable. Les manœuvres sont parfois tellement dégradantes au cours de la 50 e de triste mémoire qu’elles favorisent les tentations autoritaires et inconstitutionnelles du chef de l’État actuel. « Sans la vigilance du droit, rappelle Erik Orsenna, la démocratie devient une comédie où élus et mafieux se tiennent par la barbichette et s’enrichissent les uns les autres. Encore faut-il que ce droit soit voté par un parlement sain et dit par une justice indépendante ».

Qu’est-ce à dire de la décentralisation qui repose sur des collectivités à trois paliers territoriaux (la section communale, la commune, le département) dont la Constitution fait les 3 | Page organes essentiels de la gouvernance locale ? On a observé que les nouvelles institutions porteuses du projet démocratique local n’ont jamais pu se former et fonctionner adéquatement au point de n’avoir pu remplir leur mandat. Celles qui, tant bien que mal (les CASECS et les ASECS), ont survécu aux contrecoups des crises politiques à répétition ont fonctionné pour la plupart dans des conditions de gouvernance éprouvantes. De l’incapacité à mettre en place les assemblées locales dont l’architecture est conçue pour assurer la cohérence des rapports entre les différents niveaux de pouvoir, il résulte que des pans entiers de leur mandat (participation à la nomination des juges et à la formation du CEP) se sont effondrés.

Cette énumération non exhaustive peut être complétée par l’apport de chacun à partir de ses propres observations sur le dysfonctionnement institutionnel depuis 1988. Il y aurait en effet beaucoup à dire des Chambres législatives pratiquement inopérantes, du Pouvoir judiciaire branlant, du cafouillage de la décentralisation. Beaucoup à dire du Conseil Électoral, importante création constitutionnelle à vocation de rempart contre toutes les tentatives d’accaparement des pouvoirs; le Permanent n’a jamais pu être formé après plus de 30 ans, on n’en a eu que des Provisoires sans lendemain ou frappés d’indignité. On n’en compte plus, tellement la transition en a consommé. La présidence dont le mandat s’est achevé le 7 février 2016 en a englouti 5 à elle seule.

Où en est-on aujourd’hui ?

 Les élections de 2010-2011 réalisées dans des conditions chaotiques ont mis en évidence les interventions grossières de la communauté internationale, les États-Unis et Hilary Clinton en tête, pour torpiller les résultats et imposer Michel Martelly à la présidence. Tout s’est passé comme si, le chaos dévastateur du séisme du 12 janvier 2010 mis à profit par les prédateurs, les travaux préalables du groupe de travail sur la Constitution, qui ont mobilisé divers secteurs en 2009, n’ont servi qu’à introduire un nouveau cafouillage au terme de la réforme constitutionnelle en 2011-2012.

Les crises institutionnelles se sont multipliées. C’est reparti avec la révision constitutionnelle enclenchée en septembre 2009 à la fin de la 48 ème législature. Poursuivie en 2011 sous la 49 e législature et proprement bâclée, elle aboutit en 2012 à une calamité procédurale au point où des juristes et observateurs s’accordent pour dire que la Constitution de 1987 n’a jamais été amendée. Qu’à cela ne tienne, le pouvoir d’État est reconstitué. L’ère Tèt Kale inaugurée par la présidence de Martelly n’est jamais sortie du bourbier institutionnel. Le rythme du renouvellement du Sénat constitue, avec la formation du CEP, la principale pierre d’achoppement du système électoral et donc de la structuration constitutionnelle des pouvoirs indispensable à leur fonctionnement régulier et pérenne. Bien entendu, compte non tenu ici du comportement des élus, de tous les dirigeants chargés de veiller au respect des règles de droit, et plus généralement de leur incapacité à juguler les crises multiformes de la longue période de transition.

Ce que j’ai analysé sous le titre « l’embrouillement électoral 2007, 2008, 2009 » (La question électorale, CIDIHCA, 2015, pages 183-211), ne va pas tarder à se reproduire. Faute d’un CEP dûment constitué, le non renouvellement du tiers du Sénat en 2012 et des organes de la gouvernance locale en 2014, ouvre un nouveau chapitre de ce casse-tête récurrent. Le déficit électoral étendu à tout le mandat de Martelly donne la mesure de la gravité de la crise sociétale haïtienne. Les dirigeants seront obligés de recourir, à l’intérieur même d’une structure étatique constitutionnelle, à des procédés de sortie de crise hors normes. Au fait, médiations, dialogue politique, conférences, recours à des accords entre les représentants des pouvoirs de l’État, accords entre ces derniers et des formations politiques ou des consultations auprès d’organisations de la Société civile semblent devenir la norme. En voici quelques-uns :

Accord El Rancho du 14 mars 2004. Précédé d’un dialogue politique et interinstitutionnel inter haïtien animé par la Conférence épiscopale d’Haïti du 24 janvier au 14 mars 2014, l’accord d’El Rancho fut le résultat de plusieurs rencontres entre l’Exécutif, les membres du Parlement et des partis politiques

Accord tripartite du 29 décembre 2014 entre les représentants des trois grands pouvoirs de l’État autour de la crise préélectorale, soit le Président Michel Martelly, les Présidents du Sénat (Simon Dieuseul Desras), de la Chambre des députés (Jacques Thimoléon) et le Président de la Cour de cassation (Anel Joseph).

Accord politique du 11 janvier 2015 pour une sortie durable de la crise politique entre le Président Martelly et des partis politiques. Accord signé en vue de la confirmation du Premier ministre désigné Evans Paul.

Accord politique du 6 février 2016 pour la continuité institutionnelle à la fin du mandat du Président de la République en l’absence d’un président élu et pour la poursuite du processus électoral entamé en 2015. Accord signé le 6 février 2016 entre le Président Martelly, le président du Sénat, Jocelerme Privert, le Président de la Chambre des députés, Cholzer Chancy.

Ce dernier accord aboutit à « l’élection » par l’Assemblée nationale de Jocelerme Privert. Président provisoire, ce dernier doit faire face à son tour aux accrochages politiques, aux failles et avatars électoraux en sorte qu’il n’a pu mener son mandat à terme qu’au mois de novembre de 2016, date de confirmation de l’élection de Jovenel Moïse.

Avec ce nouveau président assermenté le 7 février 2017 débute une deuxième phase de l’ère Tèt Kale. Un peu plus d’un an après son arrivée au pouvoir, la situation du pays dégénère en des crises multiples (économiques, sociales, sécuritaires, institutionnelles, politiques, etc.). Ses réponses, inconsidérées, dérogatoires aux normes, accélèrent la dégradation de la gouvernance. En août 2017, il se permet une première dérogation lorsqu’à la demande du CEP il refuse de 5 | Page publier dans Le Moniteur les résultats des élections indirectes en vue de la formation des assemblées municipales. (Voir Le Nouvelliste du 28 août 2017). De là on s’est acheminé vers la faillite retentissante de l’État. Au point que depuis le deuxième lundi de janvier 2020, le Parlement disparu faute de nouvelles élections pour le renouvellement de la Chambre des députés et des deux tiers du Sénat, un gouvernement de facto opère sans contrôle. Au bout de ces manœuvres et de nouveaux avatars électoraux, des mairies sont transformées en boites d’accueil d’agents intérimaires exécutifs. Aujourd’hui, il n’y a plus de retenue, le pays est abasourdi par les promulgations débridées des décrets du Président faisant éclater l’ordonnancement juridique existant. En fin de compte, la présidence de Jovenel Moïse est aujourd’hui l’aboutissement calamiteux de la dégradation accélérée de la gouvernance à tous les niveaux considérés.

Par Prof. Claude Moïse

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