Commerce binational : La crise frontalière pousse Haïti et RD à étudier de nouvelles perspectives
5 min readÀ côté des vagues incessantes de déportations massives commises par les autorités dominicaines, le conflit autour de la construction d’un canal d’irrigation en territoire haïtien a jeté une nouvelle couche sur les différends qui menacent la paix entre les deux pays. Après la fermeture des barrières frontalières des deux côtés, la République Dominicaine enregistre des pertes énormes, et des Haïtiens plaident pour de nouveaux partenaires ainsi que pour le renforcement de la production nationale.
« Comme vous le savez, jeudi dernier, j’ai pris la décision de décréter la fermeture de la frontière entre la République Dominicaine et Haïti après le délai de 72 heures accordé à ceux qui, illégalement et en violation flagrante des traités frontaliers entre les deux pays, n’ont pas répondu à nos demandes légitimes d’arrêter immédiatement la construction d’un canal pour détourner les eaux de la rivière Massacre », avait déclaré le Président dominicain en septembre, avant d’annoncer dans le même discours sa décision de suspendre la délivrance de visas, l’interdiction aux promoteurs de projets d’entrer dans son pays, la fermeture des frontières terrestres, aériennes et maritimes, mais aussi la réactivation de la prise d’eau Vigía et la construction du barrage Don Miguel. Décision suite à laquelle, quelques jours plus tard, la République d’Haïti allait, elle aussi, fermer ses frontières, même après la réouverture du marché frontalier de Dajabón côté dominicain.
Face aux pertes, les Dominicains cherchent de nouveaux marchés
Les Dominicains ont déjà enregistré des pertes correspondant à des millions de dollars depuis la fermeture des frontières entre les deux pays. Le journal dominicain Listin Diario rapporte les déflations au niveau du prix de l’œuf en territoire voisin. Le prix des cartons est descendu jusqu’à 90 pesos, et celui du poulet de chair dont la livre est passé de 80 à 75 pesos en seulement une semaine. En ce qui concerne les œufs, la République Dominicaine produit pas moins de 226 millions d’œufs par mois, dont 40 millions sont destinés au marché haïtien. Ses exportations vers Haïti contribuaient à couvrir près de 90% de la consommation haïtienne en 2022 selon l’Asociación Dominicana de Avicultura.
Aujourd’hui, les relations commerciales partent à la baisse. Selon les données de ProDominicana, de 2015 à juillet 2022, les échanges commerciaux entre les deux pays ont atteint 6 899.2 millions de dollars américains, dont 97,6% correspondaient à des exportations de la République Dominicaine vers Haïti. Rien qu’en 2022, les exportations dominicaines ont été d’une valeur de 1 042,2 millions de dollars, avec une croissance annuelle de 8.93%. Cependant, les chiffres en août 2023 ont permis de constater que les différentes situations de crise ont joué en la défaveur des Dominicains, car ils ont enregistré une baisse de 11.9% sur les 12 derniers mois, avec une exportation correspondant à 673,3 millions de dollars américains. À présent, les Dominicains négocient avec d’autres pays de nouveaux rapports commerciaux, et parmi les potentiels acheteurs, se trouvent : la Guyane, Trinité-et-Tobago, la Guadeloupe, Aruba, les Émirats arabes unis, le Brésil, les États-Unis, Porto Rico, Costa Rica, Panama, la Colombie, El Salvador, Cuba, le Canada, l’Espagne, Curaçao…
Une occasion à saisir pour Haïti
Depuis cette crise autour du canal à Ouanaminthe, le Gouvernement haïtien multiplie les rencontres avec des acteurs nationaux et internationaux afin de réduire la dépendance alimentaire vis-à-vis des Dominicains. En effet, les 26 septembre, 5 et 10 octobre 2023, des réunions ont eu lieu entre le Ministère du Commerce et de l’Industrie (MCI) et le secteur privé haïtien, notamment avec les importateurs et les industriels produisant en Haïti en vue de trouver la meilleure formule pour répondre aux besoins immédiats de la population haïtienne face à cette crise. Des réunions ont eu lieu également afin de renforcer les relations commerciales du pays avec le Mexique.
C’est là une perspective qui n’échappe pas aux Dominicains. Dans une tribune publiée dans le journal dominicain Listin Diario « Les échecs complexes de la crise avec Haïti », Edgar Lantigua, un journaliste dominicain, a expliqué ce 19 octobre que la décision du Président dominicain de fermer les frontières de son pays avec la République d’Haïti tend à se retourner contre son propre pays. « C’est vrai qu’Haïti a besoin de s’approvisionner dans une économie qui ne produit pas ce qui est nécessaire à ses besoins fondamentaux, c’est vrai que nous sommes le marché naturel de par la proximité, mais c’est vrai aussi qu’il doit y avoir 5 ou 6 pays des Caraïbes qui pourraient être intéressés par ce marché avec des articles que nous avons toujours fournis à partir d’ici », a-t-il expliqué.
De son côté, le Dr Michel Chancy, ancien Secrétaire d’État à la production animale, a expliqué dans une émission de la radio Magik 9 que le Gouvernement devrait profiter de cette situation pour renforcer la production nationale afin de réduire la dépendance alimentaire. Selon lui, les producteurs haïtiens sont prêts, disponibles, il leur faut un accompagnement. « Il y a beaucoup de producteurs dans le pays qui connaissent la filière, qui investissent, qui ont énormément d’expérience. Ce sont ces gens qu’il faut accompagner. Il y a 18 écoles d’agronomie qui fonctionnent dans le pays. Tous ces jeunes ont besoin de travail, ils ont des connaissances. Il faut des responsables qui soient prêts à les accompagner en vue de relancer l’appareil de production », a-t-il expliqué, propos rapportés par le quotidien Le Nouvelliste.
Selon lui, en ce qui concerne les œufs, le pays avait réussi à répondre à la moitié des besoins en œufs de la population, avec la ferme Haïti Broilers qui, à elle seule, produisait environ 24 millions d’œufs le mois. « Si la plus grande compagnie de production d’œufs a fermé ses portes, d’autres existent encore. Aujourd’hui, c’est grâce à elles que nous parvenons à trouver cette petite quantité d’œufs qui est sur le marché. Ce sont des compagnies qui ont environ 2 000 à 10 000 pondeuses », a-t-il expliqué. Selon lui, peu importe si la frontière rouvrira, la revitalisation serait encore possible, « il suffirait d’exiger le respect des normes sanitaires sur l’importation des aliments frais », car « tous les œufs qui viennent de la République dominicaine entrent dans le pays sans aucune autorisation », contrairement aux normes internationales de commerce alimentaire qui exigent qu’un ensemble de démarches sanitaires accompagnent tout produit frais qui quitte un pays en direction d’un autre.
Clovesky André-Gérald PIERRE