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La nation haïtienne: de la crise de l’autodéfinition à l’autodestruction systématique

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Différentes études qui se sont penchées sur la construction bi séculaire d’Haïti ayant pour base des données scientifiques observables, nous amènent définitivement à une évidence assez claire: la crise haïtienne aujourd’hui atteint son paroxysme. Non pas parce que les manifestations et les mouvements y relatifs qui revêtent une ampleur de plus en plus grave  le dévoilent, mais plutôt et surtout parce qu’elle marque la déchéance morale d’une communauté humaine qui se détache de tous les principes constituant l’essence de sa cohésion en tant que telle.

Pourtant, là n’est pas le seul niveau de cette crise. Haïti est une collectivité constituée d’éléments. Mais de quelle collectivité s’agit-il? Ces éléments qui se disent Haïtiens, forment-ils, ce qu’Ernest Renan appelle une nation comme ils se proclament? Quels devraient être alors les principes qui guident les Haïtiens en tant que nation autoproclamée? Le deuxième niveau de la crise haïtienne réside dans cette problématique: l’échec national haïtien dans une tentative d’autodéfinition. Ici, autodéfinition se réfère à la reconnaissance de soi en tant que collectivité existant qui est appelée à être guidée par des principes.

Ces deux niveaux de la crise haïtienne, en effet, constituent la crise de l’autodéfinition qui se résume dans le fait qu’Haïti en tant que communauté humaine, est contrainte d’exister dans une déchéance morale contradictoire à son existence même et à sa proclamation comme nation. Par ailleurs, si aujourd’hui les symptômes de cette crise se manifestent de plus en plus, elle n’est pas moins marquée par différentes étapes vérifiables. Quelles sont donc les incidences de cette crise ?   

La crise de l’autodéfinition

Dans son ouvrage ‘’L’imaginaire national’’, Benedict Anderson (1996) a clairement démontré ce qui faisait le principe de cette communauté qu’on appelle nation. Il se trouve, selon l’auteur irlandais, dans l’imaginaire des éléments conditionnés psychologiquement à concevoir qu’ils entretiennent entre eux, un rapport de fraternité et de communauté. C’est à travers ce rapport qu’ils définissent en effet, leur vivre-ensemble dans un cadre national et/ou nationaliste. C’est tout autant à travers ce rapport qu’ils se définissent aussi : des éléments homogènes faisant partie d’une même communauté. Ainsi, la nation est le milieu de reconnaissance de soi et de l’autre dans une sorte de liaison fraternelle qui tend à  l’unification  des individus.

Pour Eric Hobsbawm (1990), « des hommes sont de la même nation s’ils reconnaissent appartenir à la même nation ». Cette définition rejoint celle de Renan qui fait de la nation un contrat passé entre des éléments différents qui se rejoignent par contre dans leur homogénéité et qui ont une perspective d’avenir. Cette approche est à même de nous amener vers une question centrale : quel est l’aspiration ou le motif fondamental des hommes qui forment cette communauté ?

La nation est le milieu de l’égalité et de l’homogénéité, nous apprend E. Gellner (1989). Ce sont, pour interpréter plus clairement, des individus égaux et homogènes qui forment cette communauté. La nation en tant que communauté d’égalité et d’homogénéité est la finalité de l’aspiration des hommes qui par perspective, se mettent sur le même piédestal autour d’un contrat passé. En effet, c’est parce que ceux-ci ont fait le choix de se reconnaitre égaux tout en concevant qu’ils entretiennent un rapport de fraternité qu’ils créent conséquemment la nation comme collectivité.

Par conditionnement politique ou psychologique, quand des hommes s’unissent pour former une nation, ils peuvent être guidés par le besoin d’adopter un Etat. Les théories sur la nation surtout celles de Gellner et Hobsbawm dont on a fait usage pour appréhender le phénomène nationaliste, nous ont amené à comprendre que cette forme d’organisation humaine peut, par contingence, adopter un Etat pour mener à bien son destin politique, avec pour mobile, le nationalisme.

Ce phénomène, nous l’appelons couramment l’Etat-nation. L’Etat, à travers ce système sociohistorique, a deux rôles fondamentaux à jouer: celui de d’organiser, d’un point de vue politique, la nation qu’il représente ou du peuple qui en est l’expression numérique dans une forme de collectivité et celui du maintien d’équilibre par le monopole de la violence légitime telle que conçue par Max Weber (1919).

Cette tendance cette fut repérée, dans la genèse de la formation d’Haïti, en tant qu’entité sociohistorique. La rhétorique républicaine qui l’accompagnait était favorable à ce que la première République noire adoptât un mécanisme socio-politico-économique qui reflète celui d’un Etat-nation ( jonction d’une nation et d’un Etat). En effet la genèse de la formation d’Haïti fut significative de la formation d’un Etat-nation en perspective.

Cependant, la proclamation de l’indépendance Haïtienne qui, comme l’acte fondateur de l’Etat-nation Haïtien, n’a eu un effet que temporaire ou limité. En fait, celle-ci comme la rhétorique républicaine qui a engendré l’Etat-nation haïtien ne fut pas un contrat à long terme sur lequel la base légale de cet Etat-nation s’est édifiée. D’où découle donc cette problématique ?

La première réponse hypothétique qu’on peut essayer d’attribuer à cette question est que le fait que la nation haïtienne est incapable de s’autoguider sur une base formelle qu’elle-même a générée, vient d’une  crise existentielle dont elle est en proie. C’est de cette crise de l’autodéfinition dont on a fait mention. Il est vrai qu’Haïti se proclame d’Etat-nation, mais elle est incapable de se définir en tant que telle ou plutôt devrait-on dire, elle ne peut suivre les principes qui font d’une nation ou d’un Etat-nation ce qu’ils sont. 

 L’entropie des antagonismes :

 Selon Edgar Morin (1976), ce qui caractérise les systèmes sociohistoriques, c’est l’interrelation de leurs éléments dans un jeu d’attraction, d’affinité, de possibilité de liaison mais aussi de force d’exclusion, de répulsion, de dissociation. Cela dit que « le concept de système doit faire appel nécessairement à l’idée d’antagonisme ». Ainsi deux principes sont relatifs aux éléments du système : le principe de complémentarité et celui de l’antagonisme. Le système par ailleurs, dans son niveau de régulation ou cybernetique, doit inhiber ces antagonismes pour qu’il puisse fonctionner, car « la crise apparait quand il y a l’irruption des antagonisme ».  Peut-on s’assoir sur cette base théorique pour étudier la crise de l’autodéfinition de la nation haïtienne ?

La nation, comme dirait Suzanne Villavicencio  est une unité diversifiée. Cela dit que même si elle est un tout homogène, elle contient des éléments qui se diffèrent forcément l’un à l’autre. Ces éléments, sont régis dans le système sociohistorique qu’est la nation par le principe de complémentarité  et celui de l’antagonisme si l’on tient compte de la pensée de Morin. Dans cet ordre d’idée, le système  en lui-même doit réguler les antagonismes virtuels entre ces éléments.  

L’histoire de la nation haïtienne est marquée par l’irruption des antagonismes, donc l’émergence des crises. En fait au niveau systémique, celle-ci n’a pas pu contrôler les antagonismes virtuels entre les différents éléments qui la constituent. Lyonnel Paquin (1989) a étudié cette problématique en considérant les clivages ethnique et socioéconomiques entre les différents éléments de la nation haïtienne. Ces clivages engendrent de plus en plus de dissociations et de répulsion entre les Haïtiens. L’ensemble des crises sociopolitiques qu’a connues le pays, découlent, selon l’auteur de ceux-ci.  

Pourtant Michel Hector, dans son étude sur les crises et mouvements populaires en Haïti, a considéré cette problématique en étudiant la position des éléments eux-mêmes. Les mouvements populaires qui s’articulent toujours autour d’un leader charismatique découlent toujours de la revendication des couches marginalisées qui réclament l’intégration. Ils sont en effet, antagoniques à un système favorable à une catégorie qui, pourtant fait partie de cette collectivité à tendance nationale.

En définitive on peut comprendre l’irruption des antagonismes dans la nation haïtienne ou l’émergence de la crise nationale et/ou nationaliste haïtienne dans l’antagonisme systémique de ses éléments qui sont des catégories, d’ethnies, de classes différentes ainsi que dans l’incapacité de la nation haïtienne en tant que système, à  contrôler ces antagonisme. Cela dit qu’il existe un rapport de  crisologique entre l’entropie des antagonismes des éléments de cette nation et l’incapacité de celle-ci en tant que système de les inhiber. Par conséquent, la crise haïtienne s’est projetée dans l’histoire tout en ayant emprunté des étapes significatives.

Les différentes phases et incidences de la crise

Comme nous l’avons évoqué, la crise de l’autodéfinition de la nation haïtienne a ses différentes étapes. Celles-ci témoignent de  son ampleur et de son niveau. Ainsi, nous pouvons distinguer quatre étapes ou quatre phases de cette crise classées par ordre : celle du relâchement, celle de la désagrégation, celle du désenchantement et celle de l’autodestruction. En effet, l’histoire de la nation haïtienne est marquée par de plus en plus de mouvements critiques qui reflètent l’ensemble de ces étapes relatives à la crise de l’autodéfinition dont elle est en proie.

La phase du relâchement est apparue dans la genèse de la nation  haïtienne telle que conçue par le professeur Mannigat (2001). A travers cette phase, la crise s’est manifestée avec l’apparition des oligarchies politiques et économiques qui se sont distinguées de la masse populaire. C’est de là que provient la dualité élite-masse dont les penseurs tels que Paquin parlent. En effet, les réalités sociopolitique et socioéconomique qui annoncent l’inégalité et l’écart entre les Haïtiens projettent les reflets de cette phase de la crise.

La phase du relâchement est la première phase de la crise de l’autodéfinition de la nation haïtienne, c’est à dire que c’est à partir de cette phase que les principes ou plutôt les paramètres ayant engendré la nation haïtienne furent galvaudés au tout début. Si une certaine homogénéité entre les éléments qu’on appelle Haïtiens par des liens fraternels imaginés a conduit à la formation d’une nation proprement dite, celle-ci et ces liens ont relâché  avec l’émergence des classes au lendemain de l’indépendance haïtienne.

La phase de la désagrégation est le corolaire de celle du relâchement. Elle révèle de plus en plus d’antagonismes entre les différents éléments de la nation, leur dissociation. En d’autres termes, disons que c’est la phase de répulsion, de la dissociation et de la désagrégation des Haïtiens qui, au départ et malgré leur diversité, avaient tendance à se constituer en nation.

C’est à partir de cette phase que la crise de la nation haïtienne a commencé à présenter des symptômes significatifs. Elle traduit l’interminable dialogue des sourds tel que décrit par Jean Casimir (2009).  En effet, bien que la phase du relâchement soit la première phase de la crise, celle de la désagrégation, par principe, a présenté les effets combinés de celle-ci. Les antagonismes qui se sont succédé au travers la nation haïtienne entre les éléments la composant ont bien sûr, émergé à travers la phase de la désagrégation. Les antagonismes entre les élites haïtiennes elles-mêmes et ceux entre les élites et la masse, traduisent, d’un point de vue historique, de la désagrégation de la nation haïtienne.

Cependant, le sentiment nationaliste qui est censé guider les éléments nationaux, ne s’est pas dissout à travers la phase de la désagrégation. La phase de la désagrégation n’est pas non plus témoin de la désintégration de la nation haïtienne. Elle est seulement marquée par de plus en plus de répulsions, d’antagonismes et de désaccord entre les Haïtiens. Les élites des mulâtres et noirs, nous apprend Paquin; quoi qu’ils fussent en parfait désaccord et que leur conduite néfaste pour le pays a eu comme corolaire l’occupation américaine de 1915 à 1934 ; se sont soulevées, par sentiment nationaliste, contre cette occupation, tout comme les restes des nationaux.

La troisième phase est marquée par une forme de désenchantement national et/ou nationaliste. Ce désenchantement qui résulte du fait que la nation haïtienne s’est détournée des principes qui font d’une nation ce qu’elle est, s’est projeté par conséquent sur le sentiment des Haïtiens. Il traduit en effet une sorte de désintérêt de ceux-ci par rapport au contrat qui les a unis en tant que communauté ou tout simplement comme nation. Le comportement de la masse populaire qui se détourne systématiquement du processus démocratique alors qu’elle la revendiquait témoigne du désenchantement nationaliste haïtien; l’attitude des élites qui prennent de la distance par rapport au reste de la nation, comme l’a bien compris Jean Price Mars (1919), n’en est pas moins un indice de désenchantement nationaliste.

La phase du désenchantement, admettons-le, provient de l’incapacité chronique de la nation haïtienne à s’identifier en tant que telle ou à répondre aux critères auxquels toute nation est censée répondre. Elle est l’étape d’un processus de déséquilibre relatif à la nation même. Mais elle est vécue par les Haïtiens ou par les différentes classes faisant partie de la collectivité haïtienne, de façon différente. Par ailleurs elle est tout autant marquée par l’incapacité des éléments nationaux de maintenir leur cohésion systémique.

En dernier lieu, considérons la phase de l’autodestruction nationale haïtienne. En tant que phase ultime de la crise haïtienne, elle relève la manifestation procédurale de l’évolution exponentielle des Haïtiens vers une trajectoire qui tend vers la destruction totale des liens qui les ont unis dans un cadre national et nationaliste. Disons qu’elle est marquée par l’autodestruction systémique de la nation haïtienne même. A partir de cette phase, qu’on peut qualifier de « paroxysme de la crise haïtienne », les antagonismes s’amplifient de plus en plus pour devenir anthropiques. Nous pouvons l’observer aujourd’hui avec la chronique des crises en Haïti ces derniers temps. Cette phase peut aussi être témoin des évènements majeurs tels que des guerres civiles dans le pays.    Mais quel est le lien logique de ces différentes phases de la crise haïtienne? Quelle incidence la crise haïtienne peut-elle avoir sur le destin de cette nation désenchantée?

Il a été démontré, à partir d’une base théorique, comment la crise de la nation haïtienne a émergé. Il s’agit maintenant de se pencher sur les incidences de cette crise. La crise haïtienne a bien sur des incidences systémique qui ont pour reflet le sociopolitique et le socioéconomique.

Le temps historique, n’a pas été favorable au maintien et à la stabilité de l’Etat-nation haïtien comme résultat politique. La vassalisation de l’Etat en Haïti et l’écart significatif entre l’élite politique et la masse populaire qui représente la majorité, constituent à court et à long terme, les apories de cet État-nation, les incidences sociopolitique de la crise haïtienne. Les différentes crises sociopolitiques et aussi les mouvements de la masse populaire pour la libération en sont les reflets.

Par ailleurs avec la crise de l’autodéfinition de la nation haïtienne, force est de constater qu’il y a de plus en plus d’inégalité socio-économique dans le pays. Cela constitue même l’ordre socio-économique national. En effet, à ce niveau, l’écart entre les Elites et la masse dans le pays parait pour le plus significatif.

Si les deux principes fondamentaux d’une nation sont l’homogénéité et l’égalité, les éléments qui avaient vocation de constituer la nation haïtienne dans le temps historique ont couramment eu tendance à se constituer en des groupuscules stagnants et inégalitaires. Ainsi, comme conséquence relative à cette incidence socio-économique fondamentale à la crise de la nation haïtienne, la disparité nationale constitue un marqueur majeur.

Admettons, dans cet ordre d’idée, que les incidences de la crise de l’autodéfinition de la nation haïtienne sont d’ordres sociopolitique et  socioéconomique. Elles revêtent par ailleurs, le niveau de cette crise bi séculaire.

Pour l’auto réactualisation de la nation haïtienne

Comme nous l’avons considéré précédemment, les systèmes comme les nations et/ou les Etat-nations sont des systèmes sociohistoriques constitués d’éléments en interaction  l’un à l’autre. Les Haïtiens dans la visée d’Edgar Morin, entretiennent des relations complémentaires et de répulsion dans un système que la contingence historique a favorisé. Par ailleurs, la crise haïtienne a surgit lorsque les antagonismes ont fait irruption dans la formation des classes dans le pays. La chronicité de la crise témoigne de la maintenance des antagonismes dans l’histoire. Ainsi, le rallye du travail s’est reposé sur cette problématique. Mais comment des individus qui, dans une collectivité qui a tendance à se proclamer en tant que nation ; forme d’organisation humaine favorable à l’homogénéité et à l’égalité ; peuvent-ils entreprendre une relation aussi critique pendant si longtemps ?

Les éléments constituant cette collectivité humaine sont historiquement conditionnés à se dessiner comme nation. Pourtant ils ont tendance à emprunter une trajectoire contradictoire au principe de la nation. Ainsi se résume la crise nationale de l’autodéfinition haïtienne. Cette crise atteint son paroxysme tel que cela a été clairement signifié au tout début. Par conséquent, comme dirait Edgar Morin la nation haïtienne comme système s’approche  de la désintégration ; mais peut d’un point de vue systémique, s’autoréguler pour éviter cette désintégration. Cependant l’autorégulation de la nation haïtienne dépend des éléments qui font partie de ce système.  

Ecrit par Jonas Reginaldy Y. Desroches,

-Bibliographie-

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