« Dit qu’il a été bien appelé », l’innovation qui éclabousse et fâche !
In limine litis, afin que nul n’en ignore : la loi du 27 novembre 2007, en son article 33, dispose : « Les juges sont indépendants, tant à l’égard du pouvoir législatif que du pouvoir exécutif. Ils n’obéissent qu’à la loi et ne peuvent s’en affranchir, même pour des motifs d’équité. Ils sont aussi indépendants entre eux dans leurs fonctions juridictionnelles. Leurs décisions peuvent être infirmées, cassées ou annulées par les juridictions supérieures, mais celles-ci ne peuvent les contraindre à juger autrement qu’ils pensent ». Il est juridiquement impératif de mentionner que l’attribution de compétence judiciaire n’est laissée ni à la discrétion d’une quelconque autorité judiciaire ni à la sagesse des tribunaux et cours de justice. Il s’agit, bien sûr, d’une prérogative exclusive du législateur, manifestée à travers la loi, au sens large, lato sensu.
« Depuis toujours, le droit est et demeure aux mains des politiques l’arme la plus puissante pour régler leurs comptes. On se réfère toujours à une règle de droit pour toute décision prise ». (1), CHERON Jean Barnave, Affaire Robinson PIERRE-LOUIS : Des scientifiques au détriment de la science, 30 août 2022. Cette référence à la règle de droit par les politiques, c’est pour mieux la tordre et la dénaturer en leur faveur. C’est aussi l’autorité de la chose légiférée qui fait que les lois de procédure soient d’ordre public et s’imposent aux parties comme aux juges. Ainsi, il est légitime de s’interroger sur le moment à partir duquel l’on a pu considérer comme une victoire le fait de triompher sans éclat et sans gloire dans un domaine aussi rigoureux qu’est le droit ?
La justice élève une nation, dit-on. Cet article trouve sa raison d’être d’un constat alarmant où la règle de procédure qui est d’ordre public devient l’apanage des juges, sous l’influence de la politique. De leur illégalité, s’ajoute le déshonneur de leur arrogance, au point où ils arrivent même à domestiquer des juges qui sont censés être indépendants. Les décisions des juges du premier degré de juridiction ne peuvent qu’être infirmées par les juges du second degré, sans qu’ils soient à même de les contraindre à juger autrement qu’ils pensent. C’est l’esprit et la lettre des dispositions de l’article 33 de la loi du 27 novembre 2007 sur la magistrature.
En notre qualité d’avocat, nous avons la légitimité nécessaire de veiller sur le fonctionnement du système judiciaire du pays, puisque l’homme de loi, sans être le subalterne de personne, est un auxiliaire privilégié de la Justice. Son éclairage doit permettre au juge de faire une bonne administration de la justice. Devrons-nous rappeler que l’affaire dénommée ‘’Affaire BNC’’, où trois Conseillers présidentiels auraient exigé de l’argent en contrepartie de la reconduction du président du Conseil d’administration de la Banque nationale de Crédit (BNC). Le traitement de cette affaire, à la cour d’appel de Port-au-Prince , a attiré notre attention d’homme de loi. Au lieu de servir de jurisprudence pour faire progresser le droit haïtien, la décision de la cour, à bon droit, attire des critiques constructives des professionnels du droit.
Pour essayer de comprendre le bien-fondé d’une telle décision, deux questions fondamentales s’imposent : d’une part, l’émission de mandat du juge d’instruction constitue-t-elle une décision de justice ? (A), d’autre part, la cour d’appel est-elle habilitée à dessaisir le juge d’instruction de ses fonctions d’information ? (B)
A- L’émission de mandat du juge d’instruction constitue-t-elle une décision de justice ?
Sans ambages, avant même d’entrer dans le vif du sujet, une question fondamentale s’impose : C’est quoi une décision de justice ? Selon l’une des définitions, « Une décision de justice est un document écrit contenant : Le résumé de l’affaire, la solution adoptée par la juridiction et les raisons ayant conduit à son adoption (les motivations) […]L’ensemble des décisions de justice d’une juridiction pour un problème donné constitue sa jurisprudence ». (2), https://www.droit.fr, visité le 18 octobre 2025. Il est évident que le mandat de comparution du juge d’instruction ne remplit pas ces conditions pour être qualifié de décision de justice. D’ailleurs, c’est le premier acte d’instruction du juge de l’information qui est saisi d’une affaire.
Une autre définition s’impose pour dissiper tout doute :« Une décision de justice est un acte juridique par lequel un tribunal ou un juge tranche un litige ou rend un avis sur une question qui lui est soumise. Elle peut prendre la forme d’un jugement, d’un arrêt, ou d’une ordonnance, selon la juridiction concernée. Cette décision peut imposer une sanction, accorder un droit, ou ordonner une réparation ». Là encore, le mandat de comparution émis par le juge instructeur n’est ni un jugement, ni un arrêt, ni une ordonnance. En effet, l’initiative des actes d’investigation du juge d’instruction, des mesures de perquisition, des émissions de mandats, entre autres, pour la manifestation de la vérité, ne sauraient être considérées comme des décisions de justice, susceptibles de recours, mais des actes d’instruction.
Le 19 février 2025, la cour d’appel de Port-au-Prince éclabousse tout le système judiciaire, dans une décision, dont la teneur : « Par ces motifs, la cour délibérant en conseil au vœu de la loi, et sur les réquisitoires en partie conforme du représentant du ministère public ; reçoit en la forme l’appel en date du trois (03) décembre 2024 du sieur Emmanuel Vertilaire ; Dit qu’il a été bien appelé ; Dit qu’il y a lieu pour le juge d’instruction de poursuivre son instruction conformément à la loi tout en tenant compte des statuts des personnes dans le dossier ; Déclare inopérants les mandats de comparution émis le deux (02) décembre 2024 à l’encontre des Conseillers présidentiels Emmanuel Vertilaire, Louis Gérald Gilles et Smith Augustin dans le cours de leur statut actuel, ce conformément aux dispositions de l’article 186 de la Constitution de 1987 ; Rejette les autres demandes des parties ». Sic ;
De prime abord, il est d’une importance capitale de rappeler les deux phrases qui constituent le jargon juridique des juges des cours d’appel : soit « il a été bien jugé ou bien ordonné et mal appelé », soit « il a été mal jugé ou mal ordonné et bien appelé ». Il s’évidente qu’il faut nécessairement un premier jugement du premier degré de juridiction pour donner compétence aux juges de la cour d’appel, car l’appel est un rejugé. Soit qu’il a été bien jugé, soit qu’il a été mal jugé. En effet, sans un premier jugement du premier degré de juridiction, les cours d’appel n’ont pas de mandat. Le fait par la cour de déclarer « il a été bien appelé », sans qu’il s’ensuive « il a été mal ordonné », justifie l’incompétence même de la cour, faute de mandat, car il n’y a pas eu d’ordonnance du juge d’instruction. Dire qu’il a été bien appelé sous-entend qu’il a été mal ordonné, alors que le juge d’instruction n’a même pas commencé son instruction.
A l’instar du classement sans suite, prérogative exclusive du commissaire du gouvernement, l’émission des mandats, hormis le cas de flagrant délit, est de la compétence exclusive du juge d’instruction. Ni l’un ni l’autre ne sont susceptibles de recours, car ils ne constituent pas des décisions de justice. Si le commissaire du gouvernement jouit du principe de l’opportunité de poursuite, le classement sans suite ne lie pas la partie intéressée qui peut passer outre, soit par une plainte avec constitution de partie civile par devant le juge d’instruction, soit par une citation directe au correctionnel, s’agissant d’un crime ou d’un délit. En revanche, le juge instructeur, pour sa part, maître de l’information, jouit du principe de liberté, l’un des grands principes auxquels obéit la juridiction d’instruction. La partie qui veut dessaisir le juge d’instruction ne peut le faire que par une action en récusation par devant la Cour de cassation.
Il n’est pas inutile de faire remarquer que dans l’état actuel de la législation haïtienne, il existe cinq modes de saisine de la juridiction d’instruction :
1- Soit par le réquisitoire d’informer du ministère public (arts 37 ; 42 ; 43 ; 51 du CIC) ;
2- Soit par une plainte avec constitution de partie civile (art 50 du CIC) ;
3- Soit sur renvoi du tribunal correctionnel (art 169 du CIC) ;
4- Soit par la Cour de cassation (art 429 du CIC) ;
5- Soit sur le renvoi du tribunal criminel (arts 263 et 293 du CIC).
Le juge d’instruction est le seul juge habilité à décerner toutes sortes de mandats : mandat de comparution, mandat d’amener, mandat de dépôt et mandat d’arrêt (arts 48 ; 77 et suivants du CIC). Cependant, dans le cas de flagrant délit, le commissaire du gouvernement comme le juge de paix est habilité à décerner un mandat d’amener. Si une action en habeas corpus proprement dit ou préventif peut être déclenchée contre l’illégalité du mandat d’amener décerné par le maitre de l’action publique ou par le juge de paix, s’agissant du juge d’instruction en sa qualité de maitre de l’information, le seul et unique recours qui est ouvert contre le mandat qu’il émet est la voie de récusation par devant la Cour de cassation. Car, nous l’avons dit tantôt, l’émission de mandat est un acte d’instruction du juge de l’information et non une décision de justice.
Dans le cadre de cette affaire, la seule et unique disposition légale qui aurait motivé la décision des juges de la cour d’appel, c’est l’article 186 de la Constitution : « La Chambre des Députés, à la majorité des deux tiers (2/3) de ses membres prononce la mise en accusation : a) du Président de la République pour crime de haute trahison ou tout autre crime ou délit commis dans l’exercice de ses fonctions […] ». Restons sur le fondement de la logique de la cour. D’abord, se référer à la Constitution pour juger des gens qui ont leur pouvoir à partir d’un accord politique, est juridiquement incohérent. Dans ce contexte, c’est la normativité politique qui prévaut. D’ailleurs, l’article parle du Président de la République, et non de Conseillers présidentiels qui font partie d’un Conseil présidentiel administré par un coordonnateur. Seul le Conseil présidentiel joue le rôle de Présidence. Ensuite, la Chambre des députés est dysfonctionnelle depuis 2020, donc inexistante. A ce moment-là, c’est la théorie des formalités impossibles qui devrait être d’application s’il s’agissait effectivement des Présidents de la République. Or, la République ne saurait avoir plusieurs Présidents à la fois, mais un Conseil présidentiel ayant à sa tête un coordonnateur.
Dans l’un des motifs de la cour, il est dit : « Attendu que pour faire valoir sa qualité de Président de la République, l’appelant brandit deux décrets, celui du 10 avril 2024 créant le Conseil présidentiel de transition (CPT) et celui du 23 mai 2024 portant organisation et fonctionnement dudit conseil ». Une fois de plus, devons-nous le signaler, ces deux décrets ne parlent pas de Président de la République, mais de Conseillers présidentiels, réunis en un Conseil qui joue le rôle de la Présidence. On se le rappelle, deux des Conseillers présidentiels impliqués dans cette affaire ont été entendus par l’Unité de lutte contre la corruption (ULCC), pour s’expliquer sur leur implication présumée dans ce scandale de corruption, un acte détachable de leurs attributions. D’ailleurs, c’est le rapport de l’ULCC, acheminé au Parquet de Port-au-Prince qui a justifié la mise en mouvement de l’action publique au nom de la société contre ces personnes. La question fondamentale, si l’ULCC est compétente pour les interroger, pourquoi le juge instructeur serait-il incompétent dans la même affaire, pour les mêmes personnes ?
Sans qu’on sache par quelle procédure, les juges de la cour d’Appel, se sont contentés de passer des ordres au juge d’instruction : « Dit qu’il y a lieu pour le juge d’instruction de poursuivre son instruction conformément à la loi tout en tenant compte des statuts des personnes dans le dossier ; Déclare inopérants les mandats de comparution émis le deux (02) décembre 2024 à l’encontre des Conseillers présidentiels Emmanuel Vertilaire, Louis Gérald Gilles et Smith Augustin dans le cours de leur statut actuel, ce conformément aux dispositions de l’article 186 de la Constitution de 1987 ». Or, dans l’état actuel de notre législation pénale, seule la Cour de cassation de la République est habilitée à dessaisir le juge d’instruction, sur un recours en récusation fait, soit par le ministère public, soit par la partie intéressée. Ainsi, les juges de la cour d’appel ne sont pas compétents pour déclarer inopérants des mandats de comparution (des actes d’instruction) décernés par le juge de l’information dans le cadre de son enquête.
En ce qui concerne la compétence du juge d’instruction, l’article 98 du décret du 22 août 1995 sur l’organisation judiciaire, dispose : « Les ordonnances des juges d’instruction sont rendues sur le réquisitoire écrit du commissaire du gouvernement. Elles sont susceptibles de recours dans les cas et suivant les formes prévues par la Loi. En matière criminelle, l’ordonnance du juge d’instruction ou l’arrêt qui l’a maintenue, saisit le tribunal criminel qui décide, le cas échéant, s’il y a lieu ou non de siéger avec l’assistance du jury ». Dans l’affaire qui nous préoccupe, le juge instructeur a été saisi par le réquisitoire introductif, dont le premier acte consiste à émettre un mandat de comparution, aux fins d’interrogatoire des personnes poursuivies par le commissaire du Gouvernement. Une fois saisi, le juge d’instruction ne peut se dessaisir, sous prétexte d’incompétence, il a l’obligation d’instruire pour sortir une ordonnance qui est une décision de justice. Il pourrait même s’agir d’une ordonnance d’incompétence.
En Haïti, le juge instructeur qui est à la fois juge et enquêteur, lorsqu’il est saisi de l’affaire, est le seul à interroger la personne poursuivie et à décerner des mandats dans le cadre du dossier. Pour ces deux actes, il ne peut donner commission rogatoire à un autre juge d’instruction ou à un officier de police judiciaire pour agir à sa place. Il conduit l’instruction en toute indépendance, sans se laisser influencer par une force extérieure ni par aucun autre juge. L’article 115 du CIC dispose : « Si le juge d’instruction est d’avis que le fait ne présente ni crime, ni délit, ni contravention ou qu’il n’existe aucune charge contre l’inculpé, il déclarera qu’il n’y a pas lieu à poursuivre et, si l’inculpé avait été arrêté, il sera mis en liberté ». Dans la législation pénale haïtienne, le juge d’instruction est l’unique autorité judiciaire à déclarer qu’il n’y a pas lieu ou qu’il y a lieu de poursuivre une personne dans le cadre de son information. Son dessaisissement ne peut venir que de la Cour de cassations sur un recours en récusation fait, soit le commissaire du gouvernement, soit par la partie intéressée…
Jean Barnave CHERON
