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Le Parc National des Forts Jacques et Alexandre, un patrimoine culturel en péril

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C’est sous la présidence de René Garcia Préval, le 23 août 1995, que les forts Jacques et Alexandre ont été classés comme patrimoine national, après un travail réalisé par l’Institut de Sauvegarde du Patrimoine National (ISPAN). La même année, l’institution a procédé à la création du Parc National Historique des Forts Jacques et Alexandre, représentant neuf (9) hectares de terre (Voir le bulletin d’ISPAN No7, déc. 2009). Ce lieu historique, qui est le plus visité de la commune de Pétion-Ville et probablement de toute la République d’Haïti, se situe dans le département de l’Ouest. Cette commune, reconnue comme l’une des plus riches de la République d’Haïti, est un pôle particulièrement attrayant grâce à l’activité et à la concentration sur son territoire des plus grands hôtels et restaurants de luxe du pays.  

Les travaux de la construction des forts Jacques et Alexandre ont débuté en mars 1804 sous les ordres de l’empereur Jean Jacques Dessalines dans le but de protéger le pays contre tout éventuel retour des troupes militaires françaises sur le sol haïtien. Placés à 1300 m d’altitude, ces bâtiments leur ont permis de contrôler les zones avoisinantes (Plaine du cul de sac, Croix des bouquets, Fonds Parisien) et d’établir des communications avec le fort Drouet, situé en face sur la chaîne des Matheux dans les hau­teurs des Délices de l’Arcahaie (Voir Bulletin ISPAN No 7, déc. 2009).

Aujourd’hui avec les communications routières relativement en bon état, il est plus facile de visiter ce site qui est situé à environ une heure de l’aéroport international Toussaint Louverture et à 25 minutes du centre-ville de Pétion-Ville, avec une circulation sans bouchons.  La température de la zone dans laquelle se trouve le parc national est toujours agréable malgré l’abattage massif des arbres. De telles conditions attirent un grand nombre de jeunes visiteurs, souvent accompagnés de leurs partenaires pour une promenade. Dans la sociologie haïtienne, les lieux à température agréable sont assimilés à des espaces romantiques comme le démontre une des scènes du film «I love you Anne» tournée sur le site (C’est un long métrage réalisé par le cinéaste haïtien Richard Sénégal qui a rempli les salles du cinéma à sa sortie en 2003). 

Les jours fériés comme les fins de semaine, il y a toujours des jeunes gens qui se réunissent et font des pique-niques dans ce lieu de mémoire. Certains vont jusqu’à ramener des boissons  alcoolisées, ou d’autres types de stupéfiants non autorisés, ce qui provoque des incidents lors des journées de grandes mobilisations comme : le 17 octobre qui marque le jour de l’assassinat de l’empereur Jean Jacques Dessalines; le 18 novembre, une date qui symbolise la dernière bataille pour l’indépendance du pays à Vertières et le 18 mai qui est la fête du drapeau. En ces occasions, le Parc National Historique des Forts Jacques et Alexandre reçoit des milliers de visiteurs qui sont majoritairement des écoliers pour lier connaissance avec ce patrimoine national.

Pour les habitants de la section communale Bellevue Charbonnières, le 18 mai est considéré comme la fête des Forts Jacques et Alexandre. C’est un jour de très grande mobilisation pas comme les autres. Au cours de cette journée, il est possible de trouver de nombreux petits commerçants avec une diversité de produits alimentaires et de boissons alcoolisées. Cependant, en période normale, seul le fameux « Grillot de porc » est servi (C’est une alimentation à base de banane plantain, de la pomme de terre et de la viande du porc, accompagné du chou, de la carotte rappée et très pimentée.  Ça fait partie du patrimoine alimentaire d’Haïti).

Si d’ordinaire on doit prendre deux courses de tap-tap (moyens de transports en commun utilisés en Haïti) pour arriver au Fort Jacques, le 18 mai de chaque année, on trouve des camionnettes dans la station de Fermathe, au centre de Pétion-Ville, pour desservir le site. Ce jour-là est considéré comme une occasion en or pour les chauffeurs et les taxi-motos, et les cas d’accidents sont très fréquents en cette date, d’après nos observations.

La commémoration ou la célébration est un élément très important dans la vie du patrimoine culturel. Toutefois, pour le cas du Parc National des Forts Jacques et Alexandre, ce sont les visiteurs qui ont créé spontanément leurs propres activités le 18 mai de chaque année sans la présence des autorités locales et nationales. Pour les habitants de la localité Bellevue Charbonnière et des alentours, il est impensable de rater la date du 18 mai. Bien que ce soit une ambiance dans le désordre, l’espace n’étant pas habilité à recevoir une foule aussi importante et les responsables n’ayant pris aucune mesure à cet effet, l’ambiance festive qui règne sur le site rend l’évènement unique. Au menu de ce jour : des expositions artisanales avec des artisans venus d’un peu partout dans le département de l’Ouest pour vendre leurs produits; de la musique avec des DJ et des bandes de rara pour créer de l’animation (Le terme « rara » fait référence à des fêtes traditionnelles haïtiennes commençant le lendemain du mercredi des Cendres et finissant le lundi de Pâques, soit durant la période du carême chrétien. http://www.ipimh.org/fiche-rara-leogane-19.html).

Ce lieu de mémoire attire autant de visiteurs locaux et internationaux malgré son état de délabrement. Il est un lieu de repos et d’épanouissement pour toute personne qui souhaite respirer un air différent des centres-villes de Delmas, Pétion-Ville, Port-au-Prince par exemple, selon les propos de visiteurs interviewés sur le site. En conséquence, l’aspect écologique est un facteur motivant qui incite les individus à s’y rendre. Cela signifie que tout processus de restauration des monuments doit tenir compte du côté écologique du site.

Les deux forts donnant naissance au Parc National des Forts Jacques et Alexandre constituent un marqueur d’identité pour la communauté. Les gens utilisent souvent une expression créole pour montrer leur appartenance avec la zone « mwen se moun Fò-Jak » (je suis de Fort Jacques). Mais, on observe que les visiteurs ainsi que les résidents du quartier fréquentent beaucoup plus le fort Jacques, et développent un sentiment d’appartenance plus important avec ce dernier. Même certains hommes politiques parlent beaucoup plus du fort Jacques que du fort Alexandre, or les deux bâtiments sont sur le même site.

Pour comprendre cet aspect, il faut regarder dans le passé et comprendre les rivalités qui existaient entre Pétion et Dessalines avant l’indépendance du pays : les deux hommes étaient très puissants et se sont affrontés à plusieurs reprises avant la guerre de l’Indépendance.  Mais, la mort de l’empereur Jean Jacques Dessalines a laissé des controverses encore présentes dans la société haïtienne.

Les rivalités entre les pro-Dessalines et les pro-Pétion subsistent aujourd’hui. Au cours des cinq (5) dernières années, un parti politique qui porte le nom de Dessalines a été créé. Il défend principalement les idéologies de l’empereur qui sont, entre autres, l’inclusion de tous les Haïtiens sans distinction. Il voit la classe possédante de couleurs (les mulâtres) comme les fils de Pétion qui s’emparent de toutes les richesses du pays. À un moment où la société haïtienne persiste dans cette vieille querelle de divisions, comment le Parc National des Forts Jacques et Alexandre peut-il contribuer au processus de réconciliation entre les frères haïtiens?

Les personnes qui fréquentent le lieu ne connaissent pas le nom de la zone. De même, ils ne connaissent pas Bellevue Charbonnière et pensent que fort Jacques est le nom de la zone. En ce sens, le fort Jacques est devenu une sorte d’identité collective pour cette localité, et la population locale développe un sentiment d’appartenance à ce bâtiment qui fait partie de l’orgueil national.

Malgré la quantité de visiteurs que reçoit le site chaque année, les autorités nationales et locales n’ont pris aucune décision pour assurer sa protection. La sécurité et l’entretien du site ne sont pas les priorités de la mairie de Pétion-Ville : seulement trois gardiens pour sécuriser un site étendu sur (9) neuf hectares de terre, aucun personnel pour le nettoyage du parc après les activités des jours fériés ou les fins de semaines, et les déchets sont brûlés. Par ailleurs, le fait de brûler les déchets sur le site est une grave menace pour l’environnement.

Le parc n’a aucune structure administrative, pas de Plan de Sauvegarde et de Mise en Valeur (PSMV) ni même de plan stratégique (mission, Vision et Objectifs), laissant aux visiteurs une grande liberté sur le site. Certains d’entre eux, de connivence avec les agents de sécurité, pratiquent des actes sexuels à l’intérieur du monument, ce qui a un impact négatif sur l’image de ce lieu historique. Nombre d’habitants de la zone interdisent même à leurs adolescents de venir sur le site parce que c’est un lieu de désordre où l’alcool, la drogue et même la prostitution clandestine sont très présents. Les personnes qui visitent le parc pour la première fois ne cachent pas leur indignation et les parents qui viennent avec leurs enfants sont souvent choqués par le comportement de certains jeunes sur ce lieu historique et symbolique.

Certaines personnes de la localité profitent de la présence des visiteurs pour commercialiser les fruits et les légumes cultivés dans la zone, d’autres viennent les jours de la semaine, lorsqu’il y a peu d’animation, pour laver leurs vêtements dans le réservoir qui se trouve sur le site. Mais, le constat le plus alarmant est le vol des pierres des monuments par certains citoyens afin de construire leurs maisons, et cela sous le regard impuissant ou complice des agents de sécurité.

Le fort Jacques a été sévèrement touché par le puissant séisme du 12 janvier 2010. En mai 2012, l’ancienne Ministre du Tourisme Stephanie Balmir, accompagnée du Responsable de l’ISPAN et de la mairie de Pétion-Ville, a effectué une visite des lieux promettant la restauration et la mise en valeur prochaine du parc. Aujourd’hui, aucune véritable mesure n’a encore été prise. Huit ans après, le parc est en état d’abandon avec des détritus un peu partout dans la cour et sans aucune administration.

Cette situation catastrophique de la gestion du patrimoine culturel haïtien est le mal du siècle, car l’Etat haïtien n’a aucune politique culturelle. Le budget du Ministère de la Culture n’arrive pas à 1% du budget national. Au parlement haïtien, le concept de « patrimoine culturel » n’est pas dans l’agenda des parlementaires et aucune loi n’a été votée pour la protection et la conservation du patrimoine. La loi de 1940 (Loi de Vincent) sur la protection du patrimoine reste dans le tiroir depuis quatre-vingts (80) années. Si l’inaction persiste à ce sujet, la mémoire du peuple haïtien risque alors de s’éroder comme les terres de nos montagnes.

Midson Jean Batard

Graduado en la Universidad Tecnológica de Santiago (UTESA) en la Republica Dominicana CUM LAUDE

MBA. Histoire, Mémoire et Patrimoine à l’université d’Etat d’Haïti (UEH)/ Université Laval du Québec

Maitrisant DYCLAM+ en Patrimoine à l’Université Jean Monnet de Saint Etienne. 

Présentateur de l’émission Diaspolive sur les ondes de la Radio Nationale

Consultant à la Société d’Investissement Pétion-Bolivar, SAM

(509)44065626,  +33769709171

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midson.jean.batard@etu.univ-st-etienne.fr

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