L’épineux « dialogue » qui n’en finit pas entre les différents acteurs haïtiens vu par des universitaires
6 min readDepuis août 2021, un dialogue autour de la transition politique est le grand souhait du Gouvernement du Dr Ariel Henry. Cependant, près de deux ans après, malgré deux accords signés avec divers acteurs du secteur politique et de la société civile, le chef du Gouvernement n’est pas encore satisfait, et aucune élection ne pointe à l’horizon. Lors d’entretiens téléphoniques accordés au journal Le Quotidien News, trois étudiants en Relations Internationales à Port-au-Prince livrent leurs opinions sur la question de l’épineux dialogue.
La crise politique n’en finit pas en Haïti. Les trois pouvoirs de l’État n’arrivent plus à fonctionner correctement. Cela fait désormais deux ans depuis que le pays se retrouve sans Président, avec un Gouvernement provisoire, sans Pouvoir Législatif fonctionnel, et avec un Pouvoir Judiciaire handicapé par le manque de moyens matériels pour fonctionner et des nominations irrégulières. Près de deux ans après sa prise de fonction, le Premier Ministre à titre provisoire, le Dr Ariel Henry n’a toujours pas initié un processus électoral, désireux encore aujourd’hui d’organiser un grand dialogue autour de la transition politique.
Pour Stéphanie Sophie Louis, étudiante en Relations Internationales et entrepreneure, « il n’y a jamais eu la volonté politique d’amener les parties à s’asseoir autour d’une table pour prendre des décisions ». D’un autre côté, Jephtanie Edlin, elle aussi étudiante en Relations Internationales dans une autre université à Port-au-Prince, estime également qu’il est difficile de dialoguer si les acteurs manquent de volonté politique, ce qui expliquerait leurs peu d’efforts lors des différentes tentatives.
Les intérêts personnels contre le consensus
Pour nombre d’acteurs, la solution à la crise haïtienne doit être nationale, sans l’influence de la communauté internationale qui pourtant est très présente sur la scène politique haïtienne au cours de ce processus de transition démocratique. Cependant, les acteurs nationaux ne semblent pas être prêts pour un dialogue productif. Après de nombreuses tentatives de discussions, le consensus semble être encore loin d’être trouvé, avec ou sans la communauté internationale, à l’image du récent Sommet de Kingston à la Jamaïque avec des acteurs de la CARICOM. Pour Mlle Edlin, il est difficile de parvenir à un consensus lorsque les acteurs sont « motivés par des intérêts personnels, partisans ou régionaux, plutôt que par l’intérêt général du pays ». « Ce dialogue semble utopique en raison de la fragmentation des intérêts », a-t-elle ajouté.
Stéphanie Sophie Louis, elle, pense qu’il n’y a pas beaucoup à espérer d’un dialogue dans le contexte actuel, avec les acteurs présents sur la scène politique. Pour elle, les actuels dirigeants feront tout pour rester au pouvoir un peu plus longtemps. « Malheureusement on a cette mauvaise pratique en Haïti d’avoir des dirigeants par intérim au pouvoir pendant des années avec pour seule volonté de monopoliser l’appareil étatique », estime l’étudiante.
Selon elle, l’influence de la communauté internationale sur la politique haïtienne n’a pas aidé à consolider la démocratie dans ce pays. Pour elle, la présence du BINUH en Haïti avec pour mission d’appuyer les autorités n’a pas été empreinte de réussite. « Les missions de l’ONU ont grandement contribué à ce système de chaos administré existant aujourd’hui », a-t-elle déclaré, avant d’ajouter que « les tentatives internationales ne vont jamais déboucher sur une alternative meilleure que ce qu’on vit. Le consensus se doit d’être national ».
Pour Mlle Louis, tandis que les acteurs discutent de pouvoir et de partage des responsabilités, certaines questions méritent plus que tout d’être abordées, et faute de solutions, c’est la population qui en fait les frais. Selon elle, ce sont des « solutions aux crises immédiates telles que le banditisme d’Etat, l’insécurité alimentaire, la reconquête de nos bidonvilles », qui devraient avoir aujourd’hui la priorité. Pour Jephtanie Edlin, par ailleurs, « la reconstruction et le développement économique, la stabilité politique et institutionnelle, la lutte contre la corruption » sont des sujets incontournables.
À Kingston, encore une tentative infructueuse
Les 11, 12 et 13 juin derniers, c’est à la Jamaïque qu’a eu lieu la toute dernière tentative de ramener les différents acteurs haïtiens à la table des discussions. Cependant, plus d’une semaine après, aucune avancée n’est constatée, et la crise est plus que jamais d’actualité. Pour Dimitry Jean-Baptiste, lui aussi étudiant en relations internationales, l’influence de la communauté internationale sur la vie politique haïtienne est marquée par une détérioration de la situation, et elle est depuis quelques années surveillée par la population en manque de confiance.
Face à la communauté internationale, « la population haïtienne devient très réticente et perspicace à l’épreuve d’un passé politique désastreux » selon Dimitry Jean-Baptiste. Une situation qui, selon lui, a contraint la communauté internationale à la prudence depuis quelques années, vivement critiquée au sein de la population. Selon l’étudiant, de nouveaux acteurs internationaux trouvent un moyen de faire leur entrée sur la scène politique haïtienne, comme la République Populaire de Chine ou la Fédération de Russie qui, « dans l’observation des affaires internes d’Haïti, rendent ainsi plus compliquées les influences des États nord-américains et européens sur Haïti ».
À en croire Jephtanie Edlin, le récent sommet de Kingston était « une grande opportunité pour que tous les acteurs œuvrent ensemble avec une grande volonté sur les questions urgentes », mais la communauté internationale, malgré ses efforts, ne semble pas exercer le même degré d’influence que par le passé sur les acteurs face à cette crise. Stéphanie Sophie Louis, elle, estime que ce dernier sommet n’a été « tout simplement qu’un changement au niveau du lieu de rencontre », et que ce sont « les mêmes acteurs, responsables en partie de la crise actuelle, qui n’arrivent pas à trouver un consensus, pour le bien-être de la collectivité ».
Pour elle, il est clair que le pays a besoin d’une nouvelle élite, et la communauté internationale devrait s’en rendre compte. « La communauté internationale doit accepter que les acteurs actuels sont désuets. Une nouvelle classe politique et économique s’avère indispensable pour espérer un changement pour ce pays. La montagne a accouché d’une souris et le résultat sera toujours le même si nous persistons dans cette voie », a-t-elle déclaré au journal Le Quotidien News.
L’université doit participer à la vie politique haïtienne
Pour les deux étudiantes, l’université devrait s’offrir un rôle beaucoup plus actif sur la scène politique haïtienne. « L’instabilité politique appelle à l’engagement et à la participation active des étudiants ». La conjoncture actuelle, soulève de nombreuses questions et problématiques complexes. Les étudiants peuvent développer leur capacité à réfléchir de manière critique et à analyser les causes profondes de l’instabilité, les conséquences pour la société haïtienne et les possibles voies de résolution », a déclaré Jepthanie Edlin.
Pour Sophie Louis, c’est toute la jeunesse haïtienne qui doit faire le pas. « Il faut que plus d’associations de jeunes émergent dans la politique et rapidement, estime-t-elle. Sinon, on aura une représentation assez médiocre par les mêmes personnalités depuis avant l’an 2000, avec les mêmes propositions désuètes ». « En tant que jeunes, l’instabilité politique doit nous interpeller au plus profond de nous-même, uniquement parce que notre avenir est en jeu. Notre voix doit compter et s’imposer. Nous ne devons nullement laisser à quiconque le loisir de décider à notre place. Car à date, nous avons hérité d’une instabilité politique chronique, sans issue apparente, et qui impacte déjà négativement nos conditions d’existence », a-t-elle ajouté. Cependant, elle estime que la vie politique haïtienne ne doit pas être menée que par un groupe restreint d’acteurs, elle doit être ouverte à tous, aussi bien aux « représentants des universités, qu’à des jeunes représentants des organisations, des représentants du secteur privé, des moyennes et petites entreprises, etc. ». Pour elle, toute la « mosaïque sociale doit participer, et cela doit commencer depuis aujourd’hui, avec les recherches de solution à cette grande crise.
Clovesky André-Gérald PIERRE