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L’insécurité en Haïti : une crise multidimensionnelle et multi-générationnelle

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Par Mondy H et Chievery TOUSSAINT

Depuis plus de trois décennies, la première République noire indépendante n’a pas cessé de faire la une des journaux/radios/télévisions dans le monde. Ceci dit, pas dans le bon sens. S’il faut répertorier le nombre d’inepties qui se sont produites dans le pays au cours de ces 30 dernières années, au bout d’un moment on ne pourrait plus les compter. Cela n’a rien d’étonnant, c’est un fait, vous le saviez déjà sans doute parce qu’il suffit simplement de taper le mot “Haïti” sur internet pour perdre l’envie de venir visiter ce pays si vous n’êtes pas de nationalité haïtienne. Selon les résultats rendus publics  de l’«Enquête nationale sur les préoccupations de la population et ses perceptions des valeurs et des institutions de la démocratie » que l’OCID (Observatoire citoyen pour l’institutionnalisation de la démocratie), a menée en partenariat avec le National Democratic Institute (NDI) et l’USAID, quatre-vingt-deux pour cent (82%) des Haïtiens veulent  quitter le pays. Ces chiffres ont été présentés à l’hôtel Karibe en présence des représentants de partis politiques, de parlementaires, d’acteurs de la société civile, le 27 janvier 2021 [2]. Ce  pourcentage alarmant est la résultante de beaucoup de facteurs internes et externes. Dans le cadre de cet article, nous n’allons pas pour des raisons de place nous intéresser à la totalité de ce facteur.

De ce fait, pour circonscrire notre sujet, nous allons nous focaliser sur l’insécurité, un fléau qui touche la totalité de la population haïtienne. De manière générale, l’insécurité est l’absence de sécurité. Or, la sécurité est d’une extrême importance pour la croissance et le développement de tout individu dans une communauté donnée ; elle est l’absence de danger, c’est une situation dans laquelle quelqu’un (ou quelque chose) n’est pas exposé à des évènements critiques ou à des risques (défaillance, accident, détérioration, agression physique, vol..). [3] l’insécurité comme phénomène social a pris plusieurs dimensions en Haïti. On peut mentionner l’insécurité sociale, économique, politique, alimentaire, etc. Les échecs sont tellement flagrants qu’il ne faut pas être expert dans des sciences comme l’économie, le droit, la sociologie pour les remarquer. Quelles en sont les causes ?  Cette crise est aussi multi-générationnelle parce qu’elle touche plusieurs générations d’hommes et de femmes haïtiennes.

Les rares enquêtes qui sont menées donnent des résultats qui s’avèrent être encore pires les uns que les autres si l’on considère la situation dans laquelle vit la population. L’insécurité en Haïti, une crise multidimensionnelle. Vous vous posez sûrement des questions comme : “Que fait le gouvernement face à cette situation ?  Où est l’État dans tout ça ?” Si l’on se réfère à la définition du contractualisme ayant pour principaux défenseurs des penseurs comme Rousseau, Hobbes ou Locke, l’État serait le garant de la bonne marche de la société. Ainsi, par le ce qu’on appelle le contrat social passé entre les citoyens et l’État, les individus accepteraient de céder une partie de leurs libertés dans le seul but de garantir la paix pour tous dans la société. C’est ce que Hobbes appelle sortir de “l’état de nature” qu’il définit comme : « bellum omnium contra omnes » [4], c’est-à-dire une guerre de chacun contre tous.  L’état actuel de la situation en Haïti nous amène à croire que la définition qui conviendrait le mieux à l’État serait celle du penseur allemand Karl Marx. Selon l’analyse marxiste, la classe dominante organise la société en protégeant du mieux possible ses propres acquis ou privilèges. Pour cela, elle instaure l’État [5]. En outre, pour ce penseur, cette institution serait au service de la classe dominante. S’il est vrai que l’insécurité en Haïti touche toutes les catégories de la population, il est aussi vrai qu’elle ne les touche pas de la même manière. Tout d’abord, regardons la dimension criminelle de l’insécurité. Les gangs se multiplient à travers le pays. 76 gangs armés sont répertoriés selon La Commission Nationale de Désarmement, de Démobilisation et de Réinsertion (CNDDR) [6]. Avec ce chiffre, Haïti détient l’un des taux de banditisme les plus élevés dans la région caribéenne.  Une autre dimension de cette crise est l’insécurité alimentaire. Nombreuses sont les aides financières que le pays reçoit chaque année. Que ce soit pour l’éducation, la santé, il y a toujours une grande partie de ces fonds qui sont liés à l’alimentation. Pourquoi est-ce qu’une bonne partie de la population reste sous-alimentée malgré tout ce que Haïti reçoit annuellement ? C’est sûrement à cause de la corruption qui bat son plein. C’est un fait, l’alimentation reste et demeure l’un des problèmes les plus urgents à résoudre dans ce pays qui était alimentairement autosuffisant, à près de 81,9 % jusqu’au début des années 80. Cependant, à partir de 1981, en raison de la mise en place d’un « Plan d’ajustement structurel et de libération des échanges, marqué notamment par l’élimination des barrières tarifaires et non tarifaires et l’ouverture du marché haïtien aux produits agricoles, le pays a perdu progressivement une grande partie de son autonomie » (CNSA,2011), l’application de ce plan d’ajustement structurel, sans la mise en place de mesures préalables de renforcement de la compétitivité du secteur agricole, s’est avérée particulièrement néfaste pour des filières comme le riz, la canne à sucre, l’élevage, etc. [7] selon ce rapport publié en 2011, Haïti aurait la capacité de  s’auto-suffire si l’agriculture était considérée à sa juste valeur. Mais pourquoi est-ce que cela tarde encore ? Où est le problème ? En plus de ce que l’on peut observer à l’œil nu, les chiffres sont accablants. 4 millions d’Haitien.nes se trouvaient en situation d’insécurité alimentaire entre août 2020 et février 2021 selon les enquêtes menées par le Programme Alimentaire Mondiale (PAM) [8]. Que faut-il de plus pour que ceux qui détiennent le pouvoir de remédier à cette situation, le fassent enfin ? On va s’en remettre à l’avenir pour le savoir, mais pour l’instant, rien ne semble indiquer  que les autorités vont agir différemment pour le bien de la nation.

Une autre dimension de l’insécurité en Haïti est la dimension sanitaire. Pour éviter toute confusion, il faut tout de suite mentionner que, dans le cadre de cet article, ce problème n’est pas synonyme de la crise sanitaire mondiale liée à la pandémie Covid-19. Car, la crise sanitaire en Haïti avait commencé bien avant cela. Le manque d’hôpitaux, l’insuffisance du nombre de médecins, la surfacturation des services de santé, le manque de personnels le qualifiés et d’équipements  sont entre autres quelques-uns des facteurs qui illustrent la dimension sanitaire de l’insécurité en Haïti. Selon la Banque Mondiale, le pays possède des  hôpitaux sous-équipés, et seulement 0,3 dispensaires pour 10 000 personnes.

L’insécurité en Haïti est aussi une crise multi-générationnelle. Parler de  cette dimension, revient à considérer  l’écart d’âge entre les générations. En moyenne, cet écart est de vingt-cinq (25) ans. [10] Nous sommes aujourd’hui en mesure de parler de crise multi-générationnelle parce que les différentes crises que nous venons d’énumérer  touchent plusieurs générations de la population haïtienne. En effet, depuis plus de trois décennies, les Haïtiens ont assisté à une  augmentation vertigineuse de l’instabilité économique, sociale et politique. Face à cette situation désastreuse, nous pensons plus particulièrement aux personnes qui sont nées au début des années 80. Pendant leur enfance, elles ont assisté à la chute des Duvalier en 1986, suivie d’une période de transition qui  a mené à l’élection de Jean Bertrand Aristide. Ce dernier  prendra le chemin de l’exil quelques années plus tard. Comme si cela ne suffisait pas, il y aura l’embargo imposé par les Américains. Beaucoup de parents ont dû laisser leurs enfants pour  tenter au péril de leur vie d’entrer illégalement aux États-Unis dans l’espoir d’une vie meilleure pour eux-mêmes et pour leur progéniture. La situation n’a pas changé pour ceux qui sont nés au début des années 2000. Ce n’est en fait un secret pour personne ; nous connaissons tous la situation actuelle et les problèmes auxquels fait face la population haïtienne. Il n’y a pour l’heure actuelle aucun plan pour sortir le pays de ce guêpier. Le manque de prévoyance des dirigeants fait que la situation empire de jour en jour. Haïti, “la République des ONGs” [11], surnommée ainsi par plusieurs journaux internationaux en raison du nombre croissant d’ONGs dans le pays. Elles viennent d’un peu partout à travers le monde en prétextant venir apporter leur aide à la population haïtienne. La majorité d’entre elles disent intervenir dans le domaine de l’enfance, mais, les preuves sont flagrantes, 85 pour cent des enfants  entre 1 à 14 ans ont déjà subi au moins une forme de violence. Près de 200 000 enfants sont sans famille [12]. À cet égard, point n’est besoin de se demander comment il se fait que le taux d’insécurité s’accroisse aussi rapidement. Il devient donc évident que, pour répondre à leurs besoins, ces enfants qui sont le plus souvent encore en âge d’être scolarisés sont obligés de rejoindre les gangs. On est bien en train de parler d’une génération entière livrée à elle-même. Quelle sera la situation dans 5 ans si rien ne change d’ici-là ? Va-t-on assister à une augmentation beaucoup plus considérable du nombre des groupes armés ? Nous avons déjà perdu une génération entière, celle des personnes qui sont nées à la fin du 19ème siècle et nous sommes en train d’en perdre une autre. Était-ce la vision des pères fondateurs de la nation ?

Il convient de dire que l’insécurité en Haïti est un fait alarmant. Depuis plus de trois décennies, la situation politique n’est pas stable. Cette dernière a un impact assez considérable sur les autres domaines de la vie comme l’économie, la santé, l’éducation et autres. Cette situation qui n’a que trop duré met en insécurité la population. Ceci dit, cette insécurité est multidimensionnelle, elle a notamment une dimension criminelle, une dimension sanitaire et une dimension alimentaire pour ne citer que ceux celles-là. Cette crise est aussi multi-générationnelle car elle touche plusieurs générations d’hommes et de femmes haïtiennes. Pour illustrer nos propos, d’une part nous avons considéré la génération des personnes nées au début des années 80 qui n’ont jamais connu une situation politique stable dans le pays. D’autre part, nous avons considéré la génération des personnes qui sont nées au début des années 2000. Nous avons vu s’accroître le nombre de gangs qui est la résultante du fait qu’aucun projet de développement n’ait été mis en œuvre pour ces générations. Cette situation désastreuse ne fera qu’empirer si les responsables n’agissent pas et ceci très rapidement. Sur ces considérations il serait de bon ton de se demander quelles seraient les meilleures stratégies à adopter pour permettre au pays de se sortir de ce marasme dont il est victime et faire d’Haïti un pays émergeant dans les années qui suivront ? 

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[1] Étudiants à la Faculté d’Ethnologie de l’Université d’État d’Haïti (UEH) et à la Faculté des sciences juridiques et politiques de l’Université Quisqueya (UniQ)

[2] Marcelin, D. (2022). Plus de 82% des Haïtiens rêvent de quitter le pays, révèle une enquête [ https://lenouvelliste.com/article/233905/plus-de-82-des-haitiens-revent-de-quitter-le-pays-revele-une-enquete ] Le Nouvelliste.

[3] Sécurité, [ https://www.toupie.org/Dictionnaire/Securite.htm]

[4] Hobbes, T. (1651) Leviathan : Traité de la matière, de la forme et du pouvoir de la république ecclésiastique et civile, Québec Chicoutimi.

[5] Marx, C.,  Engels, F.(1938) Manifeste du parti communiste, Paris, Bureau d’édition.

[6] Geffrard, R. (2019). Qui contrôle les 76 gangs armés répertoriés par la CNDDR sur le territoire…? [https://lenouvelliste.com/article/208474/qui-controle-les-76-gangs-armes-repertories-par-la-cnddr-sur-le-territoire ] Le Nouvelliste.

[7] Dieudonne, J. (2015), comment Haïti a perdu sa souveraineté alimentaire, [ https://lenouvelliste.com/auteur/89/dieudonne-joachim]

[8] Saint Pré, P. (2021), 4 millions d’Haïtiens en situation d’insécurité alimentaire aiguë entre août 2020 et février 2021.                              [https://lenouvelliste.com/article/226615/4-millions-dhaitiens-en-situation-dinsecurite-alimentaire-aigue-entre-aout-2020-et-fevrier-2021  ] Le Nouvelliste.

[9] Groupe de la Banque Mondiale, (2017), Mieux dépenser pour mieux soigner : un regard sur le financement de la santé en Haïti [https://documents1.worldbank.org/curated/en/292631498246577035/pdf/116682-WP-v1-wb-Haiti-French-PUBLIC-summary.pdf ]

[10] Observation société, (2020), âge et société [https://www.observationsociete.fr/definitions/age-et-generation-2.html

[11] Thomas, T, (2020), Comment Haïti est devenu la « République des ONGs »[ https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/01/09/comment-haiti-est-devenu-la-republique-des-ong_6025258_3232.html ]

[12] UNICEF (2018), [ https://www.unicef.org/haiti/protection-de-lenfant ]

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