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Préservation et valorisation du patrimoine en Haïti, entre résilience et développement

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Introduction : « Haïti, c’est un pays qui, avec l’Afrique, tient dans mon esprit, dans mon âme, dans mon cœur une place particulière […] Ce qui m’a frappé avec Haïti, c’est qu’on est en présence d’un pays où, pour la première fois, la négritude s’est mise debout. » 1 Les mots d’Aimé Césaire et ses écrits sur Toussaint Louverture et sur Les tragédies du roi Christophe, montrent une fascination pour ce pays dont le patrimoine historique est pléthorique et singulier. Premier pays libre de la colonisation au monde, 1804, Haïti foisonne d’une population créative, d’événements et d’arts propres à son histoire (carnaval, gingerbread houses, fer découpé, vodou) et d’un patrimoine naturel qui ont fait de ce pays la Perle des Antilles jusque dans les années 1970.

Jean Camille Bissereth, directeur de la fondation haïtienne pour le tourisme alternatif, énumère le patrimoine haïtien et montre qu’il compte de manière non-exhaustive « 114 fortifications, 149 monuments historiques, 75 grottes, 111 plages, 86 sites archéologiques, 49 paysages naturels, 18 hauts lieux sacrés et 188 fêtes patronales ».

Les patrimoines ont leurs caractéristiques (matérielles, immatérielles, naturelles) tout en étant traversés par deux dimensions : le rapport au temps et à la mémoire. Les patrimoines sont diverses mais leurs définitions sont communes et se rapportent à celle du patrimoine. Cinette Cherubin, architecte et directrice du patrimoine à l’Université d’État d’Haïti, définit le patrimoine comme suit : « Le patrimoine réfère à un ensemble de composants matériels et immatériels appartenant à la mémoire collective d’un peuple et dignes d’un traitement spécial, en vue d’être transmis aux générations futures, à cause de l’intérêt général qu’ils suscitent, de leur authenticité, de leur spécificité, de leur originalité, de leur place dans notre vécu, autrement dit : d’une valeur symbolique, historique, esthétique, culturelle, scientifique».

De manière plus large, l’UNESCO dans les Orientations devant guider la mise en œuvre de la Convention du patrimoine mondial, souligne la valeur universelle du patrimoine : « La valeur universelle exceptionnelle signifie une importance culturelle et/ou naturelle tellement exceptionnelle qu’elle transcende les frontières nationales et qu’elle présente le même caractère inestimable pour les générations actuelles et futures de l’ensemble de l’humanité. À ce titre, la protection permanente de ce patrimoine est de la plus haute importance pour la communauté internationale toute entière.

Le patrimoine immatériel haïtien, comme le vodou, s’inscrit pleinement dans cette notion d’universalité : il est l’expression encore vivante d’une revendication tantôt sourde, tantôt assourdissante de la libération physique et intellectuelle de la population noire face à la population colonisante et tout ce qu’elle représente.

L’analyse ici menée autour du patrimoine haïtien, son rapport à son environnement et au développement, sera centré sur le patrimoine culturel matériel, dit patrimoine mobilier. C’est un patrimoine qui s’inscrit dans un espace mouvant et perméable aux aléas : le territoire urbain. Le rapport à l’espace et aux personnes qui habitent ce territoire urbain est essentiel dans la définition et dans l’utilisation du patrimoine. C’est une notion mouvante, plurielle et qui est appelée à se modifier, s’élargir, se redéfinir avec les attentes et les besoins des prochaines générations.

La protection du patrimoine constitue un des objectifs de développement durable de 2015 autour des villes durables : « Renforcer les efforts de protection et de préservation du patrimoine culturel et naturel mondial. ». Compte tenu de la fragilité de sa condition face aux éléments qui le régissent (mémoire, espace, population), il y a autour du patrimoine deux enjeux de développement : pour le patrimoine lui-même (préserver le passé pour le présent et l’avenir) et avec ce qui constitue son environnement spatial : le territoire urbain. L’aménagement du territoire urbain haïtien est un défi compte tenu des contextes géographiques (dangers naturels), démographiques (augmentation de la population de manière générale et dans les villes) et étatiques du pays (état fragile, république des ONG, etc.). Nous verrons comment les acteurs mettent en place des outils de préservation et de planification urbaine suite à des aléas naturels et quels sont les mécanismes qui permettent le développement de la ville avec son patrimoine en prenant en compte les risques endogènes et exogènes. Pour l’heure, nous allons préciser ce que signifient le patrimoine, son rapport à l’espace et au temps, ainsi que sa place sur le territoire haïtien.

  1. La valeur du patrimoine et la place qui lui est accordé en Haïti
  1. L’unité spatio-temporelle du patrimoine et l’importance de la mémoire historique

Le patrimoine est une unité spatio-temporelle. Spatiale d’abord parce qu’il se trouve sur un territoire qui possède sa structure naturelle, sociale, historique. Temporelle ensuite, car le patrimoine s’établit sur un espace avec ses particularités, lesquelles sont mouvantes. De fait, le rapport entre patrimoine et territoire est lui aussi mouvant.

Il y a deux autres dimensions temporelles qui se concentrent sur le patrimoine lui-même : avant d’être un patrimoine, en tant que lieu de mémoire, le patrimoine n’en était pas un, il correspondait à un temps présent, à un mode de vie, un bâti, un lieu de vie, une culture, un symbole de son temps. C’est le temps qui procure de la valeur à l’élément et qui lui donne ce caractère patrimonial. Il acquiert une valeur « historico-symbolique » même si l’utilité du patrimoine reste la même. Le rapport à l’espace est aussi un peu différent : il est ancré dans une réalité présente différente, donc sur un territoire qui a changé. Le patrimoine symbolise matériellement une mémoire historique, il montre le passé, la culture et la tradition. Le bâti montre les conflits politiques, économiques, sociaux, théologiques. John Ruskin qualifie ces édifices historiques d’« objets parlants » qui constituent le patrimoine urbain.

Le patrimoine définit la forme urbaine à la fois présente et passée. Il montre la trame urbaine qui s’est formée à son époque et fait transparaitre l’histoire qui y est associée. Port au Prince à ce titre, en est un bon exemple. Sa situation géographique et sa trame urbaine correspondent à une dynamique historique globale : celle de la colonisation. C’est pour cela que la ville est située en littoral, constituant un carrefour colonial de grande envergure. De même, les gingerbread houses qui font pignon sur rue montrent le passé de certains quartiers.

Pour aménager le territoire présent, il est nécessaire d’avoir cette mémoire historique. Elle permet de conserver une continuité spatiale, une trame urbaine cohérente (même dans le renouvellement), et d’habiter, s’approprier la vie présente : le patrimoine représente un « capital social, symbolique et politique pour ceux qui y habitent ». Comme l’explique Jennifer Jordan, « la mémoire historique contribue ainsi à la structuration des lieux en tant que paramètre fondamental d’aménagement du territoire. 4 »

L’enjeu se trouve donc dans le développement du territoire et dans la mise en valeur du patrimoine. À nouveau on retombe dans cette unité spatio-temporelle : il faut prendre en compte l’historique pour l’aménagement urbain, quand l’histoire a déjà déterminé l’aménagement passé.

2. Le patrimoine haïtien, préservation et mise en valeur

En Haïti le patrimoine mobilier est varié : musées, archives, bibliothèques, architecture urbaine, industrie sucrière, création artistique, objet ethnographiques et archéologiques, monuments commémoratifs et funéraires, etc. Il est classé en trois périodes historiques qui correspondent aussi aux différentes sections du Musée du Panthéon National Haïtien (MUPANAH) : la période précolombienne, coloniale et nationale.

Dans le patrimoine de la période précolombienne, on compte les pétroglyphes par exemple. De la période coloniale, on a du patrimoine architectural d’habitat : les gingerbreads houses, les gunshot houses qui sont des habitations en bois le plus souvent et qui résultent d’un mélange entre bâti africain, européens et sud-américain, et aussi du patrimoine architectural religieux, particulièrement des églises catholiques. Enfin, la période nationale débute dès le 19e siècle, dont l’exemple symbolique de l’indépendance haïtienne reste la Citadelle et le Palais historique situés dans le présent Parc National Historique.

Le patrimoine et sa mise en valeur revêtent une importance particulière pour le développement d’un pays, particulièrement lorsque ce patrimoine a une valeur historique unique. La culture et le patrimoine permettent de tisser du lien social et de lutter contre l’oubli (mémoire historique). Mickaëlle Jean, envoyée spéciale de l’UNESCO pour Haïti, insiste sur l’idée que « la culture constitue le ciment de la cohésion sociale du pays tout en étant une source de revenus ». En effet, si on adopte un point de vue plus économique, on voit que la préservation et la mise en valeur du patrimoine sont vecteurs d’emploi puisqu’un haïtien sur dix est artisan. Il permet aussi d’attirer les investissements et les professionnels étrangers autour de campagnes de patrimonialisation. De même, la promotion de la culture du pays au niveau international permet d’ouvrir un marché touristique et de développer les infrastructures telles que les routes ou des hôtels. Pour Carlos Vogeler de l’Organisation Mondiale du Tourisme, « le tourisme, en tant que secteur, a la particularité et l’avantage d’offrir des ressources et des possibilités d’emploi sur un mode plus décentralisé que d’autres secteurs productifs. […] Il contribuera de la sorte à la réduction de la pauvreté et à l’amélioration des conditions de vie des communautés, ce qui en fait un formidable levier pour bâtir l’avenir d’Haïti ». En clair, le leitmotiv derrière la promotion du tourisme est qu’il est pourvoyeur de développement. C’est en ce sens qu’en 2011, Martelly  a lancé une campagne de développement avec comme objectif « le tourisme dans la reconstruction ».

Pour profiter de cet avantage comparatif qu’est le patrimoine culturel haïtien, le mettre en valeur et le développer, le gouvernement haïtien a mis en place plusieurs outils et a été à l’initiative de nombreuses actions :

par la loi du 25 avril 1940 qui fixe les « conditions de désignation, de classement et de protections » du patrimoine matériel tangible « incorporé dans le patrimoine sacré de la nation. » En clair, la loi indique le classement des monuments historiques haïtiens et se porte garante de leur protection et de leur reconnaissance juridique, quand bien même il s’agirait d’immeubles privés. La loi organise un accompagnement et une indemnisation autour de ces possibilités. Néanmoins, en 1995, seuls 33 bâtiments sont inscrits dans le classement.

En mars 1978, l’Institut de Sauvegarde du Patrimoine National (ISPAN) est créé. Il a pour objectif de soutenir la loi de 1940 et veiller à ce qu’elle soit mise en application, de promouvoir le patrimoine national et de soutenir des études autour du sujet. À cela est ajouté en 2009 un projet de loi du ministère de la culture sur l’inscription de la gestion des parcs dans un cadre légal. Cette loi permettrait de pallier les manques de ressources humaines et financières en matière de gestion patrimoniale et de « faire face aux migrations et urbanisations sauvages. » –

En 1982, le Parc National Historique (PNH) est inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. Il est composé de la Citadelle, de Sans Souci, du Palais Royal et de Ramiers. Le PNH constitue un patrimoine universel : sa Citadelle a été construite à la suite de l’indépendance d’Haïti en 1804 et constitue un des premiers ouvrages militaire et politique destiné à protéger la « première république portée par des esclaves noirs ayant conquis leur liberté ». Dans la même veine, Jacmel et son centre historique ont été annotés sur la liste du World Monument Fund en 2004 pour prétendre au patrimoine mondial. Aujourd’hui, avec le séisme de 2010, c’est un travail de longue haleine qui est mené pour atteindre ce statut.

De manière plus générale, la gestion nationale passe aussi par la sensibilisation et l’éducation au patrimoine. C’est pourquoi, entre 2011 et 2015 un projet d’ouvrage a été mené et il est aujourd’hui publié sous le nom 200 Monuments et sites d’Haïti à haute valeur historique, culturelle ou architecturale. L’ancienne ministre de la culture haïtienne, Josette Darguste, souligne : « les monuments et les sites sont d’un intérêt public au regard de l’histoire et l’initiative de les référencer dans cet ouvrage de recensement et de documentation, participe d’une volonté manifeste du Gouvernement de les mettre en valeur afin de mieux les protéger ».

On voit qu’avant 2010, la dynamique de protection patrimoniale est lente mais présente et qu’elle permet d’avoir un développement territorial qui passe par la culture. Elle fait quand même face à des difficultés : manque de moyens humains, financiers, fragilité institutionnelle. En 2010 cette dynamique ascendante s’essouffle et est happée par le séisme qui touche Port au Prince et les périmètres alentours. L’enjeu n’est plus à la même préservation du patrimoine, il s’agit d’une préservation de l’urgence, qui laissera peu à peu la place à un développement territorial intégré et multidimensionnel comprenant, de nouveau, le patrimoine préservé.

II-Exposition du patrimoine aux risques et enjeux de résilience

En 2010 le bilan humain et matériel est lourd. Dans le secteur patrimonial, des bâtiments historiques, des musées, des bibliothèques, des galeries, des églises, des salles de spectacle, des ateliers d’art et des marchés publics ont été soit endommagés soit réduits en ruines, des registres de collection sont perdus et rendent les interventions de sauvegarde compliquées. 103 immeubles anciens sont endommagés à Jacmel. Des centres d’archives sont détruit et le problème patrimonial s’étend à des problèmes d’ordres civils : les états civils sont un des moyens pour aller de l’avant et reconstruire sa vie civile.

Face à cela, plusieurs temps de réponse se structurent : l’un étant à l’atténuation des dommages et l’autre à l’adaptation pour commencer à repenser le développement. En ce sens, la gestion du patrimoine est réellement affaire de résilience puisque l’on procède d’abord de l’action d’urgence puis d’une action de développement.

  1. Atténuer les dommages du séisme sur le patrimoine culturel

Les objectifs dans un premier temps sont d’élaborer des plans de sauvegarde du patrimoine culturel haïtien. Cela se fait en procédant à des inventaires d’urgence, en renforçant les capacités des institutions, en coordonnant les actions de sauvegarde et de conservation.

Premièrement, des plans de sauvegarde du patrimoine culturel ont été établis à la suite du séisme. Ils distillent les différentes interventions d’urgence nécessaires. On peut par exemple citer le projet de sauvetage du patrimoine culturel haïtien porté par le gouvernement et qui « vise à récupérer, sauvegarder et restaurer des œuvres d’art, des artefacts, des documents, des médias, et des éléments architecturaux haïtiens endommagés et mis en péril par le séisme et ses conséquences ». Il est administré par la Smithsonian Institution et piloté par l’Institut de Sauvegarde du Patrimoine National (ISPAN), le Musée du Panthéon National Haïtien (MUPANAH), la Bibliothèque Nationale (BN), les Archives Nationales d’Haïti (ANH) et le Bureau National d’Ethnologie (BNE).

L’ISPAN met aussi en place des inventaires d’urgence, appuyé par l’UNESCO et l’Intervention Culturelle d’Urgence (CER) de la fondation Prince Charles. Les Architectes de l’Urgence, Bibliothèque Sans Frontière, le Bouclier Bleu, les Compagnons du Devoir ont, eux, aidé à faire du repérage et de l’expertise des travaux à conduire, de l’étude technique sur les bâtiments, des projets de restaurations des collections muséales et des bâtiments.

Au niveau international, l’aide se fait dans le renforcement des capacités des institutions et dans leur appui technique. C’est le cas de l’ICCROM (Centre International d’Étude pour la Conservation et la Restauration des biens culturels) qui envoie des experts pour appuyer l’aide d’urgence et former les acteurs professionnels haïtiens à « l’évaluation des dégâts, […] la documentation et la stabilisation de différentes formes de patrimoine en situations d’urgence » , ainsi qu’à la coordination. Dans la même lignée, l’ICOMOS (Comité international pour les monuments et les sites) permet la coordination des actions par le biais de comités de pilotage des bénévoles pour le rétablissement du patrimoine en Haïti. La France également élabore un plan d’assistance technique aux institutions et aux professionnels.9 On a aussi des groupes privés comme Phénixience10 (firme d’architecture et d’ingénierie haïtienne) ou Snap-architecture (français) qui participent avec, notamment, un programme de renforcement de capacité appelé « Des Outils pour Haïti » initié par le second acteur.

L’UNESCO dans ses actions, a eu une place importante de coordination par le biais du CIC, Comité international de Coordination pour la sauvegarde de la culture haïtienne, et l’établissement d’une feuille de route reprenant les priorités : inventaire du patrimoine, collecte de données, élaboration d’outils méthodologiques. Il a aussi mis en place une assistance technique pour la réhabilitation et la protection du Parc National Historique qui a débuté en juin 2010 et avec un budget de 49 300 USD.

Les initiatives qui ont été menées répondent à la nécessité d’avoir une dynamique d’action globale (c’est-à-dire toucher tous les secteurs, patrimoniaux et non patrimoniaux), intégrante (coordination pluri-acteurs) et exo-endogène (aide de l’extérieur pour soutenir une initiative intérieure). Ce dernier point sur l’endogéneité est fondamental parce qu’il est gage de continuité et donc de développement.

  • Associer aménagement du territoire et développement urbain à préservation et valorisation du patrimoine.

Les objectifs du pays en matière de patrimoine sont en faveur de sa préservation et de sa valorisation, avec un ancrage sur le territoire et dans le temps. Pendant l’urgence, comme après, il est nécessaire de penser à la ville que l’on souhaite reconstruire. Le renforcement des capacités des professionnels administratifs ou techniques s’inscrit dans cette dynamique. Aux préoccupations originelles (tourisme patrimonial, emploi artisan, éducation et sensibilisation au patrimoine, développement structurel) s’ajoutent la préoccupation d’un aménagement adapté en cas de nouvelle menace (s’adapter aujourd’hui pour atténuer demain) et la nécessité d’une construction urbaine mettant le patrimoine en avant pour un développement global.

Pour reconstruire une ville, le patrimoine fait office de livre de mémoire. Il permet de se rappeler la trame urbaine, d’y retrouver de la continuité et une mémoire historique. À ce titre, il est essentiel dans la refondation citoyenne, nationale et urbaine. Selon Olsen Jean Julien « L’aménagement du territoire suppose donc une identification des facteurs qui déterminent la cohérence interne, les potentialités, les processus marquant l’évolution, les points de repères, les crises et les discontinuités géographiques (limites, frontières…) caractérisant l’unité spatio-temporelle ».

Se pose la question de savoir quelle place l’on accorde à la mémoire historique et au patrimoine dans l’aménagement du territoire : construit-on une ville de demain ou conserve-t-on la ville traditionnelle ?

L’État haïtien, en continuité idéologique avec ses homologues internationaux signataires du programme de développement durable des Nations Unies, souhaite une intégration du patrimoine dans ses objectifs de développement. Dans son Plan d’Action pour le Relèvement et le Développement d’Haïti, établit en mars 2010, il inscrit le relèvement du secteur de la culture dans la refondation territoriale et stipule qu’il « conviendra de s’attacher à favoriser à travers le pays la création d’infrastructures de biens et services culturels, à aménager le territoire dans le respect du caractère patrimonial spécifique à différents sites. » Pour appuyer davantage ces arguments, la Charte internationale pour la sauvegarde des villes historiques (signée à Washington en 1987) souligne l’importance du lien entre patrimoine et développement. La charte comporte entre autres les objectifs suivants : la sauvegarde des villes dans une politique cohérente de développement économique et social, la préservation du caractère historique de la ville (dans sa forme urbaine et les relations entre les espaces urbains) et l’implication des habitants.

La planification culturelle va de pair avec une planification urbaine, politique, économique. Elle permet une articulation entre les différents secteurs de sorte à avoir un ensemble lisse et fonctionnel. L’idée n’est pas au collage urbain. L’aménagement du territoire se fait à nouveau de plusieurs manières et avec plusieurs acteurs. Les acteurs étatiques, nous l’avons dit, mettent en place des plans d’actions. Le gouvernement incite aussi à l’entrepreneuriat et au renforcement de la coopération entre acteurs, notamment dans le secteur du tourisme. C’est le cas du Programme d’appui au développement des entreprises culturelles (PADEC) soutenu par le ministère de la culture haïtien pour le développement autour du patrimoine et des édifices bâtis. De même, la Déclaration de Port au prince, sur le patrimoine, le tourisme culturel et le développement durable13 établit plusieurs nécessités pour la bonne mise en œuvre de son programme : inventorier pour valoriser le patrimoine, soutenir les institutions de protection du patrimoine et favoriser leur partenariat, soutenir les programmes de tourisme (technique et financier notamment), la formation touristique, etc. À ce titre, la déclaration s’inscrit dans le Plan Stratégique des Nations Unies pour le développement et ses plans cadres (UNDAF).

À un niveau plus local, d’autres actions sont menées. En novembre 2011 le Programme Vil nou vle (La ville que nous voulons) est mis en place à Port-au-Prince. Il intègre un volet participatif par des discussions pour mettre en place des plans stratégiques de planification du territoire. En 2013, Monique Rocourt, directrice de l’ISPAN, souligne l’importance de l’intégration de la jeunesse dans la restauration de la mémoire dans un discours : « Jeunes de mon pays, Haïti est riche de vous ! Et sur vous, je baserai mon programme de restauration de la mémoire. L’ISPAN n’a de raison d’être qu’à travers et pour vous».

Des enjeux restent forts, ce sont toujours les mêmes, et ils sont sans doute les raisons pour lesquelles le développement patrimonial et culturel est si lent depuis les années 80 : quid des capacités de financement, d’accessibilité pour le public, de la réhabilitation structurelle, de la sensibilisation et l’éducation au patrimoine. Reste que la démarche doit être intégrée et multidimensionnelle. Mais l’on peut aussi parler de réussites, ou de réussites en devenir, en termes de développement urbain : les gingerbread houses, dont la mise en valeur permet peu à peu le développement local.

  • Exemple d’un projet de développement : les gingerbread houses

Les gingerbread houses sont des habitations originaires de la fin du 19e siècle. Elles apparaissent aux États-Unis dans les années 1950. L’architecture des maisons s’inspire de styles architecturaux étrangers mais avec une adaptation aux conditions climatiques haïtiennes. On en trouve principalement à Port au Prince ainsi qu’à Jacmel. Elles sont fabriquées en bois ou en maçonnerie, avec de grandes fenêtres, de hautes portes et des hauts plafonds pour faire circuler l’air.

Ce patrimoine architectural est menacé pour diverses raisons : vieillissement du bois, intempéries, manque d’entretien et coût des restaurations, pratiques aléatoires de réhabilitation, etc. En 2010, avant le séisme, il avait été décidé que les gingerbread houses seraient inscrites sur la liste du World Monument Watch de l’UNESCO, dans le but de valoriser le patrimoine. Néanmoins, quelques jours après, le séisme a freiné cette initiative. Le gouvernement a établi que cela faisait partie des reconstructions post-séisme hautement prioritaires. Des opérations ont été menées par l’ISPAN, conjointement avec le World Monument Fund (WMF) évaluer la situation générale, conseiller les autorités locales et les propriétaires fonciers sur les actions à mener. Parallèlement, l’aide française par le biais des compagnons du devoir, d’Architectes de l’Urgence ou l’Associations vieilles maisons françaises ont aidé l’ISPAN à faire du repérage sur les travaux à conduire. A Jacmel, on a recensé les bâtiments endommagés et apposé un sceau sur leurs façades pour interdire leur démolition. Une charte de préservation a aussi été mise en place à l’intention des propriétaires. À Port-au-Prince, l’ICOMOS et l’ISPAN ont recensé près de 300 maisons et les travaux à effectuer. Dans le projet de sauvegarde et de restauration, on a aussi établi un périmètre urbain autour des gingerbread houses afin de les protéger plus efficacement. Des chantiers pilotes ont été créés par l’aide française dans l’idée d’établir un transfert de compétence pour les artisans haïtiens. Le WMF a aussi fourni une assistance technique pour la réparation et fait des formations, cela permettant de relancer une dynamique locale de fabrication de chaux et de briques.

D’un point de vue architectural, les gingerbread houses sont adaptées à la situation géographique haïtienne et ont un rôle à jouer dans la reconstruction urbaine haïtienne. Tout un travail a été fait dans la réhabilitation à la fois matérielle et symbolique de ce patrimoine bâti. Un atelier-école pour les artisans du bois et de la brique a été installé dans une maison gingerbread par FOKAL, l’association porteuse du projet. On cherche à y inclure « l’utilisation d’énergies alternatives pour l’accès à l’électricité et à l’eau ». De même, un ouvrage a été publié dans un objectif de mise en valeur du projet et du patrimoine et d’information du public.

Un schéma d’aménagement urbain a aussi été créé avec l’idée d’avoir un développement qui soit intégré. En plus de l’atelier-école, on veut mettre en place des espaces de repos, des espaces verts et des éclairages à énergie solaire. L’idée est de créer un centre culturel et de documentation autour de l’histoire et la mémoire du quartier dans une gingerbread house afin de s’inscrire dans un aménagement urbain en faveur du développement. Selon Michèle Duvivier Pierre Louis, « l’ensemble du projet sera créateur d’emplois, favorisera le micro-entrepreneuriat et devrait être générateur de revenus grâce au développement du tourisme culturel. ». La réhabilitation des quartiers autour de ce patrimoine historique préfigure les quartiers de demain.

Conclusion

Pour conclure, le cas des gingerbread houses est parlant. Il montre la richesse patrimoniale haïtienne et cette volonté de reconnaissance malgré la fragile mise en place de moyens de protection. Cependant, Haïti est un formidable exemple de résilience et les dires de Madame Duvivier Pierre Louis, parlant en un sens d’aubaine à propos du séisme, montrent la force de la population haïtienne à tirer parti du pire. L’importante cohésion sociale renforcée par les tragédies et la mémoire historique participe à ce que les initiatives de reconstruction matérielles et symboliques se fassent en direction de l’avenir sans jamais se départir de la valeur du patrimoine passé. La résilience possède précisément cette dynamique : celle de retenir les leçons du passé et de les utiliser pour en faire quelque chose de meilleur demain. Le patrimoine matériel haïtien peine à être reconnu et le séisme n’a fait que poser un écran supplémentaire sur cette plus-value. Le défi pour le patrimoine haïtien est qu’il parvienne à transcender les frontières pour, enfin, faire sortir des esprits les images misérabilistes sur Haïti et faire émerger la fascination comme celle qu’a eu Aimé Césaire en 1940.

Bibliographie : – Luc Bossuet, Habiter le patrimoine au quotidien : selon quelles conceptions et pour quels usages ?,

Habiter le patrimoine, enjeu, approches, vécus – Coornaert M. Choay F, L’urbanisme, utopies et réalités. Une anthologie, Revue française de sociologie, 1966, 7-4. pp. 551- 552;

– Jean Davoigneau et Isabelle Duhau, « Jacmel, entre rêve et réalité », In Situ, 30 septembre 2016 –

– Maria Gravari-Barabas, Quelques réflexions introductives sur le sens d’habiter le patrimoine, Habiter le patrimoine, enjeu, approches, vécus.

– Franck Michel, « Patrimoine, tourisme, environnement et développement durable (Europe – Afrique – Caraïbe – Amériques – Asie – Océanie) », Études caribéennes, Décembre 2010.

Documents institutionnels :

 Charte internationale pour la sauvegarde des villes historiques (Charte de Washington, 1987) ICOMOS, Octobre 1987

 – Déclaration de Port au Prince sur le patrimoine, le tourisme culturel et le développement durable, Port-au-Prince, novembre 2011

 – Habitat III, Nouvel agenda urbain, Nations Unies, Novembre 2016 – Haiti, patrimoine culturel et refondation, Museum International UNESCO, Vol LXII n°4, décembre 2010

 – Plan d’Action pour le relèvement et le Développement d’Haïti, Les Grands chantiers pour l’Avenir, Gouvernement de la République d’Haïti, mars 2010.

 – Plan Stratégique de Développement en Haïti, Pays émergent en 2030, Programme des Nations Unies pour le développement (UNPD), mai 2012. – Préserver et valoriser le patrimoine urbain, Villes en devenir, 2016

Sitographie :

 – Haïti Reconstruction : Forum à Port-au-Prince sous le thème « Vil nou vle a », Haïti Libre, 22 novembre 2011

– Haïti Patrimoine, Inscrire la gestion du patrimoine historique dans un cadre légal, AlterPresse, 27 août 2009

 – UNESCO, Culture, Centre du patrimoine mondial, La Liste du Patrimoine mondial : Parc national Historique : Citadelle, Sans Souci, Ramiers, http://whc.unesco.org/fr/list/180/

– UNESCO, Missions du centre du patrimoine mondial en Haïti, Centre du patrimoine mondial – Actualités, juillet 2010 – UNESCO, L’UNESCO mobilisée pour Haïti, Activités de l’UNESCO

Rebecca BUFFARD

rebecca.buffard@hotmail.fr

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