Les groupes armés et l’organisation des élections en Haïti
4 min readLes zones de non-droit qui s’accroissent depuis maintenant plusieurs années en Haïti, sont nécessairement un handicap à l’organisation d’un processus électoral fiable et transparent sur tout le territoire national. Des habitants de certains quartiers ont beaucoup de réticences à participer aux élections, comme candidats ou comme électeurs, à cause de la dangereuse implication des groupes armés dans ce qu’ils appellent le « système ». Témoignages anonymes sur la Place du Champ-de-Mars.
« Je suis allé voter en 2016, c’était la première fois. Je venais d’avoir ma carte d’identité. Mais je ne pense pas refaire ça », témoigne un jeune passant sur la Place du Champs-de-Mars. À cet endroit de la capitale où se croisent à longueur de journée des échangeurs d’opinions politiques, ils sont nombreux à se désintéresser de cet exercice civique. « Voter c’est bien, mais c’est dans les pays sérieux. En Haïti pourquoi faire, rien ne va changer de toute façon », se plaint une marchande.
Leur principale préoccupation, c’est la sécurité qui n’est pas garantie lors des élections. « Tu demandes si c’est dangereux ! Pour l’heure, de toutes façons, les élections ne sont nullement possibles. On ne peut pas demander à des citoyens de rentrer dans un bureau de vote à Martissant ou à Cité Soleil », estime un riverain sur la Place. Selon ces citoyens, les élections sont de moins en moins fiables et inclusives à mesure que l’insécurité augmente. Ce qui explique le très faible taux de participation enregistré à chaque fois.
Depuis quelques années le territoire haïtien, ou du moins celui de la zone métropolitaine de Port-au-Prince est morcelé par la présence de chefs de gangs autoproclamés. Ce phénomène a été l’un des principaux obstacles à l’organisation des élections depuis avant même l’assassinat du Président Jovenel Moïse. Dans un contexte où le référendum électoral et les élections ont été annoncées, le climat d’insécurité d’alors pesait déjà très lourd sur le processus et les électeurs craignaient beaucoup d’être pris pour cibles dans les bureaux de votes.
« Je pense que c’est un problème politique. Derrière les gangs, il y a forcément de gros bras de l’État. Ils ont besoin de contrôler les quartiers populaires, donc ils distribuent des armes. Ainsi, lors des élections, tout bureau de vote qui ne donne pas des résultats allant dans le sens souhaité est vandalisé et même annulé », témoigne un ‘’dread’’ sous couvert de l’anonymat.
Il faut admettre que le phénomène de « gangstérisation » des quartiers ne se limite malheureusement pas à la zone métropolitaine de Port-au-Prince. De grandes villes de province du pays sont également confrontées à ce problème. Dans le département de l’Artibonite, des groupes armés sont utilisés lors de manifestations populaires ou des opérations de peyilock. À Savien plus précisément, le bandit dénommé Odma avait opposé une résistance farouche aux forces de l’ordre avant de succomber aux assauts répétés de la Police Nationale d’Haïti dans la région en 2021.
Les autorités régionales font cependant ce qu’elles peuvent pour rassurer leur population. Un commissaire du gouvernement s’est même transformé en bourreau dans sa juridiction, allant nettement à l’encontre de la loi, procédant à des exécutions sommaires devant les caméras, afin de dissuader les bandits. Mais peu de résultats peuvent être attendus malgré ces mesures,parce que le problème est beaucoup plus profond.
En effet pour illustrer la phobie des élections dont souffre la population haïtienne, on peut retourner au fameux massacre de la Ruelle Vaillant le 16 décembre 1987. Cet épisode a marqué les esprits des générations passées. L’armée et des groupes paramilitaires auraient tué plus de 30 personnes dans un bureau de vote ce jour-là. Depuis, le jour de l’élection est devenu symbole de frayeur et jour de la rue blanche pour nombreux citoyens haïtiens. Avec la montée en puissance de nombreux gangs dans les quartiers, la peur des urnes n’a cessé de s’amplifier, et le taux de participation aux prochaines élections risquent de chuter si la population n’est pas rassurée.
« Le type est Président et pourtant il unifie les gangs au lieu de les combattre, pour pouvoir contrôler des zones et s’assurer des résultats de son referendum et de ces élections. Pourquoi donc j’irai participer à une telle mascarade ? Et puis s’il m’arrivait malheur ? », s’indigne une jeune femme, balayeuse sur la Place faisant référence à Jovenel Moïse quand il était encore en poste.
En plus des villes de province, quatre vastes quartiers parmi les plus populeux de Port-au-Prince sont actuellement inhabitables pour cause de guerre entre gangs : Bel-Air, Martissant, Croix-des-Bouquets et Cité Soleil. Les élections seraient donc le dernier des soucis des anciens habitants de ces zones. Par ailleurs, ceux qui ont investi dans l’armement et le renforcement de ces groupes armés n’ont réussi qu’à couper le pays en morceaux tout en assiégeant la capitale. En attendant, la possibilité d’une prochaine tenue des élections s’éloigne à chaque fois qu’un nouveau cas de bataille de gangs éclate dans le pays.
Daniel Toussaint