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Première édition du « Débat Karl Popper » à la FDSE : un tournoi sur la problématique de l’avortement en demi-finale

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Ce tournoi qui est une grande première au sein de la Faculté de Droit et des Sciences Économiques (FDSE) de l’Université d’État d’Haïti (UEH) a été lancé par la CPE (Cellule de Plaidoirie et d’Éloquence) le 23 mai 2022. La compétition s’est déroulée sur le thème des droits humains. La CPE a été créée à l’initiative de sept étudiant(e)s de quatrième année des deux disciplines enseignées à ladite faculté. Leur objectif en lançant ce tournoi, proclame l’une des responsables, est de « promouvoir l’esprit du débat au sein de la faculté ».

Le « Débat Karl Popper » a été initié en Haïti par la FOKAL en 1996 à travers une initiative dénommée « Programme Initiative Jeunes (PIJ) » (1).Ce programme a permis de donner naissance à des clubs de débat, progressivement, un peu partout dans le pays. L’idée était d’initier les jeunes au débat afin de susciter chez eux l’esprit critique et la tolérance. Le programme se passe de présentation, beaucoup de jeunes qui sont maintenant à l’Université d’État d’Haïti l’ont expérimenté et tentent encore de partager cette expérience avec d’autres. C’est en ce sens que la Cellule de Plaidoirie et d’Éloquence (CPE) de la Faculté de Droit et des Sciences Économiques (FDSE) a lancé un tournoi de débat dans l’enceinte de la faculté, il y a de cela trois mois. Ce tournoi en est au stade des demi-finales. L’objectif choisi est de débattre sur l’avortement dans la société haïtienne.

En guise de restitution, déroulement du débat

Jeudi 21 juillet. À deux heures moins dix, les membres du jury et les deux équipes commencent à regagner leurs places respectives. Les organisateurs et organisatrices distribuent le matériel nécessaire au déroulement du match (cartable contenant les bulletins d’appréciation du jury, feuilles blanches, crayons, etc.).

Le sujet du match était ‘’La dépénalisation de l’avortement en Haïti’’. Les équipes sont toutes deux en deuxième année de Sciences économiques, de vacation différente (AM/PM), et constituée chacune de trois débatteurs. La deuxième année PM était l’équipe « affirmative ». Ce qui veut dire qu’elle soutient la proposition.

 Pour elle, le sujet du débat est qu’on devrait rendre légale l’Interruption Volontaire de Grossesse (IVG) en Haïti. Son argumentaire se fonde sur le fait que cette mesure réduirait la pauvreté tout en protégeant la vie des femmes. Ses partisans avancent qu’en effet, le fait que des femmes n’ont pas accès à l’IVG, en toute légalité, est à l’origine de grossesses prématurées qui occasionnent d’autres problèmes. Il existe aussi des cas où des raisons sanitaires peuvent nécessiter une IVG, comme dans les cas de malformation du fœtus, ou de viol.

L’équipe « négative » (deuxième année sciences économiques AM), chargée de défendre la thèse inverse, a pris le contre-pied de ce cas en soutenant que, par dépénalisation, il faut entendre de préférence « enlever une peine ». Pour elle, l’IVG sous-entend que des femmes  mettent « volontairement » fin à une vie, condamne un être humain en devenir. Ce qui est pour eux un « crime » résultant d’une « fausse liberté pour les femmes », qui, à long terme, réduira la population du globe. Tel a été l’argument principal de l’équipe qui devait réfuter la proposition. Elle voulait défendre « la vie ». Pour elle, parler de fœtus n’est qu’un jargon pour masquer le fait d’ôter la vie. Or, la conséquence est que la population du globe finira par vieillir, et par voie de conséquence, l’économie en pâtira.

L’équipe « affirmative »  a eu à rebondir et n’a pas manqué de souligner le fait que, tout en parlant de crime, l’équipe du groupe AM a échoué à prouver que le fœtus est un être humain. D’autre part, on ne saurait déterminer la baisse de la population de la planète sur la base d’un seul facteur. Voilà en résumé l’essentiel du match.

Le débat comme activité intellectuelle nécessaire à une société démocratique

En dépit des efforts déployés par l’équipe « négative », l’équipe « affirmative » a fini par remporter la demi-finale. Interrogé, l’un des membres du jury, Givelt Vilméus, ancien débatteur du programme PIJ, n’a pas dissimulé son insatisfaction quant à la performance des deux équipes. Toutefois, selon lui, cet exercice prouve qu’« on peut construire une société dans laquelle chacun a sa propre idée, mais où l’on se tolère mutuellement». On devrait poursuivre dans cette même direction parce qu’à son avis, construire une société fondée sur la tolérance, dans laquelle les gens réfléchissent, va de pair avec le fait que « des gens ont la capacité de réfuter les affirmations des autres personnes ». Surtout quand elles sont fausses ! Le mot n’a pas été prononcé, mais à bien suivre le raisonnement, on se rend compte que le juge n’a pas voulu dire autre chose : pour construire une société vraiment démocratique, on devrait nécessairement miser sur des activités qui invitent les jeunes, les gens, à discuter, à réfléchir, dans un esprit de fair-play, de tolérance, sur des sujets qui les concernent tous et toutes.

Le débat dans le débat : par-delà le tournoi

Si la mise en contexte a pu échapper aux deux équipes (à l’affirmative notamment), il faut reconnaître que le sujet imposé est un débat de société important, de grande actualité, surtout après la décision de la Cour Suprême des États-Unis, qui en juin dernier, a interdit l’avortement dans le pays alors que ce droit a été conquis il y a plus de cinquante (2). Les  débatteurs, organisateurs, ou membres du jury ont aussi leur opinion personnelle sur la question.

Interviewés après le match, deux joueurs d’équipes différentes (Kesly L. Dade, de l’équipe « affirmative »; Jeannot Borgella, capitaine de l’équipe « négative ») ont fait des confidences quant à leur position personnelle. Ils se disent tous les deux contre la dépénalisation, mais cela ne peut pas les empêcher de jouer n’importe quelle position dans un match. Ceci est une preuve que l’activité du débat, ainsi conçue, suscite la capacité de raisonner au-delà des idées toutes faites et permet de peser le pour et le contre. Le juge mentionné précédemment n’a pas hésité non plus à voter en faveur de l’équipe « affirmative » alors qu’il est personnellement contre l’avortement. Tout simplement, nous confie-t-il, « parce que l’équipe « affirmative » a mieux défendu sa position ».

Kerbie Jean Lys, parlant en son nom propre – elle a pris soin de préciser que ses propos ne reflètent pas la position de la CPE – trouve que dépénaliser l’avortement n’est que rendre aux femmes un droit qu’elles devraient avoir sur leur propre corps. Revendiquant une position féministe, la coordinatrice en quatrième année de Science juridique a pris le soin d’initier toute une réflexion spontanément sur le sujet du débat. Elle s’est livrée à tout un questionnement personnel, se mettant à la place de toute autre femme.

Plus loin, elle souligne le fait que le sujet est complexe et a des implications tant psychologique, biologique, qu’économique : « Suis-je prête là maintenant à enfanter ? Suis-je prête à donner naissance à un enfant et à en prendre soin correctement ? Et dans le cas où son père décède, pourrai-je en répondre toute seule économiquement ? (…) Puis-je garder un enfant alors que j’ai été victime d’un viol ? Est-ce que cet enfant ne sera pas une victime, lui aussi, en raison du fait qu’à chaque fois que j’aurai à poser mon regard sur lui,  je saurai qu’il est le fruit d’un viol ? Empêcher les femmes de recourir à l’IVG n’est-ce pas mettre leur vie en danger en raison des grossesses ectopiques ? ».

En guise de conclusion

Du tournoi au débat de société, la CPE ambitionne proposerun modèle et une méthode. Débattre est un moyen utilisé pour ne pas se battre, dit la philosophie du débat. Par le fait qu’elle invite à réfléchir, à produire des raisonnements, une pareille activité semble particulièrement nécessaire dans l’enceinte de l’Université et même dans les écoles, plaide le juge Vilméus, ancien débatteur du club de Gros Morne. C’est même une urgence.

Darlie C. Paul, responsable financier de la CPE, est satisfaite de « l’accueil grandiose » fait à la première édition du tournoi par les étudiants et étudiantes. Le responsable logistique, Réginald Rapzy, croit de même qu’une telle activité était attendue, car « expérience à l’appui, les étudiants de la FDSE aiment les activités para-académiques (…)». Cela n’empêche pas que des membres de la dite cellule puissent déplorer que les responsables de la faculté ne leur ont fourni aucun support financier. Ce, en raison de la réduction du budget de l’entité, d’après ces responsables. Parallèlement, la CPE admet qu’en leur accordant la légitimité nécessaire, l’administration leur a facilité la tâche pour trouver des supports à l’extérieur.

P. Baby Kesner Jean Jacques

Étudiant à l’Université d’État d’Haïti

Email : bbabyhaiti@gmail.com

(1) Jean Gérard Anis, Le programme Initiative Jeunes fait sa mue…, consulté sur https://fokal.org/index.php/nouvel-fokal/31-nos-programmes/939-le-programme-initiative-jeunes-fait-sa-mue, 21 juillet 2022 à 9h20 PM.

(2) Selon une publication d’Amnesty International France sur sa page Facebook officielle le 24 juin 2022,

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