L’effondrement des entreprises en Haïti sous le poids de l’insécurité
5 min readCela fait trois années consécutives que les statistiques démontrent un affaissement graduel des activités économiques du pays. Face à un phénomène d’insécurité sans bornes, les entreprises de taille variées dans tous les secteurs claquent la porte, ou subissent des pertes colossales, entraînant pauvreté et chômage.
« Haïti en est à sa troisième année de récession, c’est-à-dire que le pays connaît un taux de croissance économique négatif depuis trois années consécutives. En 2018-2019 il fut de -3,3%, en 2019-2020 on a eu -1,7%, en 2020-2021 il s’établissait à -1,8%. Et cette année non plus on n’espère pas de meilleurs résultats malgré les premières prévisions, et il serait souhaitable que l’Institut Haïtien de Statistique et d’informatique (IHSI) et la Banque Mondiale révisent les indicateurs pour ajuster leurs prévisions», analyse Espère Désir, coordonnateur de FòsJenès.
Interrogé sur les causes de ce phénomène, l’économiste rappelle : « Ceci ne devrait toutefois pas nous étonner puisque depuis 2020-2021, la guerre des gangs à Martissant qui a déjà fait plus de 19 000 déplacés, a paralysé l’activité sur la Route Nationale #2 et, de ce fait, a mis à mal l’économie de toute la péninsule Sud du pays qui pourtant a une portée économique significative en terme de vente de biens et de services, de consommation et d’entrepreneuriat, etc. En plus, il y a eu le séisme du 14 août qui a contribué à cet affaissement de l’activité économique principalement dans cette partie du pays ».
Sur ce point, l’avis des experts est unanime. L’insécurité qui prévaut depuis deux ans maintenant a complètement démotivé l’esprit d’entrepreneuriat dans le pays, surtout dans les zones auxquelles les guerres de gangs font rage. « Dans une zone où les personnes fuient les combats, une zone à réputation répulsive comme l’est devenue la zone métropolitaine, ce n’est pas seulement les consommateurs qui fuient, mais les investisseurs et les entrepreneurs également. Imaginez qu’en avril 2022 plus de 20 000 personnes ont été contraintes de se déplacer de la Croix-des-Bouquets. La même chose se produit actuellement à Cité Soleil », observe M. Désir, également expert en démographie.
Selon le coordonnateur de FòsJenès, il est difficile d’évaluer en chiffres l’impact de l’insécurité sur les entreprises en Haïti parce qu’au moins 80% de ces dernières évoluent dans le secteur informel. L’impact est nettement plus mesurable sur les grandes entreprises situées dans les zones industrielles de Port-au-Prince. Ainsi la guerre des gangs à Cité Soleil affecte même le prix de l’eau puisque le bidonville est le principal site d’approvisionnement en eau courante de la Direction Nationale d’Eau Potable et de l’Assainissement (DINEPA). « On peut néanmoins voir que l’inflation atteint 27,7% selon le dernier chiffre de l’IHSI, et que la décote de la gourde face au dollar américain s’accélère depuis le début de l’année, ce qui indique déjà beaucoup sur l’état de santé de l’économie haïtienne », indique-t-il.
Parmi les plus touchés du phénomène, le secteur du tourisme figure au sommet du classement. Depuis la reprise économique post-Covid, celui-ci piétine en Haïti, en raison du climat d’insécurité qui sévit. « Pour qu’il y ait du tourisme, il faut la tranquillité, la salubrité et la sécurité, c’est-à-dire les composantes de l’ordre public. Depuis plusieurs années le pays n’a jamais connu de vraies périodes de tranquillité », observe EuniceCincir, PDG de Sco Tour Haïti, une entreprise de promotion de tourisme local. L’auteure de « Haïti, une destination touristique mondiale », déplore que les établissements hôteliers notables ferment leurs portes non seulement à cause de l’insécurité, mais aussi en raison des épisodes de « peyilock », du kidnapping systématique d’étrangers, etc. « Un environnement politique instable empiète sur l’économie d’un pays. En ce moment, on ne peut pas attirer d’investisseurs étrangers, voire locaux », constate-t-elle.
La chute de l’économie haïtienne pourrait donc se poursuivre à l’infini sans une politique de redressement économique passant par la résolution du problème de l’insécurité. Les pertes pour les investisseurs et les entrepreneurs ont déjà été énormes. Tantôt ils se font rançonner par des groupes armés pour pouvoir continuer leurs activités, tantôt ils se font dévaliser, piller ou sont tout simplement obligés de fermer leur boutique à cause d’une dispute de territoires stratégiques entre gangs. Les camions sont détournés à longueur de journée, principalement les containers de carburants. Il s’ensuit une crise énergétique permanente qui débouche sur une vente au marché noir des produits pétroliers, au quadruple du prix normal. Une situation qui perdure depuis plus de dix mois.
Face à cette situation, ceux qui le peuvent sont partis installer leurs affaires en République Dominicaine, où le climat sécuritaire est nettement plus favorable. Le président de la Chambre Franco-haïtienne de Commerce et d’Industrie, Gregory Brandt, estime à 250 millions de dollars l’investissement haïtien en terre voisine pour l’exercice fiscal 2021-2022.
« Les autorités étatiques doivent prendre leurs responsabilités en main pour créer un climat serein afin de favoriser les investisseurs haïtiens de les empêcher de se rendre ailleurs, plus précisément en République voisine », exhorteEuniceCincir. « Haïti est un pays bourré d’opportunités. Toutefois, il faut juste savoir comment faire pour les saisir », rassure encore la jeune entrepreneure.
Les coups que porte l’insécurité à l’économie haïtienne risquent d’affaiblir durablement les capacités du pays. Certaines grandes entreprises haïtiennes jusque-là épargnées commencent à être visées. Le 11 mai dernier, la Compagnie de tabacs « Comme Il faut » qui est installée dans le pays depuis un siècle, a signalé le détournement d’un convoi de 5 camions transportant 4860 caisses de cigarettes pour une valeur estimée à plus d’un million de dollars américains. Suite à cette énorme perte, la compagnie a annoncé qu’elle était obligée de réduire ses activités, notamment en matière de promotion et de sponsoring, où elle excelle pourtant depuis 95 ans.
Daniel Toussaint