La folie dans les gestes
6 min readIl est midi ou peut-être minuit. J’ai perdu la notion du temps. Je suis ici depuis quelques heures seulement ou peut-être quelques jours. On m’a enfermé dans cette cellule sombre, sans fenêtre et sans lumière, privée des rayons du soleil et d’air frais. Bon, il ne faut pas exagérer les choses. Des rayons de soleil, j’en ai essuyé des kilomètres toute ma vie sur l’asphalte, mais de l’air frais je crois que j’ignore ce que c’est car entre l’odeur désagréable des toilettes de ma voisine trop proches de ma chambre et les piles d’immondices étalées dans chaque coin de la rue, je n’avais vraiment pas le temps de respirer l’air pur.
Sincèrement, je ne m’attendais pas à autre chose. Je me suis préparée à l’éventualité de me retrouver en tôle mais bon qu’est-ce qui pouvait m’arriver de pire? Quand j’y pense, je ne perds absolument rien. Mourir en prison ou mourir de faim, c’est du pareil au même.
Installée au fond de la minuscule pièce, mon cerveau ne fait que ressasser les événements passés. Je pense à ma vie que j’ai perdue, à mon avenir hypothéqué et à mes rêves suspendus juste au-dessus de ma tête. Je regarde mes petits espoirs d’enfants emportés par les vents tortueux, loin de mes horizons. Je les vois défiler sous mes yeux sans pouvoir les attraper.
Je faisais le plein dans ma tête, remettais mes idées en place lorsque la minuscule porte s’est ouverte sur un homme aux cheveux grisonnants, au visage blême et aux traits fatigués. Il porte une chemise un peu trop grande, d’une couleur pas très évidente, mal assortie à son pantalon. Il a mauvaise mine, on dirait qu’il a la gueule de bois ou alors qu’un camion lui est passé dessus. Il me scrute un bon moment avant de me prendre par le bras d’une manière peu courtoise en me menottant le poignet. Il me conduit à l’extérieur de la cellule vers une autre pièce plus grande et plus aérée. Je me suis assise sur une chaise et l’homme s’est installé sur un fauteuil juste en face de moi. Je sais très bien qui il est et ce qu’il veut mais à vrai dire, je n’ai ni le besoin ni l’envie de parler encore moins à cet homme écervelé. Je vais rester muette. Je ne parlerai ni devant un commissaire ni devant un juge.
Peu importe ce qu’il me fera endurer. Je ne dirai pas un mot sur ma vie. Certainement, il va me tabasser mais je m’en fous. J’ai reçu tellement de coups que ça ne me fait plus peur. J’ai enduré assez de douleurs dans ma vie pour ne plus rien ressentir maintenant. À force de souffrir, mon corps, mon cœur et mon âme ont fini par s’anesthésier. Je deviens insensible à la douleur. Je suis vide et complètement déshumanisée. Tout ce qui me restait d’humanité est mort. Dans ma tête se trame nombres de questions qui restent sans réponses. En ce moment, tout ce que je veux c’est faire un avec le silence comme s’il n’y avait que moi dans la pièce.
Entre le silence de la salle et le bouleversement de mon subconscient, j’exhale tous les coups bas que la vie n’a pas hésité à me servir. Mon histoire est bien plus longue qu’un bouquin de Guy des Cars mais beaucoup moins intéressante. La vie m’a poignardé dans le dos et n’a pas hésité à me faire voir de toutes les couleurs. Je suis maudite dès ma naissance. Je n’ai pas eu la chance de connaître la femme qui m’a mise au monde mais si je la rencontre un jour, je me ferai un plaisir de la remercier car c’est elle qui m’a mise dans toute cette merde.
Il ne manquait que quelques secondes pour que je passe de la vie au trépas quand Gardénia, mon ange gardien, m’a tirée de ce ravin dans lequel ma mère m’avait abandonnée; et depuis c’est elle qui est devenue ma maman. Elle était une simple marchande de barbecue et n’habitait pas dans un château mais dans l’un des nombreux ghettos de la capitale. Elle venait de perdre son mari et son fils lors d’un affrontement entre deux groupes armés. Gardénia était déjà très âgée quand elle m’a recueillie sous son toit mais elle a quand même travaillé dur pour me donner tout ce dont elle était capable. On a connu des jours de vaches maigres et la misère ne nous a certes pas épargnées mais on a fait de notre mieux pour survivre dans un pays tel que le nôtre.
Je n’avais que quinze ans quand elle a eu cette crise d’hypertension artérielle, grâce à un voisin j’ai pu la conduire à l’hôpital. Je n’avais pas les moyens de lui acheter des médicaments encore moins de lui payer une chambre; tout ce que je faisais c’était d’implorer les infirmières de sauver ma mère. Je criais de toutes mes forces : » Je vous en prie, sauvez-la! ». Mais je ne reçut pour réponse qu’un cynique: « Désolée, il faut d’abord passer à la caisse ». Et entre temps, maman trépassa, dans mes bras. Ils n’ont rien fait pour la sauver. Elle était tout ce que je possédais. Ma seule famille.
Je n’ai même pas pu lui donner un enterrement digne de la vie de combattante qu’elle a mené, j’ai dû brûler son cadavre d’ange jusqu’à ce qu’il n’en reste que les cendres.
Suite à ce chapitre ténébreux, je me suis mise à déambuler dans les rues parce que je n’avais plus de maison. J’ai dormi sur quelques galeries de la capitale avec la rage au cœur. J’ai essuyé des centaines de voitures pour un petit pécule ou pour rien du tout. J’ai volé quelques portes feuilles, quelques bijoux sans valeurs, quelques sacs à main et même quelques morceaux de pains.
Cette expérience m’a apprise qu’ici à Port-au-Prince, on est tous des cadavres ambulants, des morts en vacances, des âmes sans vies qui se baladent comme des fous dans les rues cancéreuses attendant patiemment venir la mort. Et moi qui ai l’impatience ancré dans les gènes, je fais autrement; au lieu de l’attendre je pars à sa rencontre. N’est-ce pas un choix intelligent ? Intelligence! Quelle ironie ! Ici, nous sommes tous des idiots. On nous utilise comme des marionnettes, on a tous l’air rudement stupide comme des clowns dans un cirque imaginaire. On nous garde prisonnier sur notre propre territoire ! Et le pire, c’est nous qui les donnons la permission ! Et ils sont là en train de rire de nous, verres de champagnes à la main, en nous saoulant avec leurs discours.
Je suis entre ces murs crasseux parce que la justice me traite de folle, d’animal sauvage, de hors la loi, de danger social, d’inconsciente, d’insensée, de délinquante, de criminelle pourtant je n’ai commis aucun crime. Je n’ai rien fait pour mériter autant d’injures. Les vrais coupables circulent librement alors que je suis coincée ici. Je n’ai rien fait à part volé quelques trucs à certaines personnes, brisé quelques belles vitrines et tiré de sang froid sur trois infirmières et deux médecins qui refusaient de donner les soins nécessaires à un enfant innocent parce que ses parents n’avaient pas les moyens de payer. Le bébé est mort mais c’est moi la fautive.
C’est précisément à cet hôpital que Gardénia est morte. Et c’est ici que j’ai laissé ma conscience. Et tous les jours, ils se demandent: pourquoi je suis aussi en colère et aussi dangereuse? Pourquoi je vole? Pourquoi je casse? Pourquoi je tue? Pourquoi à la place d’un cœur, c’est une pierre qui bat? Pourquoi je me bats contre eux et contre moi? Pourquoi mes gestes sont indécis, imprécis? Pourquoi mes gestes sont marqués de folies? Comme je l’ai déjà dit, je ne répondrai à aucune de ces interrogations car tant qu’il n’y aura pas de changements la folie aura toujours le contrôle de mes gestes.
Encre_Sous_Plume