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Bandes armées, action sociale positive et liens socio-affectifs dans le contexte socio-politique haïtien

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Bien que la psychologie soit l’étude de l’activité des êtres vivants, particulièrement celle des êtres humains dans ses différentes formes, suivie de l’analyse des mobiles qui la déterminent et le processus de la formation de ces derniers (Tchakhotine, 1952, p. 22), la politique refuse souvent de se reconnaître en elle (Moscovici, 1985, p. 101 ; 1989, p. 13). Ainsi, les tentatives d’explications psychologiques des phénomènes socio-politiques sont souvent marginalisées, pour ne pas dire négligées. Par contraste, l’histoire de la psychologie a bien montré un certain intérêt pour les phénomènes relevant de la politique. En témoignent les différents travaux de psychologie collective réalisés à la fin du XIXème et au début du XXème siècle (Favre, cité par Claret, p. 5) tout comme l’établissement des trois orientations théoriques de la psychologie politique réalisé par Seoane (cité par Dorna, 1989, p. 182). Dans le même ordre d’idée, nous ne pouvons pas nous permettre de ne pas signaler que les premières études de psychologie sociale, surtout celles qui ont portésur des thèmes comme la persuasion, la propagande ont été en grande partie motivées par des intérêts politiques (Dorna, 1989, p. 181). Fort de ces considérations, nous entendons lever le voile sur la façon dont les liens socio-affectifs créés à partir des actions sociales positives concourent à favoriser un rapprochement de la population civile par rapport aux bandes armées dans certaines communautés dans le contexte socio-politique haïtien.

Depuis ces dernières années, la société haïtienne fait face à un terrible constat : la prolifération des bandes armées et le caractère de plus en plus violent de leurs activités. Qui pis est, ces gangs bénéficient d’une certaine reconnaissance, sinon sympathie, auprès de bon nombre de gens de la population civile, qui leur servent généralement de bouclier humain et d' »antèn » en cas d’intervention policière. Ce qui rend très délicates les éventuelles interventions des forces de l’ordre pour déloger ces gangs, car elles risquent de trouver comme vis-à-vis non seulement la bande armée qui commande la zone et d’autre(s) bande(s) armée(s) alliée(s), mais surtout une grande partie de la population civile.

Il va de soi que, du point de vue psychologique, la violence psychique explique pour une bonne part l’emprise des bandes armées sur la population civile. Cependant, un regard plus approfondi montre que cette explication psychologique, à elle seule, ne suffit pas, d’où l’importance d’explorer d’autres pistes pouvant tenir lieu d’explication à ce phénomène. À cet égard, des liens socio-affectifs jusque-là insoupçonnés entre la  population civile, les bandes armées et surtout avec leurs chefs contribuent à renforcer l’ancrage social de ces derniers dans leur communauté respective. L’importance de tels liens a été étudiée par Freud (1921) lorsqu’il essayait de démontrer les facteurs qui lient le meneur à la masse de ses suiveurs dans une collectivité humaine. En effet, ces réactions s’apparentant à ce que nous appelons couramment « amour » sont comme un ciment qui uni les uns aux autres les individus constituant un groupement humain (Freud, 1921, p. 25-27 ; Enriquez, p. 42). Il importe de préciser que, dans ce contexte, le concept d’amour ne se résume pas aux relations sentimentales, mais renvoie par extension à toute attitude à base d’affectivité envers autrui. De ce point de vue, même l’amour pour les idées  ne fait pas exception. Pour ce qui est de la relation étroite des bandes armées et de la population civile dans le contexte socio-politique haïtien, les liens de cette nature sont surtout construits à travers les actions sociales positives que les premières à travers leurs chefs posent en faveur de la seconde dans leurs zones d’influences respectives. Soit dit en passant que l’action sociale positive est un concept de la psychologie sociale développé par Gergen et Gergen (1981, p. 224) qui explique l’ensemble des comportements humains dont le but ultime est de faire du bien à autrui par souci d’altruisme. Ces dernières années, la réalité socio-politique haïtienne ne manque pas de faits pouvant servir de témoignage de ce souci chez les chefs de bandes armées. À titre d’exemple nous pouvons noter : la distribution de plats chauds réalisée par certaines bandes armées dans leurs communautés; des distributions de produits de première nécessité en rations sèches aux personnes nécessiteuses; à Marchand-Dessalines, peu avant son arrestation, on louait les bons offices d’un chef de bande propriétaire d’une entreprise qui vendait ses marchandises à bon marché, notamment le ciment; un autre n’a pas caché ses velléités de construire un hôpital dans son quartier; des visites de quartiers pour rassurer les habitants et ramassage d’ordures à la Croix-des-Bouquets; partage du butin des « dechoukaj » avec la population civile. Qui plus est, par leur présence active sur les réseaux sociaux et lors de certaines prises de paroles dans les médias traditionnels, les chefs de bandes proposent souvent, pour ne pas dire toujours, des discours calqués sur des revendications sociales des couches défavorisées. Cela participe également de leur souci de s’attirer des sympathies tout en construisant et en véhiculant une image positive d’eux-mêmes. Pris ensemble, ces facteurs participent à la construction et à l’affermissement des liens socio-affectifs entre les bandes armées et la population civile vivant dans les quartiers soumis à leur influence. Ce rapprochement affectif vise surtout à substituer au climat de contrainte de l’intérieur une atmosphère d’harmonie, de confiance et même d’identification pour qu’ils soient unis contre les éventuelles attaques de l’extérieur. De toutes ces considérations, il découle en retour une reconnaissance tacite de l’autorité des bandes armées par la population civile, comme en atteste la présence de certains de ces membres dans des manifestations qu’elles organisent, le fait que des membres de la population civile leur servent comme « antèn » pour épier leur(s) cible(s). Des pratiques quotidiennes des gens vivant dans ces milieux témoignent également de leur allégeance consciente ou inconsciente aux bandes armées du quartier : la recherche des rapports de proximité avec au moins un des membres de la bande armée de la zone; appel au chef pour régler des contentieux qui, bien des fois, pourraient se régler de manière amiable; le recours à la bande armée pour le règlement des conflits terriens ou pour la définition des modalités d’achat ou de vente d’un terrain; enfants et chef de bande s’amusant dans une même piscine; cris d’approbation de la population civile à l’arrivée des otages à Village de Dieu; manifestation populaire à Simon-Pelé pour exiger la libération d’un chef de bande arrêté. Cette allégeance qui dénote une certaine forme de reconnaissance a eu sa parfaite expression lorsque le 12 mars 2021, à Village de Dieu, des membres de la population civile ont insulté les dépouilles des policiers tout en festoyant pour célébrer à leur manière leur victoire sur la Police Nationale d’Haïti. Victoire à laquelle ils ont contribué!

En fin de compte, contrairement à ce qu’on pourrait être tenté de croire, des facteurs comme la violence psychique, la terreur, ou la contrainte ne permettent pas d’avoir une compréhension fine de l’ancrage social des bandes armées dans leurs communautés respectives. Aussi, le brin d’explication complémentaire réside dans les liens socio-affectifs que les bandes ont su construire à travers des actions sociales positives. Par conséquent, la plupart des membres de la population civile les accepte, les reconnaissent dans leur rôle de régulateur de la vie sociale  que les bandes armées se donnent au sein de la communauté en général.

Références bibliographiques

Claret, P., (s.l, s.d).<< La psychologie politique des peuples : retour sur les origines de la science politique française >>, p. 1-11.

Dorna, A., (1989). << La psychologie politique : un carrefour pluridisciplinaire >>, Hermès 5-6, p. 181-199.

Enriquez, E., (s.l, s.d) << Personnalités et régimes politiques >>, p. 42-57.

Freud, S., (1921). Psychologie collective et analyse du moi, http://classiques. uquac.ca.

Gergen, K. et Gergen, M., (1982). Psychologie sociale, Québec, Études Vivantes.

Moscovici, S., (1985). L’âge des foules, un traité historique de psychologie des masses, Bruxelles, Éditions Complexe.

Moscovici, S., (1989). << Les thèmes d’une psychologie politique >>, Hermès, N°617, p. 13-20.

Tchakhotine, S., (1952). Le viol des foules par la propagande politique, Paris, Gallimard.

Jefferson N. PIERRE-LOUIS, étudiant en psychologie à la Faculté des Sciences Humaines (FASCH/U.E.H). E-mail : jpierrelouis918@gmail.com

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