Colonisation, Néo-colonisation, Néo-Libéralisme, l’enfer d’Haïti et le fonctionnement des organisations internationales mis à nu ou en filigrane (2e partie)
9 min read1804 l’indépendance.
C’est certainement la partie la plus connue, je ne vais donc pas m’étendre. Elle est un aboutissement de luttes peu documentées (Makandal brulé vif en 1758) mais qui n’ont pas cessé pendant les trois siècles de colonisation. Il y a toujours eu des esclaves qui se sont rebellés. Le 14 août 1791 la cérémonie du bois caïman avec Boukman lance la grande révolte. Un aboutissement donc, mais aussi la conjonction de leaders exceptionnels : Toussaint Louverture, Dessalines, Pétion, Christophe et surtout tout un peuple héroïque. Ils se sont sacrifiés par milliers pour obtenir la liberté de toutes et de tous. Ils et elles eurent le courage de réaliser l’inimaginable, non seulement gagner la guerre contre l’armée napoléonienne, mais oser promulguer l’égalité de tous les êtres humains « tout moun se moun », et c’était un peuple noir qui osait prendre en charge cette libération universelle. L’impensable, au sens littéral du terme, s’était produit. Les pays dominants ne pouvaient l’accepter. Environ 500 000 esclaves noirs qui faisaient disparaître le pouvoir des 30 000 blancs qui les exploitaient. Napoléon enverra plus de 33 000 hommes commandés par Leclerc, le mari de sa sœur, ce qui montre l’importance qu’il accordait à vouloir effacer l’impensable, l’indépendance d’un peuple noir esclavagisé.
Il faudra un peu plus d’une dizaine d’années de terribles luttes au cours desquelles les leaders des révoltés firent preuve d’un courage et d’une intelligence stratégique extraordinaires qui par la suite ont inspiré les luttes de libération d’Amérique latine et d’ailleurs. Pour minimiser la reconnaissance du génie stratégique de ces leaders et de leurs hommes, il fut souvent dit que la fièvre jaune avait été la cause de la défaite de l’armée de Napoléon mais il suffit de consulter les écrits de nombreux historiens, d’ailleurs souvent libres d’accès sur internet, pour découvrir à quel point les leaders haïtiens ont su nouer des alliances avec les Espagnols, les Anglais et les Français, pour finalement piéger ces derniers et conquérir leur indépendance.
Cependant, l’impensable étant arrivé, tous les gouvernements de ce que l’on appelle aujourd’hui l’occident se sont alors ligués pour ne pas reconnaître l’indépendance d’Haïti, avec le secret espoir que la France ou l’un d’entre eux allait reconquérir l’île alors considérée comme la perle des Antilles, tant les plantations étaient rentables pour leurs propriétaires. Mais au vu de la détermination du peuple haïtien personne ne s’y est risqué.
Commença alors un long processus de déstabilisation et de recherche du retour à la soumission par un autre moyen, celui de l’économie et du commerce. Les missions françaises se sont succédées pour tenter de négocier plusieurs sortes de protectorat, pour un retour sous tutelle, mais les Haïtiens ont été intraitables, ils voulaient l’indépendance à tout prix. À tel point que Pétion, l’un de leurs leaders, fera même des propositions pour l’acheter malgré leur victoire militaire. Nait alors l’idée d’indemniser les anciens colons pour obtenir cette reconnaissance. Le piège va se refermer avec l’arrivée au pouvoir en France de Charles X. Tous les États européens accepteront l’indépendance d’Haïti négociée avec Charles X. Cependant, les États-Unis ne la reconnaitront que 58 ans après 1804, en 1862.
1825 LA NÉOCOLONISATION
Plusieurs éléments produits ici sont tirés du remarquable livre « Haïti – France, les chaines de la dette, le rapport Mackau 1825 » édité en 2021, pour la première fois ce livre rend public le fameux rapport Mackau, qui depuis 1825 restait, comme par hasard bien au fond des archives françaises.
À travers plusieurs articles de chercheurs ce livre décrit le détail des négociations entre le Président Boyer et son équipe et celle de la France de Charles X menée par le Baron de Mackau, officier, futur ministre de la Marine et pair de France accompagné de solides canonnières comme menace militaire.
La demande française de remboursement est de 30 millions de francs or par an pendant 5 ans alors que les revenus du gouvernement haïtien sont environ de 15 millions par an.
Pour construire cette négociation de la dette à 150 millions de francs le document rappelle que c’est à partir des revenus annuels des colons qui étaient de 145 millions de francs (aux conditions de 1789) et que l’estimation de leur investissement était égale à 10 fois cette valeur soit 1450 millions de francs. La négociation voulant ainsi faire croire que la somme demandée était loin de couvrir toutes les pertes des investissements et qu’elle ne correspondait qu’à une perte du revenu annuel. Les documents faisaient bien sûr abstraction du fait que les terres des plantations avaient été totalement volées aux premiers occupants, les indiens Taïnos, et qu’en plus le travail des esclaves n’avait jamais été rémunéré pendant près de deux siècles.
Par le poids du remboursement de la dette, les Français pensaient parvenir à obliger les Haïtiens à réduire leur budget militaire et donc la capacité de défense d’Haïti. L’idée de reconquérir l’île n’était pas encore totalement abandonnée. Mais comme en même temps ils menaient les négociations sous la menace de canonnières, Haïti n’envisagea pas du tout de diminuer ses forces armées. Plutôt payer que perdre l’indépendance.
À l’énormité de cette dette comme indemnisation de l’indépendance, s’ajoutaient des conditions qui alourdissaient encore le fardeau et surtout visaient à une soumission commerciale et financière :
1. L’emprunt que le gouvernement d’Haïti pouvait contracter pour satisfaire ses engagements devait avoir lieu en France (l’ancêtre du CIC en France).
2. Les bâtiments de guerre de France et d’Haïti pouvaient entrer réciproquement dans les ports des deux pays… mais ceux d’Haïti ne pouvaient entrer que partiellement pour des raisons de sécurité
3. Les institutions et citoyens d’Haïti devaient s’abstenir de se présenter dans les colonies de la France (pour ne pas propager la révolution)
4. Une division par deux des droits de douane entrée et sortie pour le pavillon français
Certaines années, les bénéfices des actionnaires des banques françaises dépassaient l’ensemble du budget que l’État haïtien pouvait allouer aux travaux publics.
Il est intéressant de s’attarder un peu sur les fameuses « conditionnalités » de la négociation de cette dette posée par la France en 1825 et de les rapprocher des « conditionnalités » posées par la France au moment des indépendances africaines des années 1960…En 1960 il n’était plus décent de demander un remboursement des colons, d’autant plus que leur maintien dans la plupart des pays ne le justifiait pas. Par contre, on retrouve les avantages des accords commerciaux privilégiés pour l‘ancien colonisateur et surtout la présence des banques françaises et le fameux Franc CFA comme monnaie de contrôle économique et financier. En 1825, Haïti était déjà le brouillon de l’installation du néocolonialisme en Afrique et ailleurs.
Le dernier paiement de l’État haïtien au gouvernement français aura lieu en 1883. Total payé 90 millions de francs or pour la France mais, en plus, Haïti a dû supporter tous les intérêts des prêts bancaires, soit un équivalent actuel d’environ 30 milliards de dollars de ce que l’on peut sans aucun doute appeler une dette illégitime que la France, encore aujourd’hui, doit absolument rembourser.
En ponctionnant pratiquement un tiers des ressources nationales disponibles, la France avait étouffé toute possibilité d’amélioration de la situation des populations pendant presque tout le XIX ème siècle. Le coût du rachat de l’indépendance soldé au début du XX ème siècle aurait dû marquer le début d’un développement autonome de la nation haïtienne même si, à cette période, le pays connaissait de nombreux soubresauts politiques. Soubresauts politiques qui d’ailleurs ne lui étaient pas spécifiques, avec la présence de nombreuses entreprises étrangères allemandes, américaines et françaises au cœur d’une économie capitalistique très rentable, d’exportation des cultures de rente et d’importation des produits de consommation. Le pays pouvait cependant espérer mieux orienter son propre développement. C’était oublier la guerre entre les prédateurs internationaux. Les américains, agacés par la mainmise des banques françaises et surtout par leurs faramineux revenus, poussés par Wall Street, profitant que la France était prise dans la première guerre mondiale, décidèrent d’occuper Haïti.
1915 L’invasion américaine
Au nom de la sécurisation des capitaux américains en Haïti, le 17 décembre 1914 un commando américain entre dans la banque centrale haïtienne et s’empare de la réserve d’or estimée alors à 500 000 dollars de l’époque. Ce n’était que les prémices.
En 1915, ce fut une véritable occupation, « une mission civilisatrice » avec des dizaines de milliers d’hommes. Ils ne quitteront le pays que 19 ans plus tard en 1934, et même après leur départ, à travers l’administration financière qu’ils avaient mise en place ils continueront à pratiquement gérer l’économie haïtienne pendant 13 ans de plus jusqu’en 1947.
Ils évincent les Français du système bancaire en installant la National City Bank of New York qui deviendra la Citigroup. Ils ne font que remplacer le CIC français qui a fait des profits faramineux en Haïti puisque cette banque française contrôlait toutes les opérations financières du gouvernement en touchant des commissions sur chacune d’entre elles.
Evidemment ils procèdent à la dissolution du Parlement, et à l’élimination systématique des opposants. Des milliers seront massacrés. Ils prennent soin de mettre en place une administration à leur botte avec un objectif précis, faire que le pays occupé profite aux intérêts américains en particulier au niveau de l’exploitation des ressources naturelles et par la mise en place de plantations pour des produits d’exportation au bénéfice du marché américain.
Ils reviennent sur la Constitution haïtienne et octroient le droit aux étrangers d’acheter des terres en Haïti donc, bien sûr, aux Américains.
Pendant l’occupation américaine, les États-Unis ont très peu investi dans le pays si l’on compare aux pays voisins. Certainement la peur des noirs. Par contre ils ont rétabli la corvée, travail gratuit obligatoire, qui rappelait l’esclavage et qui a entrainé de nombreux mouvements de révolte dont le plus important celui des Cacos. Leur leader Charlemagne Péralte sera exécuté par les Américains.
Un article de presse du New York Times du 20 mai 2022 rappelle :
“J’ai contribué à faire d’Haïti et de Cuba des coins où les gars de la National City Bank pouvaient se faire de jolis revenus » écrira en 1935 le Général Smedley Butler, qui avait commandé les forces américaines sur Haïti, ajoutant avoir été un “racketteur au service du capitalisme”.
D’après la vingtaine de rapports annuels de fonctionnaires américains que The New York Times a pu lire, il apparaît clairement que, sur une période de dix ans, un quart des revenus publics d’Haïti a été dévolu au paiement de dettes contrôlées par la National City Bank et sa filiale haïtienne. À l’époque, c’était cinq fois le budget des écoles publiques du pays. Certains historiens citent des bénéfices tangibles : la construction d’hôpitaux, 1200 kilomètres de routes nouvelles, l’efficacité accrue de la fonction publique. Mais ils pointent aussi que les Américains ont usé du travail forcé : les soldats attachaient les Haïtiens avec des cordes, les faisaient travailler sans rémunération et tiraient sur ceux qui tentaient de prendre la fuite.
1934 -1957. Une multitude de Présidents dont certains pour quelques mois ou jours. Entre décembre 1956 et juin 1957, 5 gouvernements provisoires se succèdent. La période du Président Estimé 16 août 1946 au 10 mai 1950 sera plus productive avec, entre autres, le premier Code du travail, des écoles et de nombreux investissements, etc. Haïti est alors présenté comme un modèle économique dans la Caraïbe.
Celle du Président Magloire 1950-1956 verra une continuité des investissements avec une certaine stabilité politique mais, à son tour, il sera renversé à la fin de son mandat alors qu’il tentait de se maintenir au pouvoir.
On peut dire de la période allant de 1937 à 1957 qu’elle fut une période certes agitée, tout simplement comme celles que traversent tous les peuples libres qui font leur histoire. 20 ans d’indépendance pendant lesquels Haïti n’était pas le pays le plus mal géré des Caraïbes, bien au contraire.
Christian FAULIAU
Mars 2024