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Haïti: un drame social et humanitaire occulté

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Haïti vit, aujourd’hui, une crise pluridimensionnelle qui rappelle les multiples fragilités sociétales qui ne cessent de miner le terrain du jeu démocratique depuis plus de trente ans. Tous les indicateurs politiques, sociaux et économiques sont alarmants, alors que les clivages politiques s’exacerbent davantage face à l’affirmation des velléités totalitaires d’un pouvoir qui cherche, à tout prix, à se reproduire, quitte à détourner les règles qui sont censées assurer la stabilité des jeux politiques et institutionnels. La détérioration du climat social et sécuritaire dans le pays, au cours de ces derniers mois, questionne sévèrement le bilan de la gouvernance des cinq dernières années qui, visiblement, n’a fait qu’accélérer la descente aux enfers du pays.

Cette situation explosive interroge, à juste titre, les liens entre le politique, entendu comme la sphère des luttes de pouvoir, les politiques publiques gouvernementales en tant que mode de régulation politique des problèmes publics et la mobilisation collective des citoyennes et des  citoyens. Dès lors, les premières questions qu’il convient de se poser, dans une démarche d’action publique, consistent à se demander quels sont les enjeux réels de cette controverse qui mobilise quasiment toutes les forces de la société civile haïtienne? Comment ces enjeux sont-ils nommés et qualifiés dans les débats publics? Quels en sont les intérêts au regard de l’agenda décisionnel des autorités ? Cette réflexion porte sur un aspect bien particulier de la situation d’Haïti, à savoir les enjeux sociaux et humanitaires qui sous-tendent la conflictualité sociale haïtienne telle qu’elle se cristallise dans la conjoncture actuelle.

La situation que vit une grande partie de la population haïtienne actuellement s’apparente à un drame sans précédent que l’on peut qualifier, sans excès, de désastre social et humanitaire. En effet, les données disponibles sur les indicateurs sociaux dépeignent le portrait très sombre d’une large majorité d’Haïtiennes et d’Haïtiens qui s’engouffrent dans une misère sociale abjecte. Il est rapporté que 4,4 millions de personnes, soit environ 40% de la population, auraient besoin d’aide humanitaire en 2021 contre 1,6 millions en 2016 (OCHA, 2021) ; quatre (4) millions en situation d’insécurité alimentaire aiguë au mois de février 2021 et 21,7% de la population atteints de malnutrition chronique (FAO, 2021). Si l’on raisonne en termes de pauvreté, on dirait, non sans peine, que 41,3 % des Haïtiens vivent dans la pauvreté multidimensionnelle et 18,5% dans la pauvreté multidimensionnelle extrême (PNUD, 2020). Ce qui revient à dire qu’environ 60 % de la population cumule plusieurs types de privation en matière d’accès à l’éducation, à la santé et à un niveau de vie décent, sans compter la pauvreté de revenu.

Ce spectre grimaçant d’un naufrage social généralisé dans le pays révèle au grand jour les limites de l’action publique, principalement celle du gouvernement, dans le domaine social. Quelle a été la stratégie gouvernementale pour lutter durablement contre la pauvreté qui touche maintenant plus de six (6) millions d’Haïtiens? Quelles mesures phares ont été déployées pour soutenir les ménages qui ont sombré dans la misère et l’insécurité la plus répugnante? Y avait-il une stratégie explicite pour sauver l’hôpital public haïtien qui est en train de mourir d’asphyxie? Qu’en est-il de la lutte contre les inégalités scolaires dans un pays où près de 90% des écoles ne sont pas contrôlées par l’État?… Car, au-delà des discours lénifiants tenus par certains acteurs humanitaires sur Haïti, il y a des millions d’êtres humains qui souffrent au quotidien de la faim; des centaines de milliers de filles et de garçons privés du pain de l’instruction; des familles qui assistent impuissantes à la souffrance et, parfois, à la mort d’un proche dans l’enceinte des hôpitaux publics, sans pouvoir accéder à des soins de qualité respectant la dignité humaine. On assiste donc à un effondrement social caractérisé par la destruction progressive de toutes les formes de solidarité publique, déjà peu développées, qui relient les citoyens à l’État dans tous les domaines.

A titre d’exemple, plus de 750 000 enfants n’ont pas repris le chemin de l’école en Haïti depuis le début de l’année scolaire 2020-2021; une situation qui est en lien avec le climat d’insécurité généralisé provoqué par les gangs armés (BINUH, février 2021). Ces derniers étant une menace quotidienne très lourde qui rend délétère le cadre de vie des Haïtiens, si l’on s’en tient à la montée spectaculaire des vagues d’enlèvements contre rançons et des successions d’assassinats qui deviennent, depuis plusieurs mois, monnaie courante dans tous les recoins du pays. D’un autre côté, les cris désespérés des soignants dans les hôpitaux publics suffisent pour rendre compte du malaise organisationnel profond qui détruit, à petit feu, le service public de la santé en Haïti. Pas de reconnaissance au travail pour les personnels soignants, absence de dialogue social à l’hôpital, mépris systématique du droit des patients-usagers, files d’attente de plus de 72 heures dans certains hôpitaux publics pour se faire soigner, pas d’électricité pour le fonctionnement de certaines structures hospitalières. Voilà donc des faits éloquents qui témoignent de l’ampleur et de la gravité d’une catastrophe sociale qui reste largement occultée dans les débats publics, au profit des luttes politiques partisanes. Au fond, on pourrait se demander quel agenda social réel accompagne ces luttes de pouvoir.

Somme toute, dans la conjoncture actuelle que traverse Haïti, la souffrance sociale et ses conséquences humanitaires constituent l’un des enjeux majeurs de la mobilisation collective des citoyennes et des citoyens. Le traitement de cet enjeu dans l’agenda décisionnel découlera, en partie, de la capacité des acteurs sociaux et des corps intermédiaires de la société à porter les causes sociales au plus haut niveau de l’arène public et à les défendre avec conviction et fermeté. Il s’agit fondamentalement de l’un des rôles essentiels de la société civile de dénaturaliser cette misère sociale, en explicitant les mécanismes politiques et économiques qui la génèrent et la reproduisent. La société civile doit continuer à jouer davantage son rôle de contre-pouvoir, non seulement face aux dérives totalitaires actuelles, mais aussi pour soutenir les causes orphelines, en particulier celle de la lutte contre la pauvreté associée à l’insécurité. Elle doit s’évertuer aussi à jouer activement le rôle de laboratoire d’idées et de propositions pour alimenter tout projet de changement susceptible de contribuer à réduire durablement les inégalités sociales, la précarité qui accentuent le désespoir et jettent la grande majorité des Haïtiennes et des Haïtiens dans l’obsession du départ.

Gervely TENEUS

Spécialiste en Management des Organisations, Analyse et Évaluation des Politiques Publiques

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