La fermeture des orphelinats en Haïti ? Position et propositions pour penser l’alternative aux maisons d’enfants
10 min readL’incendie de l’orphelinat de « l’église de la compréhension de la bible », le 13 février 2020, à Fermathe, quartier résidentiel de l’aire métropolitaine de Port-au-prince, est une catastrophe humaine. Ce tragique évènement, qui a coûté la vie à quinze (15) enfants placés dans ce centre résidentiel et qui endeuille certainement nombreuses familles et proches des victimes est une expression flagrante de la défaillance du système haïtien de protection de l’enfance. Si ce drame pose visiblement le problème des conditions misérables de vie et des droits des enfants placés en institution en Haïti, il résonne plus profondément un problème sociologique de régulation d’un système d’action sociale : celui du placement institutionnel des enfants. Entre choc, consternation et critiques acerbes contre l’État haïtien, que doit-on retenir de cet évènement ? Doit-on appeler, comme le font certains, à la fermeture immédiate des orphelinats et les autres centres résidentiels en Haïti? Quels sont les préalables à la mise en place d’une véritable strategie nationale de desinstitutionnalisation de la prise en charge des enfants ?
Entre illégalité et demande sociale : la tragédie des enfants placés en institution
En Haïti, le placement des enfants en institution est une pratique sociale très répandue dont les deux formes principales sont les orphelinats et les crèches. Mais, depuis quelques années, ces établissements résidentiels, communément appelés « maisons d’enfants », ne manquent pas de susciter de vives controverses quant aux conditions dans lesquelles ils hébergent, socialisent et encadrent les enfants qu’ils accueillent.
Un rapport officiel de l’Institut du Bien-Être Social et de Recherches (IBESR), publié en 2018, dresse un portrait dramatique de la situation des maisons d’enfants en Haïti. Selon ce document, il y aurait « pour un effectif de plus de 25 813 enfants, l’existence de 754 espaces hébergeant des enfants, dont 202 ont reçu une accréditation, et fonctionnant à titre de maisons d’enfants, d’octobre 2016 à 30 septembre 2018 ». Autrement dit, il y avait, pour cette période, environ 73% des 754 maisons d’enfants recensées qui fonctionnent sans l’autorisation préalable de l’IBESR, l’organe administratif étatique compétent en la matière. Ce document poursuit « que seulement 35, soit 4,6%, peuvent prétendre à une accréditation pour 2018-2020 ».
Toujours selon le rapport de l’IBESR, sur 754 espaces identifiés et évalués, 139 méritent d’être améliorés ; 398 sont de mauvaise qualité, dont trois d’entre eux méritent d’être « fermés en priorité » pour cause d’abus sexuels et 304 pour cause d’abus physiques. A cela s’ajoutent, toujours selon l’IBESR, 161 centres qui étaient introuvables, ce qui aurait pu grossir le nombre total à 915 maisons d’enfants. On peut se poser la question aujourd’hui en 2020, combien de ces maisons d’enfants ont-elles été fermées par l’IBESR depuis la publication en 2018 des directives pour la prise en charge des enfants privés de protection parentale? Combien de responsables des 307 maisons d’enfants, où il y avait des abus physiques ou sexuels, ont-ils été sanctionnés conforment à la loi (art. 35 décret 22 dec.1971)? L’état actuel des données disponibles ne me permet de répondre à ces interrogations, malgré leur pertinence. Mais, on pourrait formuler des questionnements plus profonds.
Face à ces données accablantes, il est légitime de se demander comment se fait-il que plus de 25 000 enfants haïtiens se retrouvent placés dans des maisons d’enfants, dont plus de 73% d’entre elles fonctionnent illégalement et en dehors des normes de protection les plus élémentaires ? Où sont les familles de ces enfants? Par quels mécanismes judiciaires et/ou administratifs arrivent-ils à quitter leur milieu familial pour être placés dans ces centres d’accueil? Pour quelles raisons et pour combien de temps ?
La situation «d’extrême pauvreté et le manque d’accès aux services de santé, d’éducation et de protection sociale de base expliquent pourquoi la majorité de ces enfants sont séparés de leurs familles et placés en institutions » (Lumos, 2015). Ceci dit, le placement des enfants dans les orphelinats et les crèches en Haïti, consisterait en une sorte de transfert des responsabilités parentales à des « entrepreneurs sociaux d’orphelinats » qui se substituent dès lors aux parents et aux familles, eux-mêmes, en incapacité d’assurer correctement le développement affectif, socio-éducatif de leurs enfants. Selon Lumos, 80 % de ces enfants ont au moins un de leurs parents vivants. Ce qui pose la nécessité d’une réflexion plus profonde allant au-delà d’un simple registre de jugement et de culpabilisation qui éluderaient les logiques cachés du système de placement des enfants en Haïti.
Fort de tout cela, deux hypothèses s’imposent. D’une part, le recours au placement des enfants dans les orphelinats et les crèches en Haïti semble être lié à une strategie de compensation pour des familles pauvres. Dépourvues de ressources pour prendre soin de leur progéniture, celles-ci délèguent l’exercice de la parentalité à des acteurs tiers qui, dans leur grande majorité, n’ont aucune légitimité dans le système formel de protection de l’enfance en Haïti. D’autre part, le placement des enfants dans ces structures résultent d’arrangements informels entre les «parents » ou leurs dits représentants et les établissements d’accueil qui veulent grossir à tout prix le nombre d’enfants accueillis pour légitimer leur demande de financement au détriment du bien-être des enfants. Entendons par arrangements informels le fait que l’admission des enfants aux orphelinats et aux crèches se fait en dehors des procédures judiciaires et/ou administratives préalables, soit la décision d’un juge pour enfant et/ou une mesure de l’IBESR sur la base d’une évaluation familiale et sociale de l’opportunité du placement.
Dans ce contexte d’informalité et de faible capacité de régulation et de contrôle de l’IBESR, c’est la vie, l’avenir et le rêve de plusieurs dizaines de milliers d’enfants haïtiens qui s’évanouissent dans les maisons d’enfants. Ainsi, la mort des 15 enfants dans l’incendie du 13 février à Fermathe, c’est une expression particulière, mais révoltante, de la tragédie d’une société qui ne cesse de sacrifier ses enfants. Face à cette situation lamentable et déshonorante, les annonces de sympathies et les discours ne suffisent pas. Il faut bien penser à une stratégie nationale réaliste pour sauver les enfants qui vivent en institution et leur restituer leurs droits d’accéder à de meilleures conditions d’existence.
Penser la desinstitutionnalisation de la prise en charge des enfants en Haïti : un préalable nécessaire
Michel Crozier, un sociologue français, écrivait, en 1979, un ouvrage célèbre intitulé on ne change pas la société par décret. Cette phrase porte en elle toute une philosophie du changement qui invite à concevoir celui-ci non pas dans une approche volontariste, mais plutôt de manière stratégique. Il n’est pas possible d’opérer un changement sans savoir exactement sur quoi il se porte, c’est-à-dire sans connaître la nature et les contours de la chose qu’il faut changer. Cela dit, la «fermeture » des maisons d’enfants en Haïti présuppose une analyse en profondeur du système de placement pour mieux comprendre les différents acteurs qui s’y jouent, les stratégies déployés par chacun selon ses représentations des situations et la manière dont ce système s’est jusqu’à présent régulé. Le changement ne se décrète pas, mais se construit et s’apprend dans des relations entre acteurs ayant souvent des objectifs contradictoires qui ne cadrent pas toujours à la visée commune poursuivie.
La désinstitutionnalisation, nous dit Laberge (1958), ne peut se résumer la disparition complète de toute modalité d’intervention. Elle renvoie plutôt au passage d’une forme dominante de gestion du sociale à une ou d’autres formes instituées de prise en charge et c’est surtout autour de ces nouvelles formes que se situe le véritable défi social. Ceci dit, il s’agit d’abord et avant tout d’un processus de changement au cours duquel des acteurs, des ressources, des stratégies et des représentations se confrontent autour d’enjeux majeurs pouvant être liés à des gains financiers, materiels et symboliques. Dans cet ordre d’idée, penser la fermeture des maisons d’enfants en Haïti pose au moins deux questions auxquelles les acteurs du système de protection de l’enfance devraient trouver des réponses lucides. Comment travailler avec les responsables de ces centres, les familles concernées et les enfants pour que ces derniers puissent retourner dans leur milieu familial en toute sureté? Et, en même temps, comment intervenir en prévention avec les familles et les communautés pour agir sur les causes du placement en institution ?
En guise de perspectives, trois conditions préalables devraient orienter les réflexions et toutes démarches sur la desinstitutionnalisation en Haïti :
La mise en place d’un plan national de sortie des enfants en institution présuppose de préciser la nature et les caractéristiques particulières des institutions ciblées. Ceci dit, il s’agit de définir une typologie des établissements pour enfants selon un certain nombre de critères objectifs afin de préciser ceux pour lesquels la demande sociale pourrait être satisfaite autrement par l’État, les collectivités territoriales en lien avec les organisations de la société civile. Parallèlement, il est nécessaire d’identifier les formes instituées, c’est-à-dire, les pratiques sociales positives de solidarité envers les enfants dans les familles et les communautés en vue de les valoriser et les soutenir comme solutions alternatives au placement en institution. Ce travail théorique et méthodologique préalable est extrêmement important aussi bien pour l’implémentation, l’évaluation que pour le suivi des programmes de desinstitutionnalisation.
La desinstitutionnalisation doit être conçue comme un processus. Cela suppose qu’il y ait une définition du changement souhaité avec des objectifs clairs déclinés à court, moyen et long termes. Planifier la desinstitutionnalisation des enfants en Haïti revient donc à l’inscrire dans un cadre temporel qui définit l’état final vers lequel tend le processus, tout en établissant des objectifs de changement sur des périodes intermédiaires. Tous ceux-ci permettraient d’évaluer ces changements sur la base de critères de performance préalablement définis par les acteurs concernés.
La mise en oeuvre du processus de desinstitutionnalisation suppose l’existence de moyens qui permettent de la concrétiser et une prise en compte du contexte social. Il s’agit de plusieurs types de moyens: financier, humains, techniques. Ici, les moyens financiers occupent une place centrale tant pour des mesures incitatives et d’accompagnement aux familles, aux acteurs de mise en oeuvre que pour la mobilisation des moyens humains compétents et suffisants. La mise en oeuvre de programmes de desinstitutionnalisation en Haïti suppose donc de mobiliser des professionnels, des travailleurs sociaux, des psychologues, des médecins, des éducateurs spécialisés, des conseillers familiaux, entre autres, pour soutenir l’enfant dans un tissu familial propice à son plein développement. Evidemment, le contexte politique et économique est extrement important puisque c’est à ce niveau que se jouent les priorités politiques des élus et l’allocation des ressources pour financer les politiques publiques.
J’utilise le terme d’« entrepreneurs sociaux d’orphelinats », en m’inspirant du terme«entrepreneurs de morale » utilisé par H.S Becker (1985) et repris par Lascoumes et Legalès (2012) qui désigne des groupes ayant un rôle important dans la définition des problemes et l’orientation des politiques et une forte capacité de mobilisation, d’organisation, défense d’une valeur ou une idéologie. Les entrepreneurs sociaux d’orphelinats désignent ainsi des personnes, des groupes de personnes ou des institutions souvent religieuses ayant une capacité de mobilisation de ressources, de soutien au nom d’une cause sociale : celle des enfants pauvres d’Haïti. Cet engagement des responsables des maisons d’enfants n’est pas gratuit, il doit être compris comme un investissement de temps, de ressources, de réseaux de relations en vue d’un gain présent ou futur qui peut être financier, symbolique, voir religieux.
Bibliographie
Commaille, J. & Martin, C. (1998). Les enjeux politiques de la famille. Paris, Bayard.
Crozier, M. & Friedberg E. (1997). L’acteur et le système. Les contraintes de l’action collective Paris, Seuil.
Hassenteufel, P. (2008). Sociologie politique : l’action publique, Paris, Armand Colin, coll. « U-Sociologie », 2e éd.
Houzel, D. (dir) (1999). Les enjeux de la parentalité. Paris, ministère de l’Emploi et de la Solidarité, Erès.
IBESR (2018). Directives sur la prise en charge des enfants privés de protection parentale. Port-au- prince.
Laberge, D. (1988). D’une forme instituée à une autre : considérations sur l’analyse de la désinstitutionalisation. International Review of Community Development, (19), 33–40. HYPERLINK « https://doi.org/10.7202/1034238ar » https://doi.org/10.7202/1034238ar.
Lascoumes, P. & Le Galès, P. (2012). Sociologie de l’action publique. Paris, Arman Colin, 2e éd.
Martin, C. (2001). Changements et permanences dans la famille, in P. Huerre & L. Renard (dir), Parents et adolescents : des interactions au fil du temps. Paris, Fondation de France, Erès.
Martin, C. (2003), La parentalité en question. Perspectives sociologiques : Rapport au Haut conseil de la population et de la famille. halshs-00201825
Toulouse, le 20 février 2020
Par Gervely TENEUS
Etudiant en Master Sociologie des Organisations et de l’Action Publique
mailto:teneusgervely@gamail.com » teneusgervely@gamail.com