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La nostalgie Duvalier en Haïti : entretien et conversation avec les moins jeunes et les jeunes (2e partie)

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L’histoire des Duvalier, surtout celle de François, est écrite en grande partie par ses adversaires politiques. Comme l’a signalé D’Ans (1987, p. 206), ces écrits sont remplis d’exagérations et de fantasmagories. Si d’un côté les faits rapportés ne sont pas toujours vérifiables, de l’autre ces travaux sont l’œuvre d’auteurs qui n’ont pas vécu le régime à l’intérieur du pays. C’est une histoire de l’intérieur qui est racontée par l’extérieur. Qui n’a pas cru que le Dr Jacques Stephen Alexis a été tué par François Duvalier? Voici que de nouvelles pistes écartant son implication dans cette affaire commencent à poindre avec les révélations de la fille de la victime.  Au grand dam de François Duvalier, les actions qui ont conditionné   ses réactions sont passées sous silence pour que l’image du monstre qu’on lui taille convienne mieux aux yeux de la postérité. Aussi, je me demande souvent combien de jeunes de mon âge savent que le président François Duvalier a failli perdre la vie dans deux (2) attentats à la bombe quelques mois après son investiture?  L’un à Mahotières le 30 avril 1958, l’autre à Frère, le 29 juin 1958 (Gilot, 2006, pp. 289-283). Combien de jeunes de mon âge savent que la chronologie des événements montre que François Duvalier n’a pas déclenché les hostilités contre ses opposants si tant est que sa première démarche a été de contacter les candidats malheureux pour former un gouvernement de coalition (Gilot, 2006, pp. 139-141 ; Florival, 2007, pp. 66-70). Je me demande aussi si les jeunes de mon âge savent que le virage de François Duvalier vers la force s’est opéré après qu’un commando de l’opposition ait pénétré dans les locaux du Palais national le 29 juillet 1958 ? S’il n’ y avait pas eu les erreurs tactiques des envahisseurs et surtout le support de la population de Port-au-Prince, quel  aurait été son sort?

Contre toute attente, il semblerait que cette mauvaise presse auprès des intellectuels n’a pas effacé dans l’imaginaire du peuple haïtien, surtout dans les couches populaires, ce qu’il y a eu de positif sous l’administration des Duvalier. Je pense à ce quadragénaire qui raconte dans l’entretien non-directif qui sert de guide à ce travail que le gouvernement de Duvalier a mis des autobus à la disposition des ouvriers, particulièrement ceux des manufactures à l’allée comme au retour. La septuagénaire raconte qu’il y avait une compagnie publique de transport en commun à moindre frais qui venait en aide aux usagers du transport public. Ce que deux (2) professeurs de l’Université d’État d’Haïti (U.E.H) m’ont confirmé dans une conversation. Dans une autre conversation, un chauffeur affecté au transport public m’a confié que le climat sécuritaire de l’époque permettait au transport public de fonctionner durant toute la nuit, ce qui est impossible ces temps-ci, dit-il. Il parle d’un projet de parking public expérimenté par le Service de la Circulation sous la houlette de Roland Chavannes, alors Directeur de l’Institution. Il regrette que ce projet ait été renvoyé aux calendes grecques avec le départ de Jean-Claude Duvalier. Il m’a également parlé des urinoirs publics disparus peu après le 7 février 1986. Dans le même ordre d’idées, le quadragénaire rapporte que, du point vue de l’hygiène publique, les rues étaient propres, elles étaient nettoyées puis lavées aux environs de quatre (4) heures du matin. Dans un langage imagé, il a ajouté : << si w te gen yon pate ki tonbe atè ou te ka pran l ou manje tèlman lari a te pwòp >>. En ce sens, un marchand du centre-ville me confie d’un air teinté de regret << Pòtoprens p ap janm gen yon majistra tankou Romain. Romain se te yon nèg pwòp. Sou Romain anba lavil la te bèl >>. La septuagénaire abonde dans le même sens, elle dit qu’il existait sous Duvalier le Service d’Hygiène qui contrôlait et inspectait les marchés publics afin de s’assurer que les marchands respectaient les principes d’hygiène: << ou pa t ka vann bagay moun manje san kouvri, ni bagay ekspire >>.

La nostalgie Duvalier semble surtout affecter les jeunes et les moins jeunes lorsqu’ils constatent le climat d’insécurité récurrent qui prévaut dans le pays à différents moments de l’expérience politique post-1986. Au sens large, le besoin de sécurité occupe une place fondamentale dans la vie de l’homme, c’est ainsi qu’Abraham Maslow le place en deuxième position dans sa pyramide des besoins, particulièrement après les besoins physiologiques. Dans la vie courante, ce besoin renvoie à l’ensemble des activités qui protègent contre l’arbitraire, la menace, le danger. La septuagénaire rapporte que, dans sa jeunesse, elle était à un moment donné  commerçante au centre-ville, elle dit qu’elle fréquentait sans aucune inquiétude d’esprit les abords de la Cathédrale de Port-au-Prince à deux (2) heures du matin. Illuminée, la zone était le lieu de rendez-vous d’étudiants et d’élèves pour étudier ou repasser leurs leçons avant de reprendre le chemin de l’école. Le pays était tellement sécurisé que l’église catholique célébrait sa première messe  à quatre (4) heures du matin. Pour sa part, l’instituteur de  quarante-sept (47) ans avoue qu’on avait pas peur de marcher, il n’y avait pas de voleurs et de « zenglendos », il y avait un système de renseignement prêt à neutraliser n’importe quelle personne qui tentait de semer la pagaille. Dans ses souvenirs, il se rappelle qu’au Bel-Air, un milicien avait tiré une balle sans motif, rapidement la Préfecture avait été mise en branle et le contrevenant avait été appréhendé par les forces de l’ordre et amené à la Recherche Criminelle. À ses dires, même un milicien n’avait pas carte blanche pour faire ce qu’il voulait, comme on est tenté de le croire aujourd’hui. Par exemple, un milicien de Delmas 24 connu pour des abus d’autorité avait été appréhendé par la Préfecture, puis emprisonné. Dans le même ordre d’idées, la sexagénaire raconte que des membres du Corps des Léopards ont été emprisonnés puis expulsés de l’institution pour des représailles commises au Bel-Air et à Sans-Fil.

Dans une conversation avec un octogénaire, ce dernier m’a confié : “Ce pays qui, selon ce qu’on dit aujourd’hui, était sous le joug d’un pouvoir arbitraire et d’un régime de terreur, a accueilli dans les années 1970, la lune de miel de deux (2) jeunes Américains qui sont devenus président et première dame des États-Unis dans les années 1990”. Il a ajouté: “Ce pays que les missions diplomatiques étrangères recommandent souvent de ne fréquenter qu’en cas d’urgence accueillait d’innombrables touristes sous le règne de François et de Jean-Claude Duvalier. 

Deux (2) étudiants finissants de l’Université d’État d’Haïti (U.E.H) ayant respectivement 28 et 29 ans affirment que des personnes plus âgées qu’eux leur racontent qu’il y avait la paix et la sécurité en ce temps-là. Cependant, malgré ces considérations, ils s’abstiennent de dire que globalement l’ère des Duvalier était meilleure par rapport à la nôtre. En comparant les deux  périodes, le premier nuance un peu son propos en disant qu’on lui rapporte qu’à l’époque on pouvait être victime d’un milicien, tandis qu’aujourd’hui n’importe qui peut vous faire n’importe quelle chose. En faisant le même exercice, le second dit, selon ce qu’on lui rapporte, à l’époque on n’avait pas la liberté de parler cependant, aujourd’hui on peut parler librement, mais certaines fois c’est au péril de votre vie.

Ma génération est tellement habituée aux longues coupures d’électricité qu’à chaque fois que le courant électrique apparaît dans les ampoules pour quelques heures, quelques minutes, voire quelques secondes, toute la communauté crie d’une seule et même voix : << weeeeee yo bay li >>. À ma grande stupéfaction, deux des personnes qui ont participé  à l’entretien rapportent que le pays bénéficiait de l’électricité 24 heures sur 24 sous François et Jean Claude Duvalier. La sexagénaire qui vivait à Jérémie à l’époque, l’affirme et l’instituteur quadragénaire qui était alors enfant abonde dans le même sens. Ce dernier ajoute que, si un problème technique devait occasionner une coupure d’électricité pour être résolu, l’Électricité D’État D’Haïti (E.D.H) en faisait préalablement l’annonce. Les propos du sociologue Daniel Supplice (cité par Seitenfus, 2015, p. 337) confirment ceux des sujets relatant dans l’entretien qu’Haïti bénéficiait du courant électrique 24 heures sur  24 sous l’administration des Duvalier.

L’une des formes que prend la nostalgie Duvalier chez les moins jeunes, est la nostalgie de certains programmes sociaux. La septuagénaire me parle de l’existence des magasins de l’État où les produits de première nécessité étaient vendus à meilleur prix. Ce qu’un homme qui dépasse la cinquantaine d’années m’a confirmé dans une conversation. L’instituteur raconte que, du temps des Duvalier, l’État construisait des logements sociaux pour les travailleurs. En effet, après un intervalle de temps où une partie de son salaire faisait l’objet d’une retenue, l’ouvrier devenait propriétaire de sa maison définitivement. Ceci m’a été confirmé par deux  personnes.

Il semblerait que l’excellence académique  avait un prix à cette époque. Un professeur de l’Université d’État d’Haïti (U.E.H) me raconte qu’il a pu bénéficier d’une bourse d’étude sans aucune forme de parrainage sous la présidence de Jean-Claude Duvalier. Il me dit qu’on procédait en calculant à partir des relevés de notes les moyennes, de la première année fondamentale à la terminale. C’était un programme  dont beaucoup de jeunes bénéficiaient sans  être obligés d’avoir des accointances avec le pouvoir en place, disait-il.

Je décèle aussi chez les moins jeunes la nostalgie d’une activité touristique qui, à ce qu’il paraît, ne renaîtra jamais de ses cendres. Ainsi, la sexagénaire se souvient avec regret des touristes visitant la Cathédrale de Port-au-Prince et le Marché Hyppolyte. Un compartiment du Marché Hyppolyte était consacré à la vente de produits artisanaux pour les touristes en visite à la capitale. Aujourd’hui encore, les usagers de cet espace parlent de « Mache touris » pour désigner cette partie du Marché Hyppolyte.

L’effondrement de l’autorité de l’État fait penser nostalgiquement aux Duvalier. Dans la pensée weberienne, l’État est une entité qui, à l’intérieur des limites d’un territoire, détient le monopole de la violence physique légitime (1919, pp. 86-87). Dans le même ordre d’idées, on comprend avec Freund (1965, p. 177) que la politique est une activité sociale, qui, à travers la force fondée sur le droit, garantit dans une société, à la fois la paix intérieure et la protection contre la menace externe au milieu d’un ensemble d’opinions et d’intérêts divergents. Il en découle que la force et la contrainte exercées par l’entremise des institutions sont deux moyens nécessaires à l’État pour remplir pleinement et efficacement ses missions.  Il faut dire que la grande euphorie démocratique qui a suivi le 7 février 1986 a contribué à un relâchement du contrôle de l’État sur le territoire. Ce qui fait penser curieusement à Machiavel (1531, p. 8) qui démontrait dans sa théorie des gouvernements que la licence est la forme que prend la dégénérescence du gouvernement démocratique. Par exemple, dans les moments qui ont suivi le départ du président Jean Claude Duvalier,  Constant (2003, pp. 20-21) relate qu’aux Gonaïves un groupe d’individus  baptisé « dechoukè », d’abord emporté par l’enthousiasme collectif de la chute du duvalierisme, se sont livrés ensuite à des activités répréhensibles comme le vol, le pillage à main armée, etc. Progressivement l’État commence à perdre son contrôle sur certains quartiers. Par effet boule de neige, des bandes rudimentairement armées se convertiront plus tard en « lame » ou en « baz ». Plus tard, on aura de véritables zones de non-droit. Ces constats de l’expérience politique post-1986 me font penser à l’instituteur quadragénaire qui disait que des institutions comme la Recherche Criminelle, la Préfecture et tout un système de renseignement avait été mis en place pour détecter tout individu qui entreprenait  de semer la le désordre à un endroit quelconque du pays.

Au demeurant, mon intention n’est pas de me faire le thuriféraire de l’administration de François et de Jean-Claude Duvalier. Mon seul souci est d’intégrer dans la documentation écrite certaines informations conservées dans la mémoire collective qui, paradoxalement, ne sont pas mentionnées dans les ouvrages. Bien que je ne sois pas historien, cependant, je suis convaincu que les informations rapportées dans ce travail serviront à quelque chose quand le temps donnera assez de recul pour écrire une histoire moins passionnée, plus équilibrée et plus ou moins objective de la vie des Haïtiens sous l’administration de François et de Jean-Claude Duvalier. Car, s’il ne fait point de doute que François et Jean-Claude Duvalier ont une mauvaise presse à cause des excès regrettables et condamnables commis sous leur règne cependant, il y un autre François Duvalier et un autre Jean-Claude Duvalier conservés dans l’imaginaire des gens, surtout des gens de modeste condition. Il semblerait que les souvenirs positifs associés à l’administration de ces deux personnages servent souvent de réconfort aux inconforts engendrés par l’expérience politique post-1986.

Jefferson N. Pierre-Louis, mémorand en psychologie à la Faculté Des Sciences Humaines (FASCH/U.E.H); jpierrelouis918@gmail.com.

Références

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Arendt, H. (1990). La nature du totalitarisme. Payot.

Constant, J-R. (2003). Gonaïves berceau du dechoukay : témoignages et compilations pour l’histoire. Presses Nationales D’Haïti.

Christophe, A. (3 mars 2020). La nostalgie : un phénomène très intime et personnel au passé, au présent comme au futur! La chronique de Christophe André.

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Diederich, B. et Burt, A. (1986). Papadoc et les tontons macoutes, Henri Deschamps.

Duvalier, F. (1969). Mémoire d’un leader du Tiers-Monde : Mes négociations avec le Saint-Siège ou une tranche d’histoire. Hachette.

Étienne, S. P. (2011). Haïti, la République Domicaine et Cuba: État, économie et société. L’Harmattan.

Florival, J. (2007). Duvalier, la face cachée de Papadoc. Mémoire D’encrier.

Freud, S. (1939). Moïse et le monothéisme. http://classiques.uquac.ca/.

Freund, J. (1965). Qu’est-ce-que la politique? Sirey.

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Jung, C. G. (1996). Psychologie de l’inconscient. Georg éditeur, S.A. (8e édition).

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http://www.uquac.uquebec.ca/zone/30/classiques des sciences sociales/.index.html.

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