La Traite des Personnes : l’impossible fin ?
10 min readPour une science sociale véritablement pensante, dégagée des aphorismes du savoir hégémonique, un problème se pose dès qu’on aborde le phénomène de la Traite : partout des structures légales sont mises en place en vue de l’endiguer, partout elle résiste, au point de devenir aujourd’hui l’une des activités criminelles les plus importantes au monde, à égalité avec le trafic d’armes à feu et juste derrière le trafic de drogue[ii].
La science traditionnelle la voit comme une digression, une dérivation historique qui peut être corrigée à coup de renforcement institutionnel. Sa stratégie consiste donc, depuis le protocole de Palerme[iii], à recommander des mesures en vue de sa prévention, de la protection de celles et ceux qui en sont victimes, de la poursuite des responsables et d’un franc partenariat entre les Etats régionaux, vu que le phénomène transcende les frontières.
Cela aurait pu fonctionner si réellement la Traite était un accident de parcours. Mais les résultats jusqu’ici obtenus obligent à plus de prudence, et le mal probablement de cette science est qu’elle est frappée de cécité.
La science traditionnelle continue d’affirmer la Traite comme l’exploitation de la vulnérabilité[iv] (Pratt, 2012). Elle apporte le pain et la balance, mais n’en résout rien. Elle se perd et perd tout le monde, se renfrognant dans son orgueil et refusant de s’ouvrir à de nouvelles perspectives, comme celle de voir la Traite comme corrélative du système-monde actuel.
Si ça se trouve que nous ayons raison, cela voudrait dire qu’il nous faudra pour le moins deux ruptures pour laisser cette circularité, et s’engager véritablement sur la voie d’une lutte prometteuse contre la Traite des personnes : une rupture épistémologique (I) et une rupture politique (II).
I – La rupture épistémologique
Le terme rupture épistémologique a été forgé par Gaston Bachelard[v] pour traduire la distance que doit s’imposer le penseur qui aborde un problème de recherche par rapport à certaines connaissances antérieures pouvant fausser son jugement. Celle-ci est très importante dans toute activité de recherche, si on veut parvenir à une meilleure compréhension du phénomène étudié.
Dans le cas de la Traite, le savoir savant est au mieux aveuglant, au pire instrumentalisé, et mérite qu’on s’y distancie. Il déplace le problème, rendant en amont vains tous les efforts de compréhension, et en avale contre-productives les tentatives d’endiguement. Il épuise les efforts, draine les stratégies dans une spirale de paradoxes faisant penser objectivement à une impossible fin du phénomène. Si on ne consent pas à une rupture à ce savoir, on risque de se prêter au jeu, et renouveler peut être de bonne foi, le cycle des incompréhensions qui lui est endémique.
Ce savoir en effet, définissant la Traite comme l’exploitation de la vulnérabilité (Pratt, op. cit.), distingue deux variables, les considérant comme responsables du phénomène et traduit par là son incomplétude. Il sous-tend qu’il y a un exploiteur et un exploité, un fort et un faible, et que la Traite dérive du rapport conflictuel qui les met en relation. Il dénie l’organisation politico-sociale la rendant possible tout en assurant sa reproduction[vi], et aussi vraie soit elle, demeure pour cette raison même inappropriée.
Deux mythes sont donc au fondement de ce postulat, et ils sont aussi creux l’un que l’autre. Le premier est celui qui incombe, de manière voilée certes, la responsabilité de la Traite à la victime (la Traite étant l’exploitation de la vulnérabilité, sa victime ne l’est qu’en raison de sa situation de vulnérable). Le deuxième associe la Traite à l’individu fautif, faisant de ses traits pré-sociaux sa principale cause (on exploite parce que notre psyché nous oriente vers l’exploitation). Ce psychologisme réduisant à le seul mérite d’empêcher de voir la part de l’organisation politico-sociale dans la commission de l’infraction. Ainsi proposerons nous un autre modèle de pensée qui cherchera dans le système-monde actuel le soubassement au phénomène de la Traite.
La Traite des personnes, produit de la modernité
Ce système est organisé autour du substrat de la modernité. Celle-ci est polysémique, mais sera utilisée dans cet article au sens rapporté par Yves Couture[vii] comme « l’adoption des valeurs d’une société plus rationnelle, plus libre, jouissant d’une économie ouverte reconnue comme plus efficace, et défendant un idéal et des pratiques démocratiques ».
Deux précisions s’avèrent essentielles pour la suite de notre étude, afin de limiter les risques de détournement sémantique que ne cesseront de tenter les chiens de garde de la science traditionnelle dans notre propos :
§ Nous ne prétendons nullement que la Traite a pris naissance avec la modernité, mais qu’elle y a trouvé sa véritable expression ;
§ Nous ne nous opposons pas à la modernité en soi, mais milite pour lui attacher une autre éthique.
Histoire de la Traite
La Traite ne débute pas avec la modernité, si on fait remonter celle-ci au triomphe de la raison sur le savoir scolastique vers le début du XVIe siècle. On retrouve ses traces depuis dans les Cités antiques, dans sa forme la plus connue : l’esclavage.
Celui-ci est défini comme « l’appropriation d’un individu et de sa force de travail par un autre individu[viii] ». Il était le plus souvent le lot du vaincu dans les conflits inter-tribaux, et le sort du débiteur qui n’arrivait pas à rembourser son créancier. Il faudra attendre la modernité pour que survient un saut qualitatif majeur dans son cheminement historique : il sera au XVIe siècle cette main de Midas pour l’Europe mercantiliste et chrétienne, et outil de réification pour l’ensemble des captifs alimentant l’univers plantationnaire américain. Il est aujourd’hui dans tous les interstices de la vie sociale : de la maison close du proxénétisme aux armées de main d’œuvre sous-payées du Capital[ix].
Cela dit, il importe de réfléchir sur le binôme Modernité/Traite pour déceler les rapports qu’ils entretiennent.
La Traite et la Modernité
La devise fondatrice de la modernité, depuis Kant est celle d’un homme libéré de sa minorité, c’est-à-dire de son incapacité à être auto-régulateur de sa destiné propre, par la raison (Kant, 1784). L’homme-lumière est donc cet Etre-sujet solipsiste, absolu qui se produit comme individualité réfléchie. Or cette hyper-subjectivisation n’implique qu’une « considération chosiste et dédaigneuse de l’autre, qu’il soit objet ou sujet[x] ».
La préoccupation maintenant est d’expliquer le glissement de cet Etre-sujet à cet Autre-objet.
Bernard Sichère, dans son Eloge du Sujet nous aide à comprendre que cet Etre-sujet n’est pas une donnée ontologique et anhistorique, mais qu’il est une « conquête fragile », « le moment d’un procès qui peut selon les hasards de l’histoire individuelle s’inverser en son contraire pour offrir la figure angoissante d’un non-sujet » (Sichère, 1990). Sauf que dans le contexte actuel, ce n’est pas l’autisme et la psychose infantile qui en est à la base, comme il l’explique, mais le déchaînement de ceux bénéficiant du pôle positif dans le partage de la puissance, qui du haut de l’individualisme triomphaliste[xi], porte étendard du monde moderne, n’arrive à voir cet Autre que comme article de commerce duquel tirer le meilleur prix.
La modernité est donc cet arrangement du réel politique autour d’une morale qui, par son trop-plein de subjectivisation, rejette le sensible et réifie du même coup l’Etre-Autre. La Traite pour nous est cette marchandisation de l’humain, participe de ce système-monde.
II – La rupture politique
En philosophie, le terme « Praxis » est utilisé pour traduire « toute pratique humaine ayant une valeur et un sens articulant un rapport théorique et pratique[xii] ». Elle est téléologique, en ce qu’elle vise une finalité qui peut être la transformation du réel. En effet, que vaudrait un savoir muet, quand la souffrance humaine est le seul lieu de rencontre entre les hommes et les peuples ?
C’est une mission singulièrement constructive, disait Emmanuel Mounier, en certaines époques de l’histoire où tout le monde accepte et se soumet, que d’amener les hommes à dire non avec colère[xiii].
Mais pour le dire, il faut bien plus qu’une rupture épistémologique. Celle-ci rend intelligible certes le phénomène, mais comprendre n’est pas résoudre. Il faut en outre une rupture politique.
La rupture politique peut s’entendre d’un renversement radical de tous les référents au système-monde actuel ou d’une profonde révision axiologique. Dans l’un ou l’autre cas, le monde doit divorcer avec l’exaltation de ce « Je » surdimensionné, si l’éradication de la Traite est une fin réellement souhaitée.
Est-ce à dire que la seule issue possible est un retour à la traditionnalité ? – Cela se pourrait, car du point de vue anthropologique : toutes les cultures se valent, et ceux qu’on se targue de qualifier de primitifs ne le sont pas plus que nous ne le sommes aujourd’hui. Mais nous n’en exigeons pas autant. Toute perverse qu’elle soit, nous pensons que la modernité a encore des choses à apprendre à l’humanité, et qu’il n’y a pas d’œuvre humaine qui soit totalement parfaite.
Nous optons donc, à défaut du renversement de celle-ci, pour une autre éthique à lui attacher. Elle deviendra une modernité-sociale, et défendra la primauté des intérêts de la collectivité sur nos désidératas égoïstes. C’est dans cet espace que l’homme aura la possibilité de réaliser son Être, sans être ni loup ni gibier pour son pareil…
La Traite dans la « Social modernity »…
Gardons nous cependant d’un triomphalisme hâtif. La « social modernity » est un coup violent apporté à la Traite, mais non la garantie de son terrassement. Elle aura toujours une certaine propension à se manifester, surtout aux premières heures de ce nouveau jour, peut-être en adoptant de nouveaux visages ou en conservant ceux d’aujourd’hui. La différence seulement est qu’elle ne sera plus un phénomène englobant, car non attaché à une valeur, mais un fait accidenté. Les structures légales auront par conséquent beaucoup plus d’efficacité dans leur lutte pour l’endiguer.
Voilà pourquoi, étant une éthique civilisatrice, la « social modernity » se doit d’accompagner l’humanité tout au long de son projet historique. Tout comme Paris ne s’est pas faite en un seul jour, l’homme nouveau ne surgira pas d’un dessein hâtif et concluant, mais d’un long processus d’éducation continuelle.
[i]Carl Henry BURIN …
Etudiant à l’université d’Etat d’Haïti.
[ii] UNODC Global Report on Trafficking in Persons 2018 (United Nations publication, Sales No. E. 19. IV.2).
[iii] Voir l’article 2 du Protocole visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants, additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée, couramment appelé Protocole de Palerme.
[iv] Il n’y a pas une définition légale de la Traite des personnes. Ce qui a été rapportée par le Protocole de Palerme et reprise par les différentes législations nationales n’est en fait qu’un combiné d’éléments « dits constitutifs » se rapportant à la Traite : L’expression “traite des personnes” désigne le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes, par la menace de recours ou le recours à la force ou à d’autres formes de contrainte, par enlèvement, fraude, tromperie, abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité, ou par l’offre ou l’acceptation de paiements ou d’avantages pour obtenir le consentement d’une personne ayant autorité sur une autre aux fins d’exploitation. L’exploitation comprend, au minimum, l’exploitation de la prostitution d’autrui ou d’autres formes d’exploitation sexuelle, le travail ou les services forcés, l’esclavage ou les pratiques analogues à l’esclavage, la servitude ou le prélèvement d’organes.
[v] Gaston Bachelard, La Formation de l’Esprit scientifique.
[vi] Christine Delphy, Classer, dominer : qui sont les « autres », Ed. La Fabrique, 2008
[vii] Voir Yves Couture, Trois perspectives sur la modernité, l’histoire et la société, séminaire animé en automne 2014 à l’UQÀM.
[viii] Voir la thèse doctorale de Leman Tosun : La traite des êtres humains: étude normative, Université de Grenoble, 2011
[ix] Les formes de Traite sont multiples : Le Protocole de Palerme a mentionné le proxénétisme, la servitude, l’esclavage, le prélèvement d’organes ; La Loi de 2014 sur la Lutte contre la Traite des Personnes en Haïti en a ajouté le mariage forcé, la mendicité forcée, l’adoption irrégulière et les services domestiques ; la doctrine à adjoint le travail bon marché (Taran, 2006) ; et là encore, la liste n’est pas exhaustive.
[x] Voir Antoine Tine, Jürgen Habermas: entre pluralisme et consensus. La réinvention de la modernité ?, Revue ÉTHIOPIQUES, 2000
[xi] Voir Potvin, Fournier, Couture (dir.), L’individu et le citoyen dans la société moderne, Les Presses de l’Université de Montréal, 2000 :
« L’individualisme a été et demeure le paradigme de la démocratie, un « générateur », disait Tocqueville, « la religion des modernes fait », disait Durkheim ».
[xii] Emmanuelle Rozier, La Praxis, une théorie de la pratique, 2014
[xiii] Mounier, Esprit n° 7, Avril 1933, p. 5.
Sources :
+ Kant Emmanuel, Qu’est ce que les Lumières ?, 1784
+ Loi de 2014 sur la Lutte contre la Traite des Personnes en Haïti
+ ONUDC, Définir le concept de Traite des Personnes, Nations Unies, 2019
+ ONUDC, Global Report on Trafficking in Persons 2018 (United Nations publication, Sales No. E. 19. IV.2)
+ Pratt, Laura, Hidden in Plain Sight: A General Overview of the Human Trafficking Issue (Cachée à la vue de tous: un aperçu général de la question de la traite des personnes), 50 Willamette Law Review 115, 2012
+ Protocole visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants, additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée, 2000
+ Sichère Bernard, Eloge du Sujet, Éditions Grasset & Fasquelle, 1990
+ Taran, Patrick A., Perspectives sur les migrations du travail 1 E. S’attaquer aux causes profondes : stopper l’exploitation des travailleurs migrants par la criminalité organisée, Organisation internationale du travail, 2006