Le système judiciaire haïtien en lambeau dans un contexte d’insécurité grandissante, que faire ?
5 min readEntre les grèves, dysfonctionnements et actes de vandalisme à répétition, le système judiciaire haïtien est à genoux depuis de nombreuses années. Les justiciables peinent à trouver satisfaction auprès de la balance, les puissants échappent aux yeux bandés, et le glaive semble être émoussé. Aujourd’hui, après plus d’un mois de paralysie générale des activités du pays, des locaux de l’institution judiciaire continuent à être vandalisé.
L’actualité judiciaire a regagné en intérêt cette dernière semaine. Après les tentatives échouées du Gouvernement pour organiser la rentrée judiciaire le premier lundi d’octobre, c’est à présent la nomination de juges à la Cour de Cassation qui revient au centre des débats. Refusant de participer à l’exercice, le Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire (CSPJ), la plus haute instance de la justice haïtienne, semble être en conflit avec le Gouvernement en place. Lors d’une correspondance datant du 30 septembre 2022, le Gouvernement avait annulé l’autorisation accordée au Secrétariat technique du CSPJ d’ordonnancer les dépenses de l’institution à la fin de l’exercice fiscal d’alors. Plusieurs associations de magistrats ont donc dénoncé cette mesure qu’ils jugent être des représailles contre l’institution judiciaire, bloquant ainsi tout le système, le service public de justice.
Pour l’Association Nationale des Greffiers Haïtiens (ANAGH), dans une note publiée le lundi 10 octobre 2022, la nomination de juges à la Cour de Cassation du pays ne peut pas être faite sous les menaces du Gouvernement, mais devrait être issue d’un large consensus entre toutes les entités concernées. De ce fait, dans cette note signée par son président Me Ainé Martin, l’ANAGH suggère au Premier Ministre de prendre du recul et de consulter les différentes parties. Entre-temps, l’institution judiciaire continue d’être prise pour cible, et ce même 10 octobre, lors de mouvements de protestations dans la ville des Gonaïves, les locaux du Palais de Justice de la ville ont été pillés, de même que ceux de la Mairie.
Une justice à son plus bas
La crise à laquelle fait face la justice haïtienne est très profonde. Les difficultés socio-économiques et politiques auxquelles fait face la société impactent au plus au point le système judiciaire du pays. Pour Me Yvelise SAINTIDOR, avocate au Barreau des Côteaux et lauréate du concours de plaidoirie organisé par son Barreau d’attache en juillet dernier, la situation est inquiétante, et elle a besoin d’une attention urgente. « On est en train d’assister au déclin du système judiciaire qui se trouve depuis des années en situation de paralysie. Une justice en déroute qu’on doit sauver à tout prix, si l’on tient compte du rôle crucial que jouent le système judiciaire et ses institutions lorsqu’il s’agit de garantir les droits fondamentaux de la personne humaine », a-t-elle déclaré lors d’une interview accordée au journal Le Quotidien News.
Pour la jeune avocate, l’insécurité qui sévit dans le pays plonge la justice en eaux troubles, et prive les justiciables d’un droit des plus importants. « Les portes de certains tribunaux et celles de nombreux cabinets d’avocats sont fermées. Du fait de l’insécurité, les justiciables se voient privés de leur droit d’accès à la justice garanti par l’article 8 de la Convention Interaméricaine des Droits de l’Homme, ratifiée par Haïti. Et lorsqu’ils sont privés de ce droit, ils ont recours à la vengeance privée, et là, l’insécurité, la violence et l’impunité ne peuvent que s’amplifier », a-t-elle ajouté.
« Aussi paradoxal que cela puisse paraître, ces deux dernières années, on a pu constater une justice fuyant par tous les moyens l’insécurité. C’est le cas par exemple de la délocalisation de la Cour d’Appel qui se trouvait au Bicentenaire, après avoir passé des mois sans siéger, des mois sans qu’aucun arrêt ne puisse être rendu ». « Cette année, le Doyen du Tribunal de Première Instance de Port-au-Prince s’est frayé un passage et a trouvé refuge au local de la section Est du bureau d’État Civil de Port-au-Prince. Le parquet près le TPI de Port-au-Prince est actuellement logé à l’Avenue Martin Luther King. Depuis environ deux mois, après avoir été incendié, le TPI de la Croix-des-Bouquets a été transféré provisoirement au local de la bibliothèque municipale de Tabarre », explique la professionnelle du droit.
Une justice à reconstruire
La multiplication des actes de vandalisme à l’encontre des différents locaux de l’institution judiciaire n’est pas sans conséquences. La disparition des dossiers, des corps du délit et des pièces à conviction aura pour conséquences d’augmenter massivement les cas de détention préventive prolongée et la surpopulation carcérale. Face à une telle situation, Me SAINTIDOR ne voit qu’une seule solution, la reconstitution des dossiers, « tâche un peu compliquée et qui demande du temps », dit-elle. « On peut soit utiliser les copies de procès-verbal des enquêtes préalablement réalisées, les copies des pièces du dossier, soit passer au greffe du Tribunal (s’il n’a pas été cambriolé) qui détient tous les dossiers », a-t-elle précisé. Cependant, cette solution n’est pas sans effet. « La version des faits pourrait être changée, les corps du délit ne pourront pas être restitués et les mandats d’amener et les ordres de dépôt seront introuvables puisqu’ils ne sont jamais enregistrés », a-t-elle ajouté.
Pour elle, le CSJP est depuis quelque temps en situation de handicap, fonctionnant avec seulement cinq membres sur neuf. Cependant, l’avocate croit que la volonté du Gouvernement d’outrepasser les missions et compétences du CSPJ risque de mettre le Conseil à genoux, en poursuivant avec un cycle long de mauvais traitement du pouvoir judiciaire. « Sans vouloir exagérer, l’indépendance du pouvoir judiciaire en Haïti est presqu’une utopie », s’indigne Me SAINTIDOR.
Selon l’avocate, des mesures plus urgentes devraient être à l’ordre du jour, au lieu de fragiliser encore plus l’institution. « Il aurait pu au préalable prendre des dispositions afin de rendre fonctionnel le CSPJ qui fonctionne depuis quelque temps sans Président ni Vice-Président. Il aurait pu adopter les mesures nécessaires pour voler au secours de ces prisonniers qui meurent de faim, de soif et de maladies contagieuses. Il aurait pu se pencher sur l’insécurité, ce fléau qui ronge le pays », plaide-t-elle.
« L’heure n’est pas à la nomination de juges de manière illégale et illégitime. L’heure est à la sécurité et à la stabilité politique », dit-elle.
Clovesky André-Gérald PIERRE
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