Effondrement, « perte de repères identitaires », dégradation profonde des fondements éthiques, Haïti est en dégénérescence. Et de fait, plus que jamais, la vocation de l’élite haïtienne refait surface. Dans une interview accordée à Le Quotidien News le 26 juillet 2025, Skason Baptiste, écrivain, entrepreneur et journaliste, estime que l’élite dont Haïti a besoin doit se ranger du côté du peuple. Changer ses conditions de vie. Sans vouloir faire d’exclusion, il pense que cette élite, différente, capable de tracer la voie vers un meilleur avenir, doit être issue d’écoles haïtiennes engagées, qui forment culturellement les Haïtiens. Pour lui, aucune nation étrangère ne viendra reconstruire le pays. Aux Haïtiens de sauver Haïti.
Le Quotidien News (L. Q. N) : Haïti est en train de vivre l’un des moments les plus sombres dans son histoire de peuple, et ce, tant sur le plan politique que sur le plan socio-économique. À cet égard, il est une nécessité de repenser l’avenir d’Haïti. Et pour ce faire, nous aurons besoin de la contribution de l’élite haïtienne. À ce propos, quel devrait-être le rôle de l’élite dans un pays comme Haïti ?
Skason Baptiste (S. B) : Dans un pays comme Haïti, où l’État s’est effondré, la pauvreté est devenue monnaie courante et la violence le seul langage parlé, la classe que nous appelons « ÉLITE », si elle existe, ne devrait pas rester les bras croisés comme le peuple. Si l’élite existait réellement, elle devrait jouer un rôle fondamental : donner du sens à la situation dans laquelle nous vivons et tracer la voie vers un avenir meilleur.
Tout d’abord, l’élite ne signifie pas être riche ou posséder de nombreux diplômes. L’élite est un groupe de personnes capables de créer une vision collective, culturelle et morale, susceptible d’aider la société tout entière à se projeter sur la voie du progrès. Mais c’est très préjudiciable : aujourd’hui, en Haïti, la réussite personnelle est souvent confondue avec l’élite. Ce n’est pas parce que vous avez de l’argent, que vous parlez français, que vous avez écrit plusieurs livres ou que vous êtes présent dans tous les médias que vous faites partie de l’élite. L’élite, c’est votre engagement à changer les conditions de vie des gens, et c’est cela qui devrait vous définir en tant que personne.
Jean Price-Mars parle de « l’éveil de l’âme haïtienne », c’est-à-dire de l’union de l’éducation, de la morale, de la culture et de la justice pour sortir les masses de leur torpeur. Je pense vraiment qu’il faut un changement. Mais cela exige une classe consciente, qui ne cherche pas seulement à protéger sa position sociale et économique, mais qui se rende disponible et prête à servir la société. Cela exige aussi que nous placions les PRINCIPES AVANT LE PROFIT, que nous soyons prêts à renoncer à nos avantages et privilèges personnels, si c’est ce qui est nécessaire pour que le pays s’engage sur la voie du changement. Lesly François Manigat l’a dit mieux que moi : « L’élite n’est pas un privilège, c’est une charge. » Et je pense que cette charge impose beaucoup de courage.
L. Q. N : Dans quel sens pensez-vous que l’élite haïtienne a sa part de responsabilité dans la descente aux enfers d’Haïti ces dernières années ?
S. B : Encore une fois, nous revenons au point de départ. Car, j’ai remis en question l’existence d’une élite haïtienne dès le début. Mais si elle existe, elle est responsable à deux niveaux : moralement (lorsqu’elle renonce à dire la vérité en tant qu’intellectuels) et structurellement (lorsqu’elle ne fait plus qu’un avec l’entité qui détruit le peuple).
Premièrement, ce n’est même pas une impression, c’est un acte. Ils choisissent de s’élever rapidement au-dessus des masses, ils leur tournent le dos et choisissent de donner aux ambassades et aux ONG la possibilité de dialoguer. Ils sont souvent au pouvoir corrompu qu’ils devraient critiquer. Alors qu’auparavant, c’était leur crédibilité aux yeux des masses qui leur conférait un important « capital symbolique », et ils utilisent ce capital dans leur propre intérêt, celui des bourreaux, mais pas dans celui des masses.
Deuxièmement, beaucoup de ceux qui ont des diplômes, de l’influence, des microphones pourraient s’en servir comme d’une lampe pour éclairer la société. Mais ils préfèrent se taire alors qu’ils auraient dû les exprimer. Et lorsqu’ils décident de les exprimer, ce n’est fréquemment pas la vérité qu’ils disent à voix haute. Ils préfèrent se retirer, alors qu’ils auraient dû être là pour s’engager. Et lorsqu’ils choisissent finalement de s’engager, comme je l’ai déjà dit, c’est dans le camp de l’oppresseur.
En ce sens, Frantz Fanon explique que les élites des pays colonisés imitent souvent le comportement de leurs anciens maîtres, au lieu de servir leur peuple, ce qui est grave, bien souvent sans même s’en rendre compte.
L. Q. N : Comment avoir dans l’Haïti d’aujourd’hui une élite consciencieuse et patriote qui se soucie de l’avenir du pays ?
S. B : Nous avons besoin d’une élite différente. Non pas l’élite traditionnelle, mais une élite organique, pour reprendre Gramsci. C’est-à-dire des gens issus du sein du peuple, qui parlent non seulement la langue de l’oppresseur, mais aussi celle des opprimés, qui connaissent les souffrances et les rêves du peuple, et qui ont décidé de mettre leur savoir et leur vision au service de ce peuple.
Mais cette élite ne se construit pas dans les casinos des grands hôtels de Pétion-Ville, à la recherche de nouveaux talents. Elle ne se trouve pas dans les clubs de l’UP Jouvena, ni parmi ceux qui sont toujours présents dans les cours des grandes ambassades, à chaque dîner amical, à chaque cérémonie. Je ne prône pas l’exclusion, ni ne dis que ces personnes n’ont pas leur mot à dire dans la construction de leur pays. Je veux dire que cette élite doit être issue d’écoles haïtiennes engagées, qui forment culturellement les Haïtiens. Ces personnes doivent être issues de cercles de réflexion où sont posés les problèmes haïtiens et où sont discutés des solutions et des projets pour leurs communautés.
Dans un ouvrage paru en 2017, « Le contre-système », Michel Onfray utilisait une image que j’apprécie : « Il y a une élite qui prend le parti du “marteau” et une autre, celle de “l’enclume”, où le “marteau” représente celui qui frappe, l’opprimé, et l’“enclume” celui qui souffre, celui qui reçoit le coup.
C’est-à-dire qu’il y aura toujours un groupe d’intellectuels qui se rangera du côté du “marteau” de l’oppression, un groupe qui utilise le pouvoir pour dominer, qui défend le système oppressif, qui passe sous silence l’injustice pour préserver ses privilèges. L’élite dont nous avons besoin doit se ranger du côté du peuple, de ceux qui souffrent, de “l’enclume”. Elle doit avoir le courage de prendre position pour les désavantager, même si cela lui coûte sa liberté et sa vie. »
Je peux également dire que nous avons besoin d’une « contre-élite », à savoir de personnes qui n’ont pas peur de s’exprimer, qui ne recherchent pas les applaudissements, mais qui s’appuient sur la vérité, l’analyse et l’éthique. Ce groupe émergent ne doit pas rester silencieux face à ce qui se passe, il doit être prêt à élever la voix, à défier l’hégémonie de l’élite en place, à proposer une vision différente, plus efficace, même au risque d’être mis à la porte.
Mais cela nécessite une révolution éducative et culturelle. Les écoles et les universités ne doivent pas se contenter de délivrer des diplômes aux jeunes. Elles doivent éduquer les enfants et les jeunes au sens des responsabilités, à l’éthique, à la dignité et à la capacité de penser pour le bien-être collectif. L’ascension sociale ne doit pas être utilisée comme un moyen d’échapper à la masse, mais comme un moyen d’aider la communauté. Puisque l’individu se sent membre de l’élite, qu’il est déjà en décalage avec la masse, cette perception ou cette vision doit changer.
En conclusion, cette élite doit cesser de s’indigner de ce que j’appelle la « servitude volontaire ». Elle devra accepter d’être impopulaire, marginalisée, caricaturée, parfois emprisonnée. Car seule la vérité libère. Et seuls ceux qui en paient le prix peuvent mériter le titre de guide.
L. Q. N : Aujourd’hui, tous les indicateurs économiques sont au rouge en Haïti. De plus, il y a une crise alimentaire aiguë à laquelle le pays est en train de faire face. Sur ce, qu’est-ce qui doit être fait aujourd’hui par l’élite économique haïtienne en vue d’un éventuel redressement de l’économie d’Haïti ?
S. B: Je pense qu’il ne s’agit pas simplement de créer une entreprise… mais plutôt de participer à une transformation globale pour mettre en place un écosystème plus fort grâce à ces trois leviers majeurs : Investir, Restructurer, Redistribuer.
Le premier axe est l’investissement, mais attention à ne pas se contenter d’acheter des biens pour les revendre, car il est temps de sortir de la logique du commerce importé et de créer de véritables richesses capables de soutenir la vie de manière durable. Par exemple, investir dans l’agriculture, transformer la production locale, les énergies renouvelables (solaire par exemple) et l’enseignement technique. Ces éléments doivent faire partie de nos priorités.
Le deuxième axe est la restructuration, qui implique de changer de modèle, de redéfinir la relation entre capital et travail. Aucune économie ne pourra survivre si elle ne respecte pas les travailleurs. Les entrepreneurs doivent cesser d’utiliser leurs employés comme des esclaves, mais plutôt investir dans leur formation, chercher à innover dans leurs méthodes de travail, leur fournir de bons équipements pour protéger leur vie et leur santé, et augmenter le salaire minimum pour qu’ils puissent réellement vivre avec. Je pense que cela peut leur permettre d’être plus productifs.
Et enfin, la redistribution. Je ne parle pas de charité, mais d’une vision ambitieuse et durable. Soutenir les écoles, les bibliothèques, les initiatives sociales, ce n’est pas rendre service. C’est construire la sécurité de son avenir. Si la majorité de la population ne peut pas vivre, la minorité aisée ne survivra pas non plus. On ne peut pas avoir de clients sans vouloir avoir des citoyens.
J’explique cela dans mon premier livre titré « CE QUE RACONTE UNE JEUNESSE » paru en mai 2018. « Ceux-là qui se croient perspicaces barricadent leurs maisons à l’intérieur de hauts murs érigés et surmontés expressément de barbelés, circonscrivant leur cour intérieure, avec des caméras de balayage automatique, des chiens de garde, ainsi que des agents de sécurité qui font le guet en permanence. De surcroît, ils se confortent derrière des fenêtres de maisons et à l’intérieur des véhicules blindés, pensant, en cela, assurer automatiquement un climat sécuritaire autour d’eux. Tout cela constitue un mirage, une sorte de tour d’ivoire illusoire qui ne garantit qu’une sécurité virtuelle face à la menace constante que pose la situation des autres habitants du quartier continuant à vivoter dans des conditions de misère indicibles. Sans pouvoir ni manger, ni boire de l’eau potable ou envoyer leurs enfants à l’école.
Alors que ces happy few se croient, à tort, entourés de voisins, de voisines, mais elles côtoient plutôt d’éternels frustrés, déçus de vivre à proximité du luxe tentateur. Une situation qui peut devenir intolérable. Ces bidonvilles qui ceinturent les beaux quartiers constituent de véritables bombes à retardement qui peuvent exploser à n’importe quelle minute, mettant en pièces les remparts de sécurité construits au prix de millions de dollars. Cet argent dépensé dans de telles initiatives personnelles aurait pu construire la plus petite école du coin destinée aux enfants nécessiteux du quartier. Ces derniers auraient pu bénéficier d’une formation à la citoyenneté, à l’honnêteté et au respect de la propriété d’autrui. Le manque de vision et l’étroitesse de vue restreignent les capacités analytiques et la logique des plus nantis au point de les conforter dans les limites de la bêtise humaine et de l’absurdité. »
Je ne suis ni complotiste ni prophète de malheur… mais nous savons tous ce qui s’est passé moins de 40 jours après la publication de ce livre, les 6 et 7 juillet 2018… cela s’est très mal terminé pour de nombreux acteurs de la bourgeoisie. J’espère sincèrement que l’histoire ne me donnera pas raison.
En conclusion, la crise haytienne n’est pas seulement une faillite de gouvernance. Elle est plus profonde, c’est un effondrement de la vision, une perte de repères identitaires et une dégradation profonde de nos fondements éthiques. Nous ne savons plus qui nous sommes, ce que nous voulons devenir, ni ce que nous devons refuser d’être. Le lien social s’effrite, la mémoire se dilue, on ne sait plus ce qui est juste, ni pourquoi il faudrait encore défendre le bien commun.
Et, on ne redresse pas une nation uniquement avec des réformes administratives. Il faut réhabiliter l’épine dorsale morale du peuple. Cela suppose une révolution du regard sur nous-mêmes, une réappropriation de notre histoire et une refonte de nos priorités. En ce sens, nous n’avons pas seulement besoin d’une nouvelle élite. Nous avons besoin d’un nouvel imaginaire haytien, dans lequel l’intelligence se met au service du peuple, où l’économie sert la souveraineté, et où la réussite individuelle ne se bâtit plus sur la trahison collective.
Il faut cependant le dire sans détour que la maladie d’Hayti, aussi complexe soit-elle, a sans doute été amplifiée de l’extérieur. Mais elle est née ici. Et c’est ici qu’elle doit être soignée. Aucune nation étrangère ne viendra reconstruire notre colonne vertébrale. Aucun miracle ne descendra du ciel. Notre salut viendra de nous seuls, ou il ne viendra pas. Et comme l’énumération des symptômes n’a jamais guéri un malade, dans mon prochain ouvrage AUX GRANDS MAUX LES GRANDS REMÈDES, je ne me contenterai pas de nommer nos douleurs, j’irai droit à la source, la maladie elle-même.
Propos recueillis par :
Jackson Junior RINVIL
rjacksonjunior@yahoo.fr