« Politique », pas une simple dînette
10 min readLa dînette est un repas simulé que des enfants s’amusent à faire entre eux. En général, dans ces repas, les enfants jouent à l’adulte et donnent à manger à une poupée. Dans les jeux enfantins haïtiens, la dînette porte le nom de « manje tè ». En effet, des enfants défavorisés recourent à de la terre et de l’eau pour faire une nourriture qu’ils donnent à manger à un objet qu’ils assimilent à un enfant. À la fin du repas, les enfants sont satisfaits. Mais au final, les parents, mécontents de la malpropreté des lieux réclament réparation. La politique haïtienne d’aujourd’hui est au regard des acteurs, des actions et des conséquences est une mauvaise dînette, du manje tè.
En général, l’élu qui est une cristallisation du processus de la reproduction du personnel politique se fait de deux manières. D’abord, par le militantisme qui met l’individu en situation pour briguer un poste. Ensuite, par le statut social, la notabilité héritée ou acquise témoignant d’une certaine réussite sociale et professionnelle. Dans les deux cas, l’élu bénéficie d’une formation qui fait de lui un adulte dans la gestion de la res publica. Depuis le départ des Duvalier, la plupart de nos dirigeants ne sont que des enfants au regard de la formation et de la pratique dans la gestion des affaires de l’Etat. En effet, Jean Bertrand Aristide laisse sa chaire de prédicateur pour monter sur la tribune du palais national, Michel Martelly revient d’un bal masqué pour gravir le podium présidentiel et Jovenel Moïse abandonne une bananeraie pour prendre la direction du palais national. N’étant pas initiés à la gestion de l’Etat, ces hommes armés de la simple bonne volonté ou de l’audace ne pouvaient pas sortir Haïti de l’ornière.
N’ayant pas une carte de visite attractive, le candidat se présente par devant des électeurs avec des formules creuses et générales comme justice, transparence et participation (Aristide) ; changement (Michel Martelly) et terre, eau et hommes (Jovenel Moïse) et des promesses de tout genre. Une fois arrivée au pouvoir, le nouveau dirigeant doit faire face à la dure réalité du pouvoir. Il ne pourra pas réaliser ses promesses. D’abord, parce que l’Etat est appauvri. Ensuite, il ne pourra pas prendre les mesures nécessaires pour faire payer les taxes et impôts ceux qui doivent et peuvent payer. Enfin, le peu d’argent qui entre dans les caisses de l’État est mal utilisé quand il n’est pas détourné ou tout simplement volé. Les rapports de Paul Denis au lendemain de 2004 et de la Cour des Compte et du Contentieux Administratifs en 2019 en témoignent. Le président fait figure de menteur et de bluffer qui ne tient pas ses paroles et ne donne pas la peine de fournir une explication à la population.
Au niveau du pouvoir législatif, la situation n’est pas différente. Car, les parlementaires qui devraient avoir une formation certaine pour pouvoir se pencher sur des questions se rapportant à l’organisation du présent et de l’avenir de l’Etat et de la nation n’ont pas toujours lecture et écriture. Ils sont pour la plupart des enfants qui devront être sur les bancs d’école pour apprendre à lire, à écrire et à se former aux valeurs républicaines et humanistes. À défaut de formation formelle, ils pouvaient être initiés à la dialectique par la militance dans les structures organisationnelles. Or, le plus souvent, les élus s’inscrivent dans un parti politique à la veille des élections. Ils ne bénéficient pas de ce temps de formation pratique. Cette lacune se voit par les absurdités que certains prononcent à la tribune du parlement et les barrages que d’autres provoquent pour se faire entendre à l’instar de certains petits enfants.
À l’occasion, dans les manje tè, les enfants font des dégâts. Ils se salissent le visage et l’espace et ne sont pas toujours conscients de la gravité de leurs actions. Au cours de ces dernières années, en Haïti, la politique est une machine qui destructure et détruit. En ce sens, entre 1987 et 1995, les hommes politiques liquident les principales institutions de production et de service du pays: Téléco, Minoterie, Cimenterie, Huilerie et autres. Ils explosent les forces armées d’Haïti (FAD’H) au profit de groupes armés contrôlés par des bras politiques et économiques. Ils déshonorent les institutions prestigieuses comme la présidence et le parlement en ouvrant leur porte à des hommes peu honorables. Ils recourent aux pneus enflammés, aux casses, aux pillages et au badigeonnage des pentes d’huile comme principal moyen de protestation. Ils bloquent les rues avec des tas d’immondices et répandent des excréments sur les portes et les cours des écoles et d’autres institutions. Ces actions sont une salissure à la fois physique, morale et psychologique.
Par ces pratiques, les politiciens du pouvoir et de l’opposition ne font pas de la simple dînette. Ils sont des bébés qui jouent avec une arme automatique. Le « peyi lòk » en est un exemple. Les gens sont pris en otage chez eux. Les acteurs ne pensent pas aux femmes enceintes, à ceux qui doivent être dialysés ou à tout autre cas d’urgence. D’ailleurs, ils ne reconnaissent même pas aux ambulances le droit de circuler. En effet, elles sont attaquées, sous prétexte qu’elles pourraient transporter des « ennemis ». C’est pire qu’un état de guerre. Dans ce contexte, les établissements scolaires sont paralysés à la suite du blocage des routes et des menaces graves proférées contre certaines institutions scolaires. Avec la perturbation chronique du système scolaire et sa fermeture tout bonnement, les politiciens inscrivent la nouvelle génération dans une logique de médiocrité qui les fera difficilement des hommes et des femmes capables de servir valablement la patrie.
Souvent les parents comprennent rapidement les simulacres des enfants. Pareillement, les catégories les plus entreprenantes de la population voient le dessous des politiciens et tentent d’utiliser leurs feintes. En effet, les secteurs économiques écartés du circuit de l’enrichissement rapidement profitent des revendications des politiciens mécontents pour allumer le feu, semer la pagaille et provoquer un chambardement et établir un pouvoir à leur solde. Les évènements de 2004 débutent par l’insatisfaction provoquée par des « fraudes électorales » lors des élections législatives. Le mouvement est vite récupéré par un secteur de l’économie prônant un nouveau contrat social. Et au départ du président, le pouvoir se recompose et le nouveau contrat social s’évapore. Aujourd’hui, la mobilisation se fait autour d’un ancien système à abattre et d’un nouveau à mettre en place. Ce sont des mots sonores qui n’ont pas un contenu véritable.
En Haïti, la « politique » n’est pas une simple dînette ou manje tè. Elle est une arme contre la population. Tous ceux qui ont vécu les évènements de 2004 en sont conscients. En effet, entre 2001 et 2003, certains politiciens insatisfaits des élections législatives contestent le pouvoir du président. Ils recourent à des manifestations de rues et à la lutte armée et aboutissent au départ du président en février 2004. À cette époque, les jeunes et les classes moyennes fatiguées d’un présent moribond et désespérés se mobilisent au nom d’un nouveau contrat social. Le président est parti, les butins sont séparés entre politiciens et hommes d’affaires aux dépens de l’Etat et de la population. Il en résulte une dégradation accélérée des conditions de vie de la population. Donc, les évènements de 2004 n’ont pas été un simple manje tè à l’instar de ceux d’aujourd’hui. Le risque est d’aboutir à une modification du personnel politique et au maintien voir au renforcement de la détresse des classes populaires et des classes moyens au nom du changement de système. Dans ce cas, toutes les manifestations et dépenses d’énergie des 12 mois écoulés ne seraient que du manje tè, une mauvaise dînette.
L’enfant est souvent un manipulateur et pleurnichard. Il crie et gesticule pour porter les adultes à satisfaire ses désirs. Très souvent le politicien haïtien est insatisfait du résultat des élections. Il est un perdant récalcitrant. Au lendemain de la proclamation des résultats, il s’agite et dénonce avec virulence le vol de sa victoire et annonce qu’il passe à l’opposition. Quelques jours plus tard, il est appelé à un poste, il se tait et devient, à l’occasion, un défenseur farouche de ce qu’il dénonçait hier. En général, la faune politique ne pose pas de question idéologique et éthique. Tous les coups sont permis pour abattre l’adversaire et assoter le pouvoir.
Au pouvoir, le politicien ne pense qu’à y rester et à jouir de la fortune et du train de vie que procure le poste. Et pour rester au pouvoir, il recourt à une stratégie en trois étapes. Premièrement, il s’assure de la protection des Américains, véritable maitre du jeu du terrain politique. Deuxièmement, il s’entoure d’hommes forts ou de groupes armés pour terroriser l’opposition et toute la population. Enfin, il cherche l’appui des contre-pouvoirs (la presse, les églises et les organisations de la société civile) et fait des concessions aux secteurs économiques mafieux. Il ne se préoccupe guerre de l’opinion de la population.
En situation difficile, le petit enfant ferme les yeux avec ses deux mains et il croit que le danger est écarté. Au pouvoir, dans les moments de crise, l’homme politique fait exactement comme les enfants. Il bouche les oreilles et ferme les yeux pour ne pas voir et entendre les cris de la population. Et la situation se dégrade sous ses pieds et peut aboutir au pire. La situation actuelle est une illustration de l’insouciance des hommes politiques au pouvoir. Depuis plus de 12 mois un mouvement revendicatif de plus en plus fort réclame le départ du président. Aujourd’hui, le président n’a le contrôle de rien. Il ne peut plus prendre part aux cérémonies officielles. En effet, il a raté la célébration de Vertière en 2018, il n’a pas pu prendre part à la cérémonie d’ouverture des tribunaux à la Cour de Cassation, en face du palais national, ce lundi.
Pire que cela, la plupart des entreprises publiques et privées sont fermées, quatre départements (Sud, Grand-Anse, Sud-Ouest et Nippes) sont coupés du reste du pays, des bandits contrôlent au su et au vu de tout le monde la zone de Martisan, les portes des écoles sont fermées et les familles sont aux abois leurs réserves étant terminées. Le président n’est plus le garant du bon fonctionnement de l’Etat et du bien-être de la nation. Tout le pays est en ébullition pour obtenir le départ du président. Il s’accroche à son mandat de cinq ans au péril de la survie de la nation.
L’attitude du président traduit une réalité : le politicien haïtien d’après 1986 ne connait pas le mot démission. Le président a dit dans son dernier discours : « m pap kouri ». Quand on se rend à l’évidence que l’on est dépassé par les évènements, que l’on a failli à son obligation constitutionnelle qui est de veiller au bon fonctionnement des institutions de la République, la démission est un acte de courage, de dignité – et non de lâcheté. À quoi sert d’être président si on doit mettre en péril la vie et la survie d’une nation ? À quoi sert le titre de président si on est chahuté partout où l’on passe ? Christophe a eu le courage de se suicider ayant constaté qu’il ne pouvait plus défendre son royaume. Où est passée la fierté christophienne du fils du paysan du Nord ? Les tous petits enfants ne se posent pas de telles questions. Ils disent tout simplement : j’y suis, je reste quoiqu’il arrive. Et l’opposition répond: pas de négociations avec le président, peyi lòk pi rèd et cela en dépit de la présentation au public d’une commission de passation du pouvoir par cette opposition, pur jeu d’enfants.
Il est temps que la politique ne soit pas cette dinette de grands enfants retardés ! Ayez un peu d’humanité. Regardez ces mères qui souffrent d’avoir encore en leur sein des fils de 25, 30 et 40 ans pourtant bien formés. Pensez à ces enfants et à ces jeunes désespérés. Voyez cette terre qui s’en va à la mer à la moindre averse. Faisons un geste de dignité nationale en l’honneur de la mémoire de Toussaint, Dessalines, Christophe d’abord en évitant une solution imposée par l’international à court terme, en prenant des dispositions pour garantir aux jeunes le droit d’avoir des rêves qui ne soient pas cauchemardesques, à court terme et d’avoir une vie à la dimension de notre histoire de peuple à long terme. Commençons dès aujourd’hui par faire de l’éthique et le sens du bien commun une caractéristique de l’action politique.
Dr. Marc Désir, 8 septembre 2019