Pour faire face sereinement aux conséquences humanitaires du séisme du 14 août 2021
9 min readPar TENEUS Gervely spécialiste en Management des Organisations et des Politiques Publiques
. Le séisme de magnitude 7.2 sur l’échelle de Richter, qui a frappé la péninsule du Sud d’Haïti le 14 août dernier est, sans doute, l’une des catastrophes naturelles les plus tragiques qu’a connues Haïti durant les trente dernières années. Les récentes informations communiquées, à date, par les autorités de la protection civile font état de plus de 2 000 morts, plus de 12 000 blessées, plus 300 personnes portées disparues. Auxquels, s’ajoutent des milliers de sans-abris et d’importants dégâts materiels dont le bilan provisoire, pour l’habitat, s’élève à 30 122 bâtiments détruits et 42 737 endommagés dans le département du sud ; 14 348 détruits et 14 898 endommagés dans les Nippes ; 8 483 détruits et 19 371 endommagés dans la Grande-Anse (DGPC, 18 août 2021).
- Au regard de ces estimations qui restent provisoires pour l’ensemble des départements les plus touchés (Sud, Nippes, Grand-Anse) par ce séisme, on est encore, objectivement, tres loin des dégâts causés par le séisme du 12 janvier 2010 qui, faut-il le rappeler, a fait, entre autres, plus de 230 000 mort, près de 300 000 blessés et plus d’un million de sans-abris dans le département de l’Ouest ( OCHA, 2010). La faible densité de la Région du grand Sud semble être l’un des facteurs qui, heureusement, expliquent, la portée limitée des dégâts du premier par rapport au second. Pour une simple comparaison, le département de l’Ouest, le plus peuplé d’Haïti abrite plus de quatre millions huit cent mille habitants (estimation IHSI, 2015), soit plus 1/3 de la population haïtienne. Alors que les départements du Sud, du Sud-Est, des Nippes et de la Grand-Anse, ensemble, ont moins de deux millions d’habitants, soit près d’un million neuf cent cinquante mille (IHSI, 2015), ce qui représente deux fois moins que l’Ouest à lui seul.
- Cet événement tragique survient dans un contexte de crispation politique, suite à l’assassinat du Président Jovenel Moïse dans des circonstances très troublantes. Symbole d’une déroute collective qui, somme toute, met au grand jour la putréfaction d’une démocratie de façade amputée actuellement de ses organes vitaux, à savoir un pouvoir exécutif, un pouvoir législatif et un pouvoir judiciaire fonctionnels dont les représentants sont dotés de la légitimité légale, c’est-à-dire conforme à la constitution et aux lois du pays. Sur le plan social, le séisme du 14 août vient amplifier ce que je qualifie d’un drame humanitaire et social. Car, au tout début de l’année 2021, il y avait déjà environ 4,4 millions d’Haïtiens ayant besoin d’aide humanitaire (OCHA, 2021); 4 million en insécurité alimentaire aiguë au mois de février dernier (FAO, 2021). Le tout se greffe sur une pauvreté endémique qui toucherait plus de 60% d’Haïtiens (PNUD, 2020). Bref, une situation paradoxale où la gestion de l’urgence et de l’humanitaire en Haïti devient un culte au sens de Nicole Aubert (2003). L’urgence sociale, politique, économique imprègne notre quotidien, dépasse le temporaire pour s’inscrire dans le temps long, et semble modifier notre rapport temps. En Haïti, en matière d’action publique, le règne du temps court supplante celui du temps long. Les urgences s’accumulent au fil des événements. C’est un cercle vicieux. C’est dans ce contexte très tendu que le pays doit affronter les conséquences douloureuses de cette récente catastrophe.
- A l’instar du 12 janvier 2010, l’élan de solidarité inter-haitienne se déclenche de manière spectaculaire dans et envers les communautés affectées. Au premier chef, les populations principalement touchées sont les premières à organiser les opérations de secours, d’assistance mutuelle, de sauvetage, de partage. J’ai été très ému de voir les images de personnes risquant leur vie sous des plaques de béton pour sauver des voisins, avec tout le symbolisme de fraternité, d’amour, d’héroïsme que ce geste charrie. Vient, en outre, la solidarité des territoires par l’envoi de matériels, d’engins lourds, de professionnels médicaux, de sapeurs-pompiers, entre autres. Ensuite, la solidarité citoyenne et nationale s’active avec une rapidité et une intensité incroyablement magnifique, bien que très limitée faute de moyens. Ici, je ne parle pas de la solidarité publique dont l’État est censé être le garant principal. Je parle de celle des citoyens d’autres régions, de la diaspora haïtienne, des professionnels de divers domaines, des artistes entre autres, qui sont aussi en première ligne dès les premières heures suivant le drame. Cette solidarité inter-haïtienne, elle est spontanée, bienveillante et réelle. Que celles et ceux qui portent la parole publique en prennent acte et la valorisent pour que le monde entier puisse comprendre que nous avons une âme haïtienne qui ne travestit pas, malgré les calomnies et les exagérations médiatiques sur l’image d’Haïti à l’étranger.
- Par contre, dans tout ce Magma mélangeant émotion, esprit de bienfaisance des uns et, peut-être aussi, opportunisme des autres, l’action publique n’est pas au rendez-vous. Au premier rang, l’action gouvernementale ne donne ni visibilité, ni lisibilité sur une stratégie d’intervention cohérente, sur les moyens mobilisés concrètement pour accompagner les territoires et les populations affectés par ce drame. Des notes, des communiqués, des missions, des interventions éparses qui n’indiquent aucune prise en charge globale de la situation par l’État. J’observe, comme vous d’ailleurs, un gouvernement dont la légitimité est contestée par des forces politiques et des groupes d’intérêt qui semblent plutôt se préoccuper de la lutte de pouvoir aux dépens des personnes sinistrées. Au deuxième rang, l’action publique territoriale est mise à rude épreuve dans les territoires affectés. Car, cette catastrophe pointe, une fois de plus, les limites d’un État hyper-centralisé avec des collectivités territoriales désarmées, sous équipées. Des professionnels, des fonctionnaires très investis, engagés sur le terrain, mais n’ayant pas les moyens adéquats pour faire leur travail. Hier, j’ai reçu d’un ami le cri d’alarme d’un médecin de service qui décrit la situation des salles d’opération à l’hôpital universitaire des Cayes, j’ai été sidéré de voir la liste des materiels élémentaires (mais vraiement des détails puisque nous parlons d’un hôpital public et universitaire) dont ils ont besoin pour soigner les blessés. Il a évoqué le risque d’être en rupture de stock de certains intrants essentiels, qui leur fait courir le risque de ne plus pouvoir être en mesure de prendre en charge les victimes. Il y a, sans doute, d’autres exemples plus poignants.
- Des promesses de solidarité internationale qui restent à se matérialiser dans un contexte où l’agenda humanitaire international est aussi focalisé sur d’autres scènes de turbulences. La détérioration rapide de la situation politique en Afghanistan, suite au renversement du régime instauré par les puissances occidentales, préoccupe la communauté internationale. La reprise du pouvoir par les Talibans, évincés par les Etats Unis d’Amérique depuis 2001, fait planer des risques imminents de violation systématique des droits humains. La situation humanitaire en Afghanistan et celle existant dans bien d’autres théâtres de guerre civile au Moyen Orient et en Afrique font qu’Haïti n’est peut-être pas, pour l’heure, dans la liste des priorités de la communauté internationale, en matière humanitaire. En dépit des annonces faites par plusieurs donateurs (potentiels) comme l’Union Européenne, la France, les Etats Unis d’Amériques, le Canada, entre autres, il est donc évident que les autorités gouvernementales haïtiennes et les acteurs non gouvernementaux ne pourront plus miser sur un élan de solidarité internationale à la hauteur de la situation en 2010.
- Dans l’état actuel des choses, nous ne pouvons qu’observer la manière dont ces promesses vont se matérialiser et, surtout, le mode opératoire qui sera privilégié par ces donateurs, compte tenu des leçons tirées à partir des échecs de l’aide post 12 janvier 2010 et post Matthew en 2016. Tout le monde a compris, je l’espère en tout cas, que l’action publique, qu’elle soit étatique ou non, ne se limite pas à faire des promesses ou à débloquer des fonds faramineux sans s’assurer d’une bonne coordination des actions sur le terrain et sans aucun mecanisme clair de redevabilité et de participation réelle des territoires et des populations affectés. Tout le monde a compris aussi que l’aide aux victimes ne peut plus continuer à faire tourner de grosses machines bureaucratiques sans pour autant renforcer les tissus locaux aux travers des formes de solidarités déjà mises en place dans les communautés.
- Ce qui est certain, et qui me préoccupe le plus, c’est que le paradigme dans lequel s’inscrit la solidarité internationale envers Haïti n’a pas changé depuis 2010: La charité envers un pays, un État en faillite qui n’arrive pas à se gouverner. Les problèmes liés à la mauvaise gouvernance, à la corruption, à la faillite des institutions démocratiques haïtiennes, font que l’État n’est pas toujours en capacité de donner un sens et une orientation partagés qui démarqueraient les acteurs de ce paradigme infantilisant, voir humiliant pour les Haïtiens. Corrélativement, demeure la faible capacité des autorités gouvernementales à réguler efficacement la polyarchie institutionnelle que représente le paysage des Organismes Non Gouvernementaux par lequel une large partie des financements de l’aide à Haïti canalisée. En revanche, pour avoir été en responsabilité dans la société civile haïtienne pendant environ cinq (5) ans, je connais des acteurs, des professionnels organisés qui ne partagent pas cette vision de l’aide à Haïti. Beaucoup d’entre eux sont maintenant dans l’action sur le terrain, sans doute, avec de très faibles moyens. Ils connaissent les besoins des populations, les enjeux culturels et sociaux des communautés affectées. L’aide internationale doit servir pour renforcer leurs actions et non pour faire de la charité, encore moins pour payer de gros salaires à des «experts » venus d’ailleurs, complètement déconnectés du terrain.
- Pour conclure, il y a urgence dans le grand Sud d’Haïti. Les populations affectées ont besoin d’une aide sincère et digne pour affronter les conséquences immédiates du drame sur le plan humain, psychologique et sanitaire. Elles ont besoin aussi, et surtout, de voir poindre des horizons à moyen et long terme pour rebondir et regarder l’avenir avec sérénité. Elles n’ont pas besoin d’assistance mortelle, comme le dirait le célèbre cinéaste haïtien Raoul Peck. L’assistance mortelle est celle qui prétend infantiliser les victimes, les acteurs locaux, comme s’ils étaient incapables de se prendre en charge eux-mêmes; celle qui grossit les chiffres aux dépens de la qualité des services apportés aux populations; celle qui sert à faire fonctionner des bureaucraties au détriment de l’amélioration de la situation des destinataires finaux des fonds engagés; celle, enfin, qui n’a qu’une vision sur le court terme, et qui n’aide pas les communautés affectées à se redresser durablement. Les leçons du 12 janvier 2010, si nous en avons tirées collectivement, doivent aider tous les acteurs à changer de paradigme.
TENEUS Gervely spécialiste en Management des Organisations et des Politiques Publiques, conseiller spécial du journal Le Quotidien News.