Propos d’ouverture du Recteur de l’UniQ lors du Séminaire de formation de Mémorants-tes sur la Thématique de la Corruption le 18 janvier 2023
5 min read« Il y a à peu près un an, le 7 décembre 2021, « Ensemble Contre la Corruption » (ECC) réunissait dans cette enceinte, dans un exercice de partage d’expériences, un groupe diversifié d’acteurs impliqués dans la lutte contre la corruption. De la société civile et de l’État. D’Haïti et de divers autres pays, tels la France, le Canada, le Cameroun, la République Dominicaine et le Honduras.
Certains pouvaient se consoler de découvrir que Haïti n’était pas totalement isolée dans cette grande arène de sociétés corrompues à des degrés divers. Il est vrai que notre fierté en prend un coup quand nous prenons acte de notre position dans le palmarès des nations corrompues. Notre score était de 20/100 en 2021 contre 18/100 en 2020. Ou encore 164ème sur 180 pays au classement des pays les moins corrompus en 2021, contre 170ème sur 180 en 2020. Dans tous les cas, Haïti n’a jamais dépassé la barre de 22/100 sur les dix dernières années, ce qui confirme une donnée lourde que nous restons encore le pays le plus corrompu de la Caraïbe. La corruption est donc une pratique bien installée dans nos institutions et dans notre culture. Dans mon intervention de l’année dernière, j’avais fait une déclaration qui avait provoqué une onde de choc en affirmant qu’il n’y a pas vraiment de corruption en Haïti. C’était simplement une façon de dire que les actes de corruption tendent à se développer dans l’ombre des procédures et exigent pour cela une ingénierie complexe, des stratégies et des manipulations assez sophistiquées pour pouvoir se soustraire au regard des scrutateurs, ce qui est loin d’être le cas chez nous. Ici, les auteurs ne prennent aucune précaution et ce qui se fait sous nos yeux s’apparente plus tôt à du vol de grand chemin.
C’est comme pour l’insécurité et le kidnapping. La Police n’a pas besoin de faire des enquêtes parce que ceux qui opèrent ne se cachent pas, nous savons où ils sont logés, qui sont leurs complices dans l’Administration. Ce n’est pas du kidnapping, c’est de l’arrestation informelle, dans le contexte d’un État lui-même dominé par l’informalité, sous toutes ses coutures. Les vols, les viols, les massacres entrent dans cette même catégorie. Et la cause première est la même : l’impunité.
Normalement, on oppose transparence à corruption parce que la transparence et l’information limitent les marges de manœuvre du corrompu qui a besoin d’opérer dans l’ombre. Ici, on ne se cache plus pour voler. On le fait au grand jour.
Pourquoi cette licence de voler ? Piller ? Violer ? Tuer ?
L’impunité. C’est à dire que le coupable ne court aucun risque d’être mis en cause pour ses fautes ; il peut échapper à toute enquête qui pourrait le mettre en accusation ; quand il est mis en accusation, il peut être assuré que le juge le mettra en liberté contre rançon ; quand il est condamné et arrêté, il peut être assuré qu’il ne restera pas longtemps en prison.
Donc, à toutes les étapes de la chaine pénale, le système lui permet de se soustraire à la sanction qu’il mérite. L’impunité est la sève nourricière de la corruption comme des autres maux qui tendent à démanteler les fondements de notre société.
Pour contextualiser mon introduction qui s’adresse d’abord aux mémorants qui participent au séminaire, je passerais à côté de mes propos si je ne vous invitais pas à une randonnée même rapide autour des grandes questions que le fait de la corruption pose pour notre société. Questions de recherche qui demandent à être approfondies, documentées, analysées, expliquées et partagées. Ce sera votre façon, en tant qu’étudiants et chercheurs, de contribuer à mettre fin à ce cancer de notre société.
Je me contente, pour faire vite, de vous référer au colloque tenu en mai 2018, en partenariat avec les organisations fondatrices de ECC, sur le thème : Transparence et Corruption.
Quatre grandes thématiques avaient été abordées.
- Caractéristiques de la corruption : quels sont ses ressorts, ses mécanismes. Qu’est ce qui l’alimente ? Comment l’appareil judiciaire se transforme sous nos yeux pour se constituer en promoteur et défenseur de l’impunité. Quel rôle jouent les agents des milieux d’affaires dans l’alimentation de la corruption ? L’inefficacité des services publics à la base des mécanismes de « racket » est-elle voulue, entretenue par les fonctionnaires, etc. ?
2. Les dispositifs de lutte contre la corruption. Dans sa lutte contre la corruption, notre pays n’est pas complètement dépourvu. Il s’est doté de nombreux instruments institutionnels et juridiques. Il dispose d’organismes spécialisés (UCREF, ULCC) ainsi que de lois contre la corruption, notamment celle de 2014 et celle contre le blanchiment d’argent (2001 et 2016). Nous avons signé des conventions internationales, en particulier, la Convention des Nations Unies contre la corruption (2009) qui fournit un véritable code d’éthique à l’intention des employés du secteur public.
Quelle est l’efficacité de ces instruments ? Sont-ils pertinents dans le contexte de notre système administratif ? Quel est leur degré de cohérence dans l’ensemble administratif national ? Quels sont les mécanismes d’évasion permettant de se soustraire à leur mise en application ? Qu’est-ce qui s’oppose à leur application ? Comment se nouent les transactions entre le monde des affaires et les responsables publics ?
3. L’économie de la corruption. Quelle relation entre corruption et développement ? Vous devez certainement avoir pris connaissance de cette étude de la Banque Mondiale établissant que la corruption peut réduire le taux de croissance d’un pays de 0,5 à 1 point de pourcentage par an. Quel est l’impact de la corruption sur les investissements étrangers, les coûts de transaction et la compétitivité ? De quelle manière affecte-t-elle en particulier les pauvres et l’accès de ces derniers à certains services publics ?
4. Sociologie de la corruption. La corruption peut être abordée sous divers angles : sociologique, anthropologique, économique et juridique. Quelles sont les causes socioculturelles ou institutionnelles à l’origine des pratiques de corruption ? Existe-t-il un pattern de la corruption liée à la culture haïtienne ? À notre histoire politique ? À la formation de la nation haïtienne ? Voler l’État, est-ce voler ? Etc.
Voilà une famille de questions qui pourraient faire partie de votre agenda de recherche. Je vous encourage à vous emparer de ces questions de recherche. Labourez. Fouillez. Enquêtez. Analysez. Modélisez et surtout communiquez.
Ce sera, croyez-moi, une contribution remarquable de notre jeunesse à l’effort nécessaire pour moraliser la vie publique et faciliter une saine gestion de nos maigres ressources publiques.
Tous mes vœux de succès dans vos projets de recherche.
Jacky LUMARQUE