Un an de siège à l’entrée Sud de la capitale haïtienne par les gangs armés
5 min readLe 1er juin 2021, une vague de violence déclenchée par les affrontements entre gangs rivaux occasionnait l’exode massif des habitants des quartiers de Fontamara, Grand-Ravine, Tibwa, Martissant et leurs environs, dans le sud-ouest de Port-au-Prince. Un an plus tard, ces localités sont devenues fantomatiques, vidées de leur population, sans aucun service public ni même la présence des forces de l’ordre. Les tronçons de route traversant Martissant sont en piteux état et les personnes déplacées ne savent pas si elles pourront revenir chez elles. L’Etat s’est-il avoué vaincu ?
« J’ai quitté la zone le 2 juin 2021, le deuxième jour de l’arrivée des hordes de bandits. J’étais à l’école quand les gens de chez moi m’ont appelé pour me prévenir de ne pas rentrer, et me dire qu’ils allaient déménager. J’ai dormi ce soir-là dans d’autres familles à Carrefour-Feuilles », témoigne Louise-Marie, une étudiante de la Faculté de Linguistique Appliquée (FLA). On habitait à Martissant 15, c’était une ruelle tranquille, malgré la présence de « bases » des hommes de Tibwa. C’est évident que personne n’aurait pu rester là-bas, déplore-t-elle. Je ne suis revenue qu’une seule fois, au mois d’octobre, pour récupérer mon passeport et d’autres documents importants, rien de plus. Et ce n’était pas sans risque, poursuit-elle.
Martissant est un vaste quartier autrefois populaire qui longe la Route Nationale numéro 2, limitrophe de celui de Fontamara, laquelle s’étend jusqu’aux limites de la commune de Carrefour à Bizoton 51. Selon la plupart des anciens habitants, des gangs armés opéraient déjà dans la zone bien avant les violences de juin 2021. « Avant, lorsque les hommes de Tibwa contrôlaient la zone, c’était différent », raconte un autre jeune.
Gustave, âgé de 26 ans, habite à Fontamara 27 et doit emprunter la « route de Saint-Jude » tous les jours pour se rendre au travail. « Je prends une taxi-moto tous les jours depuis fin 2021. Le trajet me coûte 4 fois plus cher qu’avant parce qu’on doit passer par les mornes, la route d’en-bas étant bloquée », témoigne-t-il.
Sur ce tronçon de la route nationale numéro 2 traversant les territoires contrôlés par les gangs et constituant de plus la seule voie commerciale reliant 4 départements (Sud-est, Sud, Nippes et Grand-Anse) au reste du pays, les bandits détiennent un contrôle absolu, ouvrant et fermant le passage à volonté. Les fusillades meurtrières dont sont l’objet les véhicules de transports en commun ou des voitures privées ne se comptent plus maintenant. Depuis les violences de juin 2021, les gangs ont resserré l’étau sur la route de Martissant, en multipliant les rapts de bus entiers, de camions de marchandises et ont commis diverses autres exactions. Livrés à eux-mêmes, les habitants et travailleurs de « l’autre côté » ont dû trouver des alternatives, en passant par les routes de Laboule 12 au sommet de Pétion-Ville ou celle de Saint-Jude au-dessus de Carrefour-Feuilles.
Vidées de leur population, ces zones qu’occupent les bandits sont aussi abandonnées par les institutions. La quasi-totalité des écoles y ont fermé leurs portes. Selon certaines sources, les locaux d’un établissement scolaire surplombant l’intersection Martissant 23 avec la route nationale numéro 2 sont transformés en poste d’observation des gangs. Le centre hospitalier d’urgence de Médecins Sans Frontières localisée autrefois à Martissant 25 a fermé ses portes le 2 août 2021. Les banques également, comme c’est le cas d’une succursale de la SOGEBANK depuis le 4 juin 2021, ont claqué la porte en raison des cambriolages fréquents et du risque élevé pour la sécurité des employés.
Sur le plan éducatif c’est la déscolarisation des enfants de ces zones qui pose problème. Selon le Ministère de l’Éducation Nationale et de la Formation Professionnelle (MENFP), près de 200 écoles seraient fermées dans les quartiers mentionnés. Des milliers d’élèves se retrouvent privés d’instruction, ce qui est une énorme perte pour le pays, prévient Yvens Edouard, un ancien responsable pédagogique d’une école qui a fermé ses portes.
« Tout cela a commencé depuis que Grand-Ravine et Village de Dieu veulent prendre le contrôle de Martissant. Ils voulaient chasser Krisla (le chef de Tibwa, gang rival) pour pouvoir pratiquer le kidnapping dans la zone », déclare un riverain de la route de Saint-Jude sous le couvert de l’anonymat. « C’est l’État qui est responsable de cette situation, critique-t-il, et maintenant il ne fait rien pour éviter aux gens le calvaire de contourner Martissant. Au moins, ils auraient pu faire construire la route dans le morne ».
« Même la Police Nationale d’Haïti (PNH) a quitté la zone, c’est grave », s’exclame le père de Gustave, dont la famille habitant sur les hauteurs de Fontamara 27 n’a pas déménagé. « Pour que des policiers censés protéger la population fuient face aux gangs, il est certain que c’est l’État qui a démissionné », déplore-il. En effet, devant les attaques répétées du sous-commissariat de Martissant 1 par les gangs surarmés qui occupent la zone, les derniers agents de la PNH retranchés dans ce poste ont dû abandonner le bâtiment avant que ce dernier ne soit partiellement incendié par les gangs le 6 décembre 2021. Un dernier coup des bandits qui, depuis, assiègent totalement le grand Sud du pays en contrôlant systématiquement la précieuse voie commerciale de la route nationale numéro 2.
Ainsi, depuis bientôt une année entière, la crise de Martissant est devenue permanente pour la population de la zone et également pour l’État haïtien qui semble s’être habitué à la situation. Ce, en dépit du blocus imposé par les gangs au sud de la capitale, du kidnapping systématique que pratiquent ces derniers, des fusillades meurtrières ou d’autres crimes odieux commises dans ces localités depuis juin 2021. Les affrontements de gangs sont devenus monnaie courante depuis l’emblématique et triste cas de Martissant.
Entre le 26 avril et le 6 mai 2022, des affrontements similaires ont éclaté entre deux bandes armées rivales dans les communes de Tabarre et de la Croix-des-Bouquets. Le bilan humain a été lourd : environ cent cinquante personnes assassinées et des milliers de déplacés. Un inquiétant présage pour les habitants de la Plaine du Cul-de-Sac.
Rappelons que le Fonds des Nations Unies pour l’Enfance (UNICEF) a estimé à plus de 1 700 le nombre d’écoles fermées dans la zone métropolitaine de Port-au-Prince en raison des violences liées aux gangs et avance le chiffre d’un demi-million d’enfants déscolarisés. Selon les données fournies par des organismes comme l’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM), ce phénomène aurait déjà provoqué la migration interne de plus de 28 000 personnes depuis 2020.
Daniel Toussaint