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À Gérald-Bataille( 3e partie)

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Il devait être dans les trois heures de l’après-midi. A Gérald-Bataille, le soleil tapait fort, donnant des étourdissements et l’envie de suffoquer. La pluie de la veille n’avait pas eu raison de la poussière. Au contraire, elle y avait ajouté de la boue.  C’était le train-train habituel. Des écoliers, des marchandes ambulantes et des passants se bousculaient et se faufilaient entre les rangées de voitures. Des chauffeurs énervés klaxonnaient sans arrêt. Et dans toute cette cacophonie et ce désordre, des marchandes se regroupaient par activités. 

La branche de Delmas 33 regroupait principalement de jeunes hommes vendant des casques, pochettes et pièces détachées de Smartphones, préservatifs et échantillons de parfums exposés dans des boîtes en verre déposées sur des tabourets, des jeunes femmes accroupies par terre qui veillaient sur une bâche au sol où s’étalaient des rouges à lèvres, des crayons à lèvres ou à paupières. Leurs principales clientes étaient des élèves qui essayaient et marchandaient. Les marchandes de produits cosmétiques affirmaient leur supériorité par le fait qu’elles possédaient un traîneau. Quelques vendeuses de vêtements de seconde main importés s’essayaient au commerce des mangues. Les vêtements étaient exposés au mur pour être valorisés et protégés tandis que les mangues, destinées à la consommation, étaient étalées par quatre ou cinq sur des bâches au sol.

La partie Maïs-Gâté accueillait plutôt des marchandes de tablettes, de sucreries, des poissons frits dans des cuvettes à moitié recouvertes, des maniocs bouillis promenés dans une brouette. Il y avait aussi l’église de Gérald Bataille qui fonctionnait paisiblement en côtoyant une boulangerie et une pharmacie. Les autres maisons hébergeaient des marchandes de meubles ou de tout autre produit d’occasion venant de l’étranger. Sur la route, un marchand pelait des cannes à sucre dans sa brouette au milieu d’un concert de mouches.

La partie amenant à Carrefour Fleuriot avait le monopole des souliers importés, des casques de téléphones et surtout de tous les faux cheveux possibles.

Et en dernier, la partie menant à Caradeux comprenait des marchandes de produits alimentaires. La place publique servait principalement de repère aux garçons chargeant les voitures et abritait toutes sortes de jeux de hasard, souvent accompagnés de commerce de grogs.

Les policiers au milieu du Carrefour, suant à grosses gouttes, tentaient tant bien que mal de réguler la circulation. Sur le terre-plein central de Maïs-Gâté, les marchands ambulants proposaient sachets d’eau, boissons gazeuses et chargeurs portables.

Tout d’un coup, les marchandes, effectuant des mouvements rapides, se mirent à rassembler les quatre coins de leurs bâches, en faisant un nœud. Elles les mettaient sur leurs têtes et s’en allaient en courant. Il s’ensuivit un mouvement de panique générale. Les marchandes décrochant le plus d’habits possibles aux murs les rassemblaient en boule sous les bras. On courait de tous côtés en évitant Delmas 33. Et le vacarme s’intensifiait du fait que certains couraient sans même savoir pourquoi. On courait d’abord, on demandait ensuite. La circulation s’arrêta net. On traversait sans regarder, courant, perdant des produits au passage, sauvant ce qui pouvait l’être. Certains riverains se plaisaient à rire.  Les passants comprirent qu’il n’y avait que les marchandes sur les trottoirs à être concernées. Ce n’étaient que les agents de la mairie qui débarrassaient les trottoirs des marchandes.

Ceux-ci ramassaient tout ce qu’ils trouvaient et lançaient les objets pêlemêle à l’arrière d’un pick-up. Ils avaient réussi à arrêter quelques vendeurs qu’ils avaient menottés, les mains derrière le dos. Certains s’étaient cachés dans l’église, ou dans les petites rues voisines. D’autres, qui n’avaient pas eu le temps de sauver leurs marchandises, s’étaient fondus dans la foule.

Quand ils furent sur le point de partir, l’un des agents croisa le regard d’une dame en sueur un peu suspecte dans la foule qui regardait. Il la reconnut. En une demi-seconde, la dame bouscula les gens, traversa Delmas 33 ; elle allait sûrement chercher asile à l’Eglise. Un des hommes la pourchassa. La circulation qui reprenait ne l’arrêta pas. La scène était digne d’une chasse à l’homme.  Il traversa la rue en courant comme la dame. Un autre le suivit, lui demandant de retourner à la voiture. L’homme n’abandonnait pas. Il était plus rapide. Il réussit à attraper la dame devant la pharmacie. Il la plaqua brutalement contre le fer forgé, en lui passant les menottes en plastique dans le dos. Tous les passants regardaient, c’était la distraction qui amuse et qui fait oublier l’embouteillage.

L’homme souriait triomphant, la ramenant au bus où l’attendaient les autres, emprisonnés, assis sur deux bancs accolés au dos. Celui qui l’attendait lui dit :

« Tu aurais pu la laisser partir, on a eu son commerce. »

Il répondit, avec la ferveur d’un travail accompli :

« Non, elle faisait partie du lot des marchandes qui encombrent la rue, elle doit être amenée elle aussi. »

La foule argumentait. Les marchandes sont la cause essentielle de l’insalubrité de la ville, pour d’autres de l’embouteillage. Certains proposaient le bâton. Tous les avis convergeaient sur un point, tout le monde se porterait mieux sans leur présence. Tous, convertis en juges, oubliaient qu’ils étaient les principaux clients des marchandes.

En montant dans la voiture la dame jeta un coup d’œil inquiet sur la foule. Elle fixa une fillette et dit :

« Za, arrête de pleurer, ta mère n’a rien volé. Va chercher Carl-Édouard à l’école. Tu es la plus grande, c’est à toi de tout gérer. Appelle ton père, dis-lui qu’on m’a arrêtée. »

Jusque-là, personne n’avait remarqué une fillette de huit à dix ans dans la foule. Elle devait revenir de l’école car elle avait encore les cheveux coiffés de rubans bleus et de barrettes blanches. Elle tenait un livre d’histoire cassé en deux dans sa main gauche. Une ironie macabre voulait qu’elle soit sur la leçon des différents types d’esclaves à St-Domingue. A deux centaines d’années de cela, elle étudiait des scènes similaires, des commandeurs fouettant les esclaves des champs, des marrons poursuivis par les patrouilleurs. Et des hommes qui courent et se cachent.

Elle regardait impuissante, droite et silencieuse, les yeux embués de larmes. Sans cligner des yeux, les larmes lui coulaient sur les joues, drues. Sa mère reprit : 

« Débrouille-toi, va emprunter. Et arrête de pleurer, je ne suis pas morte. »

La femme ne parla plus. Tête droite, assise, elle ne regardait plus la foule ni sa fille, attendant qu’on l’emmène. Vingt minutes après, Gérald-Bataille était aussi encombré qu’avant.

Extrait de « Au cœur d’Haïti » de Mariah LOMINY

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