sam. Avr 27th, 2024

Le Quotidien News

L'actualité en continue

Au cœur de la crise nationale, la question constitutionnelle (deuxième partie)

10 min read

Que dire? Que n’a-t-on pas dit?

L’histoire immédiate invite à revisiter cette exigence d’institutionnalisation située au cœur de la « transition » post Duvalier qui, d’échecs en échecs, s’est transformée en une grave crise nationale.

Aux crises politiques fréquentes il n’y a jamais eu de solution politique satisfaisante ni de réponse institutionnelle adéquate. Depuis 1987, je ne sais plus combien de fois il est question de restaurer (instaurer?) un gouvernement constitutionnel. Le pays aujourd’hui continue de vivre dans un tel danger de déséquilibre institutionnel et les pouvoirs publics sont dans une si flagrante inconstitutionnalité qu’il bascule dans l’arbitraire dictatorial et l’anarchie. Le clou de la dérive gouvernementale est la reconstitution misérable d’un CEP fantoche auquel est confiée la haute mission non seulement d’organiser des élections – ce qui serait conforme, en temps normal, à sa fonction – mais d’organiser un referendum sur un nouveau projet constitutionnel. Élaboré par qui?

Quelques observations

« Un gouvernement démissionnaire qui expédie les affaires courantes est un gouvernement à qui le Parlement a retiré sa confiance, qui ne peut donc s’appliquer qu’aux tâches relevant de la gestion journalière. Ce concept ne peut couvrir des choix politiques nouveaux. Prendre des décrets, contresignés par tous les membres du gouvernement, c’est légiférer. Légiférer consiste à concevoir ou mettre en œuvre des politiques nouvelles, légiférer modifie l’ordonnancement juridique et engage l’avenir du pays. Ceci sort manifestement du cadre de la liquidation des affaires courantes et ne peut donc émaner d’un gouvernement démissionnaire…. Pour toutes ces raisons, la Chaire estime que le Président Moïse, assisté d’un gouvernement démissionnaire gérant les affaires courantes, ne dispose pas de la légitimité nécessaire pour légiférer par décrets. » (Déclaration du 7 février 2020 de la Chaire LJJ)

« Le dysfonctionnement ou la non opérationnalisation du Parlement n’autorise pas ipso facto le chef de l’État à adopter des décrets présidentiels. L’État dispose d’un ordonnancement juridique composé de la Constitution, des traités internationaux, des lois et des décrets promulgués avant la Constitution qui ne lui sont pas contraires. Ainsi, un chef d’État est en mesure, pendant l’absence de courte durée du Parlement, de diriger valablement avec l’ordonnancement juridique existant, sans recourir à des décrets » (Joseph Léon Saint-Louis, juriste, professeur à l’UniQ et membre de la Chaire LJJ)

Et tout récemment l’apostrophe de Bernard Gousse, membre de la Chaire et Doyen de la Faculté des sciences juridiques et politiques de l’UniQ, au Président de la République, laquelle apostrophe « surgit de l’urgence qu’il y a à protester contre une machine qui semble s’être délestée de tous les freins et autres mécanismes de sécurité… ». Il constate que « La société s’est émue de la publication de l’arrêté du 18 septembre 2020 mettant sur pied le Conseil électoral provisoire et indiquant parmi ses missions celle d’organiser un référendum pour l’adoption d’une nouvelle Constitution… » Il développe :

« Un arrêté figure au plus bas de l’échelle des normes et n’est valide que pour autant qu’il se réfère et respecte les normes qui lui sont supérieures, la loi et la Constitution. L’on peine à trouver une loi régissant le référendum constitutionnel que le CEP serait chargé d’organiser. Constitution du corps électoral, majorité requise, prise en compte ou non des votes blancs, etc., rien, niet, nada. En l’absence de loi, le CEP agirait dans la plus complète illégalité et remplirait une mission qu’un simple arrêté ne saurait lui confier… Et Bernard Gousse conclut :

« Passer outre à la Constitution, alors que l’ordre constitutionnel n’est pas renversé et que le consensus n’existe pas dans le corps social sur la nécessité et les modalités d’une révision constitutionnelle, frappe cet arrêté d’une inconstitutionnalité radicale. » (Le Nouvelliste, 28 septembre 2020)

Mentionnons :

La Résolution 2020-06 de la FÉDÉRATION DES BARREAUX D’HAITI (FBH) portant sur les décrets pris par le Pouvoir Exécutif, adoptée à l’unanimité par le Conseil d’Administration réuni à l’extraordinaire le 17 juillet 2020. « La Fédération des Barreaux d’Haïti (FBH) :

« Rappelle au Président de la République et à son Gouvernement que la Constitution ne confère pas au Pouvoir Exécutif le pouvoir de se substituer au Pouvoir Législatif pour adopter des Décrets ayant force de loi ; Demande en conséquence au Président de la République de faire retrait des Décrets adoptés en violation de la Constitution ; »

La Déclaration commune en date du 22 juillet 2020, d’une dizaine d’organisations de la société civile, dont Jurimédia, ACEEH, RECIDP, etc. ) contre la publication des décrets

« Cette contestation des décrets s’explique également par le fait qu’ils sont signés d’un gouvernement de facto, et nommé sans le moindre consensus politique. De plus, pour avoir refusé toute consultation, les organisations estiment que tout débat sur le fond des décrets les légitimerait, ainsi que le gouvernement qui concentre tous les pouvoirs, au détriment des autres pouvoirs qui sont codépositaires de la souveraineté nationale (art. 59 et 60 de la Constitution). »

À ce compte, ce que je considère comme l’un des plus grands outrages infligés à la Charte de 1987 réside dans le décret du 22 août 1995 sur l’organisation du Pouvoir judiciaire. La promulgation dudit décret par le Président Aristide est intervenue à la toute fin du scrutin pour le renouvellement du Parlement (septembre 1995). Qu’à cela ne tienne, la Cour de Cassation, statuant sur un recours en inconstitutionnalité, a confirmé cette indignité dans l’arrêt du 23 juin 2000 selon lequel « le Président de la République, comme chef du Pouvoir Exécutif, a été amené à promulguer le Décret du 22 août 1995 relatif à l’Organisation Judiciaire, en lieu et place du Pouvoir Législatif parce que ce pouvoir n’existait pas à l’époque, et parce que l’Exécutif avait mandat pour ce faire, en vertu de l’article 136 de la Constitution qui l’habilitait à assurer le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l’État » et que, de ce fait, « le décret est donc conforme aux prévisions de la Constitution. »

L’article 136 était justement en train d’être appliqué, si je peux m’exprimer ainsi, puisque les élections en cours étaient destinées à rétablir le Parlement, un des trois pouvoirs d’État auxquels le peuple délègue l’exercice de la souveraineté nationale (articles 58 et 59).

J’ajoute, en me citant, des extraits de mon dernier ouvrage Les trois âges du constitutionnalisme haïtien, Éditions du CIDIHCA, Montréal, 2019, page 353 :

Des décrets et de la distorsion constitutionnelle

Le décret, comme on l’a connu dans des Constitutions antérieures (1935, 1964, 1983, par exemple) est absent du texte de 1987. Du reste, le recours aux décrets est fréquent dans des périodes de transition où le pouvoir est exercé en dehors des normes constitutionnelles. Il en résulte un grand nombre de textes dits décrets ou décrets-lois intégrés dans le patrimoine législatif. Compte tenu de l’usage que les nombreux gouvernements provisoires en ont fait depuis 1987, il y aurait grand intérêt à ce que des chercheurs, professionnels du droit, en proposent une mise à jour, un bilan critique et une mise en perspective…

Dans la Constitution de 1987 cependant, le terme décret est utilisé dans trois cas pour rendre une décision : 1) par la Haute Cour de Justice (article 188-1), 2) par L’Assemblée nationale pour ratifier des Conventions, Accords et Traités internationaux (article 276-1), 3) par le CNG « autorisé à prendre en Conseil des ministres, conformément à la Constitution, des décrets ayant force de loi jusqu’à l’entrée en fonction des députés et sénateurs … » (article 285-1)

Que faire?

On relève d’année en année des interventions de milieux politiques, associatifs; des études de spécialistes; des initiatives officielles et citoyennes visant à repenser la question constitutionnelle dans le cadre des demandes répétées de refondation de la nation. Aujourd’hui, on peut dire que celle-ci fait l’unanimité au sein de toutes les organisations de combat œuvrant dans ce sens, et la proposition de repenser le cadre de l’organisation de la gouvernance du pays est inscrite en bonne place dans tout projet de pacte national, de conférence nationale ou de transition de rupture.

Ma réponse à la question que faire? Elle réfère d’abord à un engagement citoyen et intellectuel et, dans les circonstances actuelles, à mon appartenance à la Chaire Louis-Joseph-Janvier sur le constitutionnalisme haïtien.

Le 15 juin 2012, le Recteur de l’Université Quisqueya, Jacky Lumarque, a adressé à quelques collègues et à moi une longue lettre dont je reproduis ici des extraits rappelant le sens de nos fréquents échanges et les préoccupations de certains d’entre nous quant à notre responsabilité d’intellectuel et d’enseignant.

« Beaucoup parmi nous sommes de la génération sortante, comme beaucoup d’autres éminents Haïtiens qui depuis plusieurs décennies, par leurs travaux d’écriture ou leurs actes d’engagement citoyen, ont essayé et essaient encore de dire qu’il est possible qu’Haïti soit autrement, que le sous-développement chronique n’est pas un verdict sans appel, que la médiocrité dans la conduite des affaires publiques n’est pas une fatalité, que nos grands tenanciers du secteur des affaires ne sont pas condamnés à regarder Haïti comme à la fois le marché de la Croix des Bossales où l’on fait, durant la semaine, du commerce sans valeur ajoutée et Miami le pays où l’on vit sa vraie vie de famille en week-end, que la société civile n’est pas nécessairement réductible à des agences de gestion de petits projets définis en fonction des paradigmes des bailleurs de fonds, que les leaders d’opinion peuvent échapper à la captivité du « zen » politique journalier qui réduit l’information à des échanges de « sons de cloche » récurrents entre des politiciens incultes et à moralité douteuse, que les partis politiques et le Parlement ne sont pas condamnés à vivoter dans l’orbite du pouvoir exécutif à la recherche de restes, de miettes en provenance des ressources publiques dans l’usage desquels il est facile pour l’Exécutif de se montrer généreux parce que ces ressources n’appartiennent pas en propre aux gestionnaires.

Mais il est possible aussi – et c’est le sens de cette interpellation – que les universitaires ne restent pas silencieux. Il est possible qu’ils arrêtent de ruminer et de rugir en cercles fermés en acceptant le fait accompli d’une société haïtienne en déconstruction durable sous l’effet combiné des médiocres et des étrangers. C’est peut-être le moment de produire sur toutes ces questions un discours de fond, serein, scientifique pour éclairer les jeunes et témoigner, pour l’histoire de notre passage sur cette terre, à ce moment précis où notre pays se trouve dans une situation difficile et complexe au point que les jeunes ne puissent plus rêver. »

En décembre 2013, consciente de sa mission de service à la communauté nationale, soucieuse « … de ne pas séparer le travail savant de l’inquiétude citoyenne, d’ouvrir l’horizon des possibles en clarifiant et en ordonnant le champ du pensable » (Pierre Rosanvallon, La société des égaux, Points, Seuil 2011),), l’UniQ, sur proposition de son Recteur, a créé la Chaire Louis-Joseph-Janvier sur le constitutionnalisme haïtien. Étant déjà engagée dans plusieurs initiatives d’analyse et d’éclairage des questions sociétales, l’UniQ a offert sa contribution en vue de repenser la Charte de 1987, en mettant à contribution la Chaire LJJ certes, mais en s’ouvrant aux initiatives engagées, aux spécialistes divers, aux gens de terrain pour une concertation large, analytique et propositionnelle. À notre niveau, dans notre sphère d’activité, cet investissement dans la Chaire se veut un engagement intellectuel et citoyen responsable. Il devrait donc se traduire par des démarches auprès de groupes ou personnalités ciblés auxquels on proposerait le concept, des objectifs et des modalités d’action.

Deux points me paraissent d’emblée visés :

Une étude critique de la Charte de 1987 englobant son contenu et ses tribulations; un relevé de ses faiblesses, contradictions, embûches qui la rendent inopérante, en somme un bilan documentaire qui prendrait appui sur ce qui a déjà été fait, y compris les travaux de la Chaire.

La projection d’une refonte de la Charte ou d’une nouvelle Charte, qui nécessiterait la création d’une assemblée constituante. Celle-ci, dont les principaux mouvements revendicatifs font une condition essentielle de l’élaboration d’une solution de sortie de crise, ne pourrait être en aucun cas l’œuvre de la prochaine législature. Encore moins de l’Exécutif de facto, dont seul le Président de la République jouit d’un statut constitutionnel jusqu’à la fin de son mandat et dans la mesure où il reste fidèle à son serment solennel de respecter et de faire respecter la Constitution.

Il ne saurait donc être question que des élections générales aient lieu dans la situation de débâcle actuelle de la gouvernance du pays. Ce qui a fait dire à notre collègue Monferrier Dorval, lâchement exécuté le 28 août dernier, que « le pays n’est pas gouverné, n’est pas administré … et qu’avant toute chose il faut une nouvelle Constitution. ». En résonnance avec lui, convaincue qu’au cœur de la grave crise nationale se situe la question constitutionnelle, la Chaire ne peut que réaffirmer sa détermination d’apporter sa contribution à l’élaboration d’un projet patriotique d’une gouvernance démocratique haïtienne.

Prof. Claude Moïse, Titulaire de la Chaire Louis-Joseph-Janvier sur le Constitutionnalisme en Haïti

moyizo@yahoo.fr

Laisser un commentaire