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Dieuquidonne

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Dieuquidonne est un garçon maigrichon, boutonneux et serviable. En échange, on le nourrit. Il vit avec sa tante. Sa tâche consiste à aider sa tante à arranger le petit commerce au marché, et le soir à le rentrer chez elle. En milieu de journée, lui acheter sa nourriture. Elle en mangeait et lui laissait le reste. A Port-au-Prince, manger une fois par jour est une bénédiction. Après quoi, il était libre. Il avait la journée pour vagabonder et tout le monde en profitait un peu.

Il allait de temps en temps à l’école du soir. Il était alerte, savait tout ce qu’il fallait, la boutique à meilleur prix, celle qui ouvrait le plus tôt ou qui fermait le plus tard.

Il n’était pas victime de maltraitance physique. Il ne se rebellait jamais. Il endurait plutôt les mots. Ils traversaient ses oreilles et lui causaient les blessures les plus profondes. Celles qu’on ne voit pas. Les mots étaient tantôt sans conséquences, tantôt méchants. Petit à petit, il s’habituait à eux et ils devaient finir plus tard par lui donner une identité.

Il ne regardait jamais personne dans les yeux. Il s’adressait à tout le monde en fixant ses grosses sandales. Il n’était jamais fâché, même si on on le traitait d’imbécile, de bête laide, de « baka », il ne relevait jamais la tête. On trouvait qu’il était bien élevé, bien à sa place.

Sa mère, avant de le remettre à sa tante, l’avait bien éduqué. Elle lui avait enseigné toutes les bases de la soumission. « Ravèt pa janm gen rezon devan pou l’», « Pòt an bwa pa batay ak pòt an fè », « Se sou chen mèg yo wè pis », « Timoun byen elve pa gad granmoun nan je ». C’était la seule façon de le sauver, une obéissance aveugle lui épargnerait tous les coups. Tous ses enfants étaient morts en bas âge, de diarrhée, de fièvre ou mystérieusement. Dieuquidonne était le seul ayant survécu jusqu’à l’âge de sept ans. C’est pour ça qu’elle lui avait donné ce prénom. C’était un don de Dieu, un miraculé.

Pourtant, il n’était pas né loin de la capitale. En moins deux heures, on accédait à sa ville natale, Pays Pourri. Elle portait bien son nom. Une ville desséchée, sans arbre, sans eau. Il n’y avait que des bayahondes à la ronde, des ronces, des piquants. Les enfants aux cotes saillantes, ventres gonflés, quelques rares cheveux rouges sur la tête, les bras ballants. Ils se terraient à l’abri du soleil sous des maisons en terre battue ou en paille. Ils n’avaient pas la force de jouer. La terre était chaude, craquelée, hostile à tout jeu. Tout était jaune ou marron, tout était pourri. Les quelques animaux existants étaient plus morts que vifs. Les adultes descendaient à Granthier ou Fond-Parisien, cherchant quelque chose à faire pour sauver ce qui pouvait l’être de leur famille. Chaque étranger qui passait à Pays Pourri en ressortait avec une nouvelle perspective de la vie et la ferme constatation que rien ne pouvait être pire. Pays Pourri, si près de Port-au-Prince par la distance, et si loin par la technologie.

Rien n’existait, tous les jours étaient semblables. Sa mère comprit que la vie n’existait qu’en dehors de Pays Pourri. Elle le mit chez une amie de sa mère, en lui recommandant de ne jamais l’appeler autrement que « ma tante ».

Dieuquidonne achetait le grog de tous, les cigarettes, faisait les commissions gênantes. Les « arlequins » les jours maigres, pour celles qui sont trop pointilleuses pour les manger. Et quelquefois, il jouait à la loterie pour un mari que sa femme surveillait.

Pour les commissions, il avait sa routine. Les céréales s’achetaient chez Rita, elle donnait de gros « degui ». Le grog chez Zinoto, il était toujours un peu saoûl et remettait la monnaie en plus. La lessive s’achetait chez sa tante pour ne pas la trahir. Les épices chez Maquilène, elle partait tôt, mais vendait bien. C’était une de ces femmes qui se promenaient avec un panier. Les autres choses se prenaient indépendamment chez les autres.

Un jour qu’il rapportait la lessive de Man JanJan, elle lui demanda si vraiment il allait bien, elle voulait engager la conversation. Elle allait passer toute la journée, accroupie sur une moitié de bloc, à laver le linge de la famille. Elle voulait un peu de compagnie. Elle le trouvait plus frêle que d’habitude. Il répondit :

 «- Oh ! oui, tout va bien, sauf que vous savez, le hougan n’est plus là, quand il fêtait et donnait aux loas les offrandes, je n’avais juste qu’à attendre que tout soit fini, et je m’empiffrais pour un bon bout de temps.

-Oui, mais attention avec la nourriture des loas, tu vas t’attirer toutes les malédictions.

-Non, le Bon Dieu ne donne pas deux peines sans secours. Rien ne m’arrivera.

-Si tu es aussi malheureux, pourquoi tu ne retournes pas dans ta famille à Pays Pourri, « Tete pa janm twò lou pou mèt li ». Ta mère ne te laissera pas souffrir.

-Oui, je vais y retourner, je le sais, mais Man Janjan je ne peux pas y retourner sans savoir lire, et même si je ne sais pas lire, je dois pouvoir lire les chiffres, je vais avoir ma propre banque de borlette. Je veux faire quelque chose de ma vie. ».

Et comme pour se convaincre, il releva la tête et la regarda pour la première fois dans les yeux : « Oui, c’est ça, je dois d’abord savoir écrire. »

Extrait de Au cœur d’Haïti, de Mariah LOMINY

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