École professionnelle
6 min readC’est plutôt calme ce matin, je sors aujourd’hui. Je dois payer la moitié des frais d’entrée pour ma nouvelle école. J’ai eu une demi-bourse, une amie qui connait quelqu’un de l’école. C’est plus que ce que j’espérais. J’étais au bord de la folie, cela fait deux ans que j’ai terminé mes études classiques et je n’ai rien fait de concret. Et tous les autres sont, comme on dit, dans la vie active. Les réseaux sociaux sont là pour nous jeter en pleine figure leur réussite qu’on veut oublier et on a honte. Ils sont partout affichant leur bonheur. Quand ils me demandent ce que je deviens depuis tout ce temps, je leur réponds invariablement que j’ai été malade, que je vais commencer l’école hôtelière cette année. La maladie est moins honteuse que la pauvreté.
Je n’ai eu qu’une semaine pour rassembler la somme, sinon je perdais la demi-bourse. J’ai quémandé, emprunté, j’ai réussi finalement à l’avoir. J’arrive avec le papier certifiant ma demi-bourse, je paie. La secrétaire me remercie, elle me sourit ; je la trouve sympathique. Elle me donne les règlements. Maintenant, je dois avoir l’uniforme confectionné par l’école, les documents, payer les feuilles pour les examens pour pouvoir commencer. De plus, je dois payer l’intégralité des mensualités. Je rétorque que j’ai une demi-bourse, elle me répond qu’elle ne s’applique qu’aux frais d’entrée. Je prends un coup sur la tête. On ne me l’avait pas dit, je comprends mieux son sourire. Elle me fait remarquer que la date limite pour les frais de l’uniforme est dans deux semaines. Je reste polie, elle ne fait que son travail.
Je rentre chez moi, je ne sais pas comment je vais réunir la somme. Les autres ont leurs problèmes, ils m’ont déjà aidé pour la rentrée. J’essaie d’écrire à quelques cousins à l’étranger. Partout, la même réponse, M. Bill est prioritaire, pas maintenant… J’essaie avec des amis proches, pas directement, mais je leur dis que j’ai quelques problèmes en ce moment, essayant d’entamer la discussion avec eux. Ils changent de sujet. Je comprends le message. Ce n’est pas le moment. Je n’insiste pas.
Au cours des deux semaines qui suivent, un cousin m’envoie quand même quelque chose, ce n’est pas suffisant, mais il est le seul à le faire, et il me rappelle qu’il ne peut plus m’aider, c’est la dernière fois. Je comprends et le remercie. Une vieille tante me dit qu’elle en parlera à son fils, elle sait comment le convaincre, je dois être patiente et prier. Demain, c’est le dernier jour pour payer, elle me demande d’essayer d’expliquer ma situation à l’école. On est tous Haïtiens, on ne peut pas mourir sans parler. J’acquiesce.
J’y vais dans la matinée. La secrétaire me reconnait. Elle me sourit : oui, en attendant l’uniforme, je peux venir en civil, pantalon noir, chemise blanche, soulier quart de talon. Je la remercie.
La semaine d’après, toujours pas de nouvelles de ma tante, on a livré les uniformes. Je me prépare pour le premier jour.
Quand j’arrive, le choc, pour la première journée, la séance se fera dans un hôtel. C’est la secrétaire qui nous l’apprend. Je sens que mon argent ne sera pas suffisant, je repère une fille qui, comme moi, n’a pas l’uniforme. Entre marginales, on doit pouvoir se comprendre. Je lui parle, elle, elle me dit tout de suite que son uniforme est trop serré, qu’elle a dû le renvoyer. À croire que le fait de ne pas avoir payé est impudique. Mensonge ou vérité, je m’en fiche, je veux bien qu’elle me prête assez pour qu’on puisse y aller ensemble.
Elle paie pour moi, ce n’est pas un problème pour elle. Je ne la lâche pas d’une semelle. On s’assied, on attend. La directrice arrive avec plus d’une heure de retard. Elle nous parle des règlements. Il y en a beaucoup.
« Après un certain nombre de retards, exclusion sans avertissement », et moi qui ai dû me réveiller à cinq heures pour arriver à l’heure. « Les apprenantes ne doivent manger ni friture, ni pâté dans les rues, l’école a un bar », et moi qui avait déjà fait le repérage des lieux. Le bar, trop cher, ce n’est pas pour moi. « Il y a les séminaires, environ deux milles gourdes chacun. Et un autre séminaire spécial de mille gourdes avant la rentrée, pour apprendre à se maquiller et se parfumer », on doit par la même occasion acheter le parfum de l’école pour ne pas déranger les autres. Le maquillage de l’école doit être utilisé pour ne pas entâcher sa réputation. Même mon année scolaire ne coûtait pas le prix du séminaire et des accessoires réunis. « Pas de cheveux indésirables, on ne doit pas avoir de repousses, les produits pour les cheveux naturels sont aussi à vendre ». Je regarde ma tête, avec les repousses, j’ai honte, et moi qui comptais passer au naturel cette année. Ces derniers produits coûtent encore plus cher. « Pour celles qui vont en marketing et ticketing, la couleur des vernis doit être celle du rouge à lèvres ». A vendre aussi à l’école. « Pour chaque examen échoué, cinq cents gourdes pour la reprise ». Je fais le calcul du nombre de cours que j’ai. « Et les stages doivent être payés à l’avance ».
La fille à coté de moi prend ma main pour me l’enlever de la bouche. Sans m’en rendre compte, je m’étais remise à me ronger les ongles. Une mauvaise habitude que j’avais perdue depuis l’entrée dans l’adolescence. J’avais l’impression que la directrice ne s’adressait qu’à moi: « Toi, toi-même, toi-même, cette école n’est pas faite pour toi. »
Après trois heures passées à nous exposer les interdits, elle s’arrête enfin. J’ai faim. Avant de finir, elle demande à celles qui sont en règle avec l’économat de repasser à l’école, pour prendre leurs horaires de cours et leurs numéros de salle. Je sais déjà que je suis foutue.
La fille repasse avec moi à l’école, elle prend son horaire, ses documents. Je la crois enfin, elle me dit qu’elle a déjà payé pour trois mois. Elle note mon numéro sur son portable dernier cri. Elle aime bien ma tête. Insouciamment, elle me dit : « A demain », avant de partir. Elle s’en va. J’attends que tous les autres aient pris leur horaire. Je baisse le ton et explique à la secrétaire que je ne vais pas pouvoir assumer l’année. Je veux récupérer mon argent.
Elle m’explique gentiment avec le sourire que le versement est non remboursable. Par contre, je dois payer pour fermer mon dossier, sinon, quand je reviendrai, on ne me reconnaîtra pas, et il faudra que je recommence tout à zéro. J’ose demander le prix. Le même prix que pour les uniformes. Je souris. La vie me fait une bonne blague. Je n’arrivais même pas à la réunir leur somme.
Je rentre chez moi, je pense à demain. Je vais essayer de parler à ma tante. Peut-être qu’elle m’enverra assez pour tenter un cours d’anglais ou d’informatique. Cette année, coûte que coûte, je ne peux pas rester chez moi.
Extrait de Au cœur d’Haïti, de Mariah LOMINY