Entre peuple et peuple, quel peuple?
5 min readEn Haïti, le mot « peuple » est devenu un mot très à la mode depuis plusieurs décennies. Ce mot là constitue désormais le cheval de bataille de nombreux acteurs politiques. Jacques Attali, dans son article intitulé : « qu’est-ce que le peuple ? » opte pour une utilisation prudentielle de ce mot, car en fonction du sens qu’on lui donne, on peut orienter l’histoire dans deux directions radicalement contraires. Mais, au fond c’est quoi le peuple? A quelle intention utilise-t-on ce mot? Quand peut-on dire que quelqu’un fait partie du peuple ? Existe-il une dichotomie, c’est à dire d’un côté on a les gens qui font partie du peuple et de l’autre ceux qui n’en font pas partie tout en étant sur un même territoire? Ce travail est une invitation à certains de nos acteurs politiques à faire un usage beaucoup plus prudent et éclairé de ce mot en raison de sa charge sémantique.
Selon le dictionnaire Larousse, le peuple est « une multitude d’hommes qui, vivant habituellement ensemble, partagent les mêmes coutumes ». En politique, « c’est la partie de la nation, considérée au point de vue social et politique ». Pour Michel Onfray, « le peuple c’est ce sur quoi s’exerce le pouvoir, donc le peuple c’est celui qui s’en prend la figure tous les jours, c’est celui qui va au boulot le matin». Pour d’autres, le peuple « c’est la partie la moins notable, la m+oins cultivée ou la moins riche des habitants d’une même ville, d’un même pays ».
Claudia de Oliveira Gomes, cité par Gérard Bras lors d’une interview accordée à la Grande H., l’émission d’histoire de media, soutient l’idée que l’histoire de peuple ne commence pas par la démocratie (notamment dans la Grèce antique où le peuple représentait les citoyens qui pouvait délibérer dans l’Agora), mais ça avait déjà un sens chez Homère. Peuple, c’est très variable et c’est large, et ça n’arrête pas de changer et ça change en fonction des conflits politiques. En France, en mi-mai 1789, soutient encore Gérard bras, peuple était le nom encore d’un ordre, ce n’était pas même le tiers état mais le sous tiers état. Il était un objet de la politique. Cependant, avec la révolution Française, le peuple (foule qui réclamait la suppression des ordres) se substitue au Roi. Il est devenu un acteur politique, c’était la démocratie représentative où c’est lui qui devait choisir ses représentants. De façon générale, le vocable « peuple » renvoie soit à une totalité, soit à une partie d’un tout selon le sens qu’on lui accorde. Ce qui revient à dire que ce mot est polysémique.
Cependant les politiciens Haïtiens ne cessent d’utiliser ce mot sans tenir compte de ce trait de caractère. Ils l’utilisent souvent des fois dans des situations qui prêtent à l’équivoque. Quand le Président de la république d’Haïti, en l’occurrence Monsieur Jovenel Moïse parle et dit « Peuple Haïtien », a qui s’adresse-t-il exactement? Exclut-il une catégorie de la population Haïtienne? Dans une conférence de presse de l’opposition en date du 29 septembre 2019 à l’hôtel Oloffson, André Michel demande aux gens de rester chez eux et invite le peuple à prendre la rue, à qui est faite cette invitation? Les gens qu’ils invitent à rester chez eux, ne font-ils pas partie du peuple? Sur quelle base? Lors des mouvements de protestations qui ont eu lieu récemment aux Gonaïves, on avait vu le Sénateur Youry Latortue dans les rues, fait-il partie du peuple ou était-il tout simplement à côté du peuple? Quand Moïse Jean Charles dit : le peuple a parlé, de qui veut-il parler? Le Sénateur Anthonio Cheramy, assez souvent dans ses prises de parole, dit qu’il défend les causes du peuple, j’en fais partie? Quand Rosemond Jean, Evans Paul et tant d’autres acteurs parlent de « peuple Haïtien », à qui font-ils référence? Réginald Boulos, fait-il partie du peuple auquel Jovenel Moise s’adressait dans sa dernière adresse à la nation? On peut aisément constater que ce mot est utilisé dans le but de tromper et de manipuler l’opinion publique ou des adversaires politiques, de séduire et de mobiliser les forces alliées ; bref pour créer de la confusion.
Peuple est désormais une étiquette, étiquette disait Francis Dupuis-Deri dans son texte « Démocratie : histoire politique d’un mot », des mots accolés à un individu, un groupe politique, une institution pour préciser publiquement sa nature. Peuple est aussi un mot de pouvoir. Quentin Skinner, le principal porte-parole de l’école de Cambridge, reporté par Jean Fabien Spitz disait: » si nous voulons déterminer ce que l’auteur d’un texte a eu comme intention de communiquer à son public en utilisant les énoncés qu’il a utilisés, il nous est indispensable de tracer la carte des usages possibles dans un contexte donné, et pour cela, une connaissance du contexte social et politique nous est très utiles » mais il va un peu plus loin pour dire que ce n’est pas suffisant pour nous permettre de comprendre quel est l’usage que l’auteur a sélectionné. Il est clair, comme le récuse Skinner, l’idée que les concepts ont une signification, il faut les comprendre comme des actes de langage et les insérer dans les contextes de communication, et tenter de les comprendre en utilisant cette formule reste encore une tâche très difficile.
Par conséquent, vous, acteurs politiques, pour mieux faciliter une compréhension de vos discours tant à présent et pour les jours à venir, pour ne pas interpréter à sa guise vos propos, veuillez être plus clair et plus précis quand vous utiliser le vocable « peuple ». Vous êtes invités à faire un bon usage de ce substantif, à préciser à qui vous vous adressez exactement au lieu de dire tout simplement « peuple », ou dans le cas échéant, trouver un autre mot équivalent pour faire passer ce dont vous avez comme préoccupation. Il est aisé de croire que les acteurs politiques n’ont pas vraiment conscience du pouvoir des mots qu’ils utilisent. Le moment est venu pour la nation Haïtienne, elle-même, de parler en son nom propre.
De plus, en ce qui concerne la crise dans laquelle végète la société Haïtienne, je parodie Sony Lamarre Joseph qui, dans son livre « Questions Réponses : Du trou aux résultats réjouissants », plaide pour une mise en commun de ce que nous avons comme intelligence, énergie, patriotisme pour faciliter une sortie de crise ; tels sont les composantes du remède aux grands maux qui nous dévorent. Il est temps d’arrêter de nous entre-déchirer, de nous entre-tuer. Réunissons nous pour parler d’engagement communautaire et de développement durable.
Jean Guyberson LAUTURE Etudiant finissant en Science Comptable à l’INAGHEI Communicateur social en formation à la FASCH
E-mail : lauture1996@gmail.com