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Haïti : Calvaire des étudiants et professeurs face à la grande crise multidimensionnelle

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Partout à travers le pays, la population fait face à toutes sortes de problèmes qui vont de l’insécurité alimentaire jusqu’à la menace d’une mort collective.  Il y a une catégorie de gens dans la société qui subit la crise de plein fouet, mais peu de personnes directement concernées prennent la parole ou posent des actions. En effet, ce sont les acteurs du monde éducatif.

Dans les rues de Port-au-Prince, depuis maintenant plusieurs années, la peur chez les citoyens est quasiment palpable. Les écoles et universités ferment très souvent leurs portes à cause de l’insécurité et la guerre ouverte que mènent les gangs armés contre le reste de la société. Pour Max qui habite la commune de Tabarre, étudiant et professeur d’école, les mêmes histoires qui se répètent concernant les atrocités perpétrées quotidiennement dans la société deviennent lassantes.  Du fait de ses activités, il est constamment exposé au danger. 

« Je suis professeur et j’ai cours très tôt le matin. Mais à cause de  l’insécurité dans mon quartier, je suis obligé d’avoir des retards à répétition parce que je ne peux pas me permettre de traverser le quartier trop tôt. Le coût du risque dépasse largement le prix de la prévention », s’indigne Max. Pour sa famille qui n’a pas été que spectatrice, la crise pèse de tout son poids et sa sœur, qui a de justesse échappé à une tentative d’enlèvement en se sauvant de la voiture de ses agresseurs, s’en souvient encore.

Pour les étudiants qui doivent traverser plusieurs communes pour se rendre dans les universités du centre-ville de la Capitale, les difficultés sont immenses. « Les frais de transport sont un calvaire pour les étudiants. Imaginez qu’au cours de mes quatre ans d’études qui ne sont même pas encore achevées, les dépenses quotidiennes pour les frais de transport ont plus que doublé, tandis que les salaires restent  gelés et que  l’inflation bat son plein sur le marché des produits de première nécessité », se plaint Ramcesse, jeune étudiante et institutrice qui fait partie de ceux qui doivent faire le trajet Santo-Port-au-Prince plusieurs fois par semaine.

Mell-Graf, étudiant et entrepreneur à Delmas, y voit une crise multiple, un amas de problèmes non résolus.  « L’état actuel de la crise n’est que le résultat d’un ensemble de crises non résolues, qui s’ajoutent à la détérioration et à la faiblesse des institutions, aux jeux de pouvoir et aux bassesses politiques contraires aux intérêts supérieurs de la collectivité », estime le jeune entrepreneur, pour qui la crise économique haïtienne peut être résumée en deux mots : chaotique et alarmante. « Nos indicateurs économiques qui sont en rouge nous disent déjà que la situation est critique. Les investissements chutent, certaines entreprises ferment carrément, et l’insécurité alimentaire s’aggrave. En plus de tous ces maux, il y a l’insécurité qui perturbe les activités encore plus et qui empêche les échanges entre plusieurs départements », détaille-t-il. 

Mell-Graf n’est pas le seul pour lequel l’environnement économique hostile soit un problème. Pour Manuella aussi, jeune étudiante et entrepreneure, l’insécurité dans l’espace urbain constitue un frein pour les affaires et l’épanouissement personnel. « Prenons mon cas par exemple, je suis une make-up artiste, quand un client fait appel à moi pour un travail, je suis fort souvent contrainte de refuser parce que je ne connais pas la personne, ni les réalités de la zone. Et c’est à cause de l’aggravation de l’insécurité ». « De plus, je ne peux même pas sortir m’amuser un peu. Si je suis dans la rue, je dois m’empresser de rentrer avant le coucher du soleil. Il n’y a pas de loisir, on meurt à petit feu à cause du stress », s’indigne-t-elle. Pour Manuella qui habite la plaine du Cul-de-Sac, cette malencontreuse situation porte une étiquette. Selon elle, il s’agit d’une « crise de valeurs » avec une « population qui ne reconnaît plus ses valeurs et qui se laisse manipuler par des politiciens sans scrupules. J’aimerais adresser un message à toute notre société en nous appelant collectivement à prendre en main notre avenir et à nous former. Notre crise actuelle tient en grande partie du fait des défauts d’éducation ».

Du coté de Dame-Marie (Département Grand’Anse), dans la pointe Sud-Ouest du pays, c’est une situation économique qui dégénère à grande vitesse, pouvant entrainer des effets environnementaux graves. Kendy MISCADIN, étudiant en Sciences administratives à Dame-Marie crie au scandale pour sa commune qui est en proie à un phénomène désormais commun à tous les milieux provinciaux : la coupe du bois pour en faire du charbon, alternative économique pour des familles qui ne peuvent plus supporter dignement le coût de la vie. Les récoltes ne sont plus garanties dans la commune, le temps de production et les recettes ne suffisent plus à assurer le quotidien, alors le charbon de bois devient une première option, et l’environnement en pâtit, avant que le retour du bâton ne vienne frapper les mêmes qui s’en servent malheureusement. 

Pour la crise politique qui ronge le pays depuis des décennies, l’étudiant voit au problème une solution haïtienne qui puisse aller au-delà de la propagande dans les espaces publics. « Toutes les couches de la société doivent se mettre ensemble autour d’une table pour parvenir à un protocole d’accord qui nous donnera le moyen d’identifier et de résoudre les vrais problèmes du pays. C’est ça la voie démocratique que nous devons prendre. Nous sommes des êtres libres et par conséquent, nous devons pouvoir déterminer par nous-mêmes si les choses vont s’améliorer ou empirer pour nous », dit-il. L’étudiant poursuit : « Si tous nous acceptons de bien jouer notre partition, dans pas longtemps on devrait entrevoir l’espoir à l’horizon ».

Par ailleurs, pour Hugues-Kapè à la Croix-des-Bouquets, professeur de philosophie, de méthodologie littéraire et d’art oratoire, cette crise est une catastrophe, elle est totale, complexe, presqu’énigmatique. « Feu le professeur Lesly Manigat voyait la crise comme étant le résultat de trois crises distinctes. D’une part, une crise politique issue du processus de démocratisation, d’autre part, une crise du processus de modernisation, mais aussi une crise de survie. À cela, j’ajouterais une quatrième crise distincte que le professeur a sûrement dû souligner implicitement dans sa démarche : Il s’agit de la crise profonde et essentialiste de « l’être Ayitien » et c’est une crise identitaire, culturelle et civilisationnelle ». 

Hugues-Kapè semble aussi être touché dans son intimité par la crise, mais espère. « Cette crise a pourri psychiquement, socialement et économiquement tout mon quotidien et celui de mon entourage. Nous vivons dans l’inquiétude et dans la peur. […] Dans cette galère catastrophique que nous vivons, personnellement, seules mon abstraction et ma réflexion feront mon bonheur. Mais malgré tout, je crois encore que c’est en entamant un nouveau combat plus sérieux que nous mettrons fin à cette situation « maléfique » comme société ». 

Cette peur est aussi commune à Jephtanie, native de St Louis du Sud, venue étudier la Diplomatie et les Relations Internationales à Port-au-Prince. « Nous vivons dans une peur constante. Nous nous inquiétons de notre sécurité, de ce que nous allons manger à cause de la hausse des prix des aliments. Cette crise perturbe de plus en plus l’envie des plus jeunes de rester dans le pays et de travailler pour son relèvement». Jephtanie lance de ce fait « un appel à une volonté nationale forte » et ordonne à « toutes les autorités de ce pays d’endosser leur responsabilité ».

Pierre BUFON, Pasteur et professeur de sciences sociales dans les écoles, lui aussi espère que la population saura faire face. « Une prise de conscience s’avère nécessaire. Repenser nos institutions : la famille, l’école, l’église, en inculquant à la génération future des notions de civisme, de patriotisme, tout en développant chez eux le sentiment d’appartenance à ce coin de terre qui est le nôtre.  Rien n’est encore perdu, mais il faut agir vite en commençant dès maintenant », estime le professeur. « Il est quasiment impossible de se donner un moment de loisir en famille ou avec des amis. Vu que l’on ne vit plus, cela impacte sérieusement notre capacité à produire convenablement, tant au niveau intellectuel qu’au niveau matériel », regrette-t-il.

Cependant, Djim GUERRIER de la Croix-des-Bouquets, professeur et économiste, ne croit pas qu’une solution rapide soit envisageable car la crise a déjà atteint un niveau où sa résolution ne pourra pas avoir lieu à court terme. « Je ne veux pas me positionner en fataliste – dit-il – ni en prophète de malheur, mais c’est un fait ». Les conséquences sociales aussi sont très profondes selon l’homme qui témoigne de ses propres expériences. « Aujourd’hui, j’ai peur de mon propre entourage. Chacun s’enferme dans son cercle et considère le voisin comme une menace potentielle. Voilà à quoi se réduit le quotidien haïtien aujourd’hui ».

Frislin, jeune étudiant au Cap-Haïtien, souhaite appeler la population à travailler pour son propre bonheur et à croire en l’avenir. « Je souhaite une prise de conscience collective et le réapprentissage de l’amour pour la patrie, car nous devons nous doter d’une nouvelle forme de gouvernance qui redéfinira la vie des citoyens haïtiens, mais aussi nous aurons besoin pour cela d’une population coopérative ».

Clovesky André-Gérald Pierre

cloveskypierre1@gmail.com

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