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Haïti fait face à une insécurité du niveau de défense, pas seulement du niveau judiciaire, selon James BOYARD

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L’insécurité en Haïti semble atteindre son paroxysme. Cependant, pour le professeur James BOYARD, expert en sécurité, stratégie et défense, la situation peut encore empirer et déjà, le pays représente une menace pour la stabilité de la région.  « Aujourd’hui, estime le professeur, nous faisons face à une insécurité du niveau de défense, pas seulement une insécurité du niveau judiciaire ».

Le phénomène de l’insécurité auquel fait face le pays depuis des années ne cesse de s’aggraver de jour en jour. Éléments phares de ce phénomène, le kidnapping et les assassinats représentent désormais les pires cauchemars de milliers de familles qui en sont victimes, qu’elles soient haïtiennes et étrangères. Le professeur James Boyard, lors d’une interview accordée à la rédaction du journal Le Quotidien News, estime que nous ne faisons plus face à un kidnapping traditionnel, c’est-à-dire ciblé et pragmatique, mais qu’il s’agit désormais d’un kidnapping massif afin de créer un effet déstabilisateur dans la société. 

Derrière cet état de fait, le professeur voit ce qu’il qualifie une « main politique » qui, dans l’ombre, tire profit de la situation. Le phénomène semble être un projet, une situation voulue par certains, et qui provient d’une intention politique qu’il conviendrait de classer comme étant purement et simplement du terrorisme. « Par le fait qu’il y ait aujourd’hui une motivation politique derrière le kidnapping, on passe du kidnapping empirique à un kidnapping symbolique, c’est-à-dire un kidnapping politique », a fait savoir le professeur. 

Une responsabilité partagée

Pour l’expert en sécurité, cette situation est le résultat d’un ensemble de choix effectués au cours des dernières décennies par de mauvais dirigeants qui n’étaient pas à la hauteur de leurs tâches. Soit parce qu’ils n’avaient pas eu le courage de prendre les mesures qu’il fallait, soit par défaut de compétence et d’intelligence politique qui leur auraient permis de comprendre le problème et d’imaginer des solutions susceptibles de le résoudre. La responsabilité revient aussi aux citoyens qui, selon lui, ne se sont pas dotés de dirigeants à la hauteur de leurs attentes et des tâches à accomplir. 

« Nous sommes tout simplement en train de récolter ce que nous avons semé au cours des deux dernières décennies. Nous collectons aujourd’hui les résultats de toutes les mauvaises pratiques et décisions prises tant dans le secteur privé que dans le secteur public. Que ce soit en tant que citoyens, que ce soit en tant que dirigeants », regrette le professeur BOYARD. 

Une crise à requalifier 

Pour M. BOYARD, la situation s’est aggravée à un point tel qu’il ne s’agit plus d’une crise de sécurité relevant du niveau judiciaire, mais qu’elle  a dégénéré en une « crise de sécurité du niveau de défense ». Il explique : « Il y a une nette différence entre les menaces de sécurité de niveau judiciaire et les menaces de sécurité de niveau de défense. Les menaces de sécurité judiciaire sont celles auxquelles fait face n’importe quelle société. L’État se dote d’institutions telles que la police, les cours et tribunaux de droit commun pour réprimer et combattre le phénomène. Mais quand la crise de sécurité atteint un niveau de défense, elle dépasse les moyens ordinaires utilisés par les États pour la combattre. Et notre problème à nous, c’est que nous n’avons pas encore catégorisé la crise actuelle comme étant une menace de sécurité de niveau de défense, et par conséquent nous utilisons des moyens ordinaires pour combattre un phénomène extraordinaire ».

Étayant ses affirmations, l’expert rappelle une série de caractéristiques que revêt la crise et qui représentent des menaces de sécurité nationale. Parmi elles, « l’assassinat d’un Chef d’État en fonction »; la prolifération de gangs armés « territoriaux » faisant perdre au gouvernement central sa souveraineté sur plusieurs parties du territoire national; ces gangs ont un niveau d’organisation et de hiérarchisation similaire à des groupes militaires rebelles et exercent une violence de haute intensité contre les forces de l’ordre; ces gangs armés emploient une violence de nature prédatrice, voire génocidaire contre la population civile (ce qui est en soi une menace contre l’une des ressources vitales de l’État et une violation des Droits humains) ; la revendication par les gangs armés d’intérêts de plus en plus politiques les positionnent davantage comme rebelles armés ; le déplacement forcé de plusieurs milliers de citoyens résidant à Martissant est une violation du 2e Protocole additionnel relatif à la protection des membres de la population civile ; l’exode de milliers d’autres citoyens haïtiens à l’étranger afin d’échapper à la violence des gangs crée une crise de l’immigration (ce qui peut être interprété comme une menace à la sécurité régionale); l’utilisation d’un kidnapping de masse suivi de viols collectifs sur les femmes et les filles comme arme symbolique pour créer une situation de terreur au sein de la population civile (ce qui peut être assimilé à du terrorisme et à une violation du 2e Protocole additionnel relatif à la protection des membres de la population civile) ; etc.

Aux grands maux les grands remèdes

La crise a atteint un niveau tel qu’il est inconcevable de la solutionner au moyen des mesures ordinaires et de niveau judiciaire. « Face à une crise de sécurité de niveau de défense, il convient d’utiliser des ressources et des moyens extraordinaires qui ne peuvent être mobilisés que si le Gouvernement décrète un régime d’urgence qui peut prendre la forme soit de l’état d’urgence, soit de l’état de siège », a fait savoir l’expert qui, dans ce cas, tranche formellement en faveur de l’état de siège. L’état de siège, selon lui, conviendrait mieux parce que la situation est celle d’une guerre à laquelle se livrent les gangs entre eux, mais aussi contre les forces publiques. « Nous faisons face carrément à une situation de guerre », dit-il.

Chacune des caractéristiques citées précédemment permet d’évoquer légitimement « l’état de siège », plutôt qu’un simple état d’urgence d’après le professeur, ce qui permettra de mobiliser des moyens exceptionnels et de recourir à un pouvoir de Police plus rigide pour faire face à la situation.  En instaurant ce régime spécial, le professeur suggère durant le temps de sa mise en œuvre, l’application d’une série de mesures spéciales. « Mobiliser de plein droit l’embryon des Forces Armées D’Haïti (FADH) sur le sol national dans le cadre d’opérations armées; Interdire les manifestations pendant le temps de l’état de siège; Censurer certaines informations de la Presse; Acquérir à l’étranger des moyens armés au profit des Forces de l’ordre en dehors des procédures de marché public; Mettre en place une prime de risque exceptionnelle pour les membres des unités opérantes, en dehors des principes ordinaires des finances publiques; Assurer un contrôle strict des déplacements de la population dans certaines zones pour éviter toute violation des Droits humains; Renforcer les règles d’engagement de la Police; Établir une juridiction pénale spéciale afin de poursuivre les membres des gangs; Réquisitionner dans le privé les ressources et techniques nécessaires pour mettre en place la logistique indispensable à la conduite de cette guerre contre les gangs; Assurer une mobilisation et une vigilance citoyenne afin de localiser et de neutraliser les éléments en fuite dans les autres départements ou quartiers ; etc. »

Faire la guerre aux gangs, une nécessité vitale, mais il faudra aussi empêcher le phénomène de ressurgir. De ce fait, le professeur suggère des parades d’actions en trois dimensions. Les mesures évoquées correspondent à une première phase où il convient de neutraliser physiquement les gangs.

Ensuite, il faudra des mesures à moyen terme lorsqu’il s’agira de mobiliser le pouvoir judiciaire afin d’envoyer les coupables, acteurs et complices en retraite pénitentiaire.

Et pour finir, dans une démarche à long terme, empêcher le phénomène de ressurgir. Aujourd’hui, de jeunes enfants et des citoyens paralysés par ce phénomène se donnent les chefs de gang pour modèle de réussite, en l’absence d’infrastructures propices à leur épanouissement. Il faudra donc, toujours selon le professeur, que l’État s’engage à installer les infrastructures de base nécessaires pour arriver à une transformation et une prise en charge de la façon de voir de la population des quartiers populaires.

Clovesky André-Gérald PIERRE

 cloveskypierre1@gmail.com

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