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HAITI : TERRE DE L’IMPUNITÉ :que faut-il faire pour qu’Haïti cesse d’être un pays pauvre et corrompu ?

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Depuis des décennies, la corruption est traitée dans les sphères nationales et internationales comme un fait social récurrent et  aux nombreuses conséquences, et beaucoup sont  ceux qui prétendent ne pas en souffrir. Il faut reconnaitre que déjà c’est là une bonne chose, car le monde se trouve à un carrefour de son histoire où  l’on doit exiger des  dirigeants l’éradication de ce fléau  de manière urgente. La corruption est définie comme étant : « l’abus de pouvoirs conférés par une fonction publique à des fins personnelles ». Cela peut paraître simplificateur.  

A l’aube des années 90, plusieurs initiatives ont été prises dans la mise en œuvre d’une politique publique internationale de lutte contre la corruption au niveau national, régional et international. Cette initiative a intensifié l’élan d’une coopération au niveau mondial, débouchant sur l’élaboration d’une Convention de l’organisation de Coopération et de développement Economique (OCDE) sur la lutte contre la corruption.

La corruption, un virus endémique pour paraphraser Cédric BERNARD, qui affecte la matrice du peuple et qui sape les bases de la démocratie en Haïti. On constate que l’intégrité des élus du peuple, celle des membres de la société civile, des employés, cadres et hauts fonctionnaires de l’État est affectée par ce virus. Face à cela, une nouvelle approche s’impose. Car pour construire la nouvelle société haïtienne, il faut être comptable de la protection de la sécurité et de celle des autres en luttant contre la corruption, les incivilités et les violences. Donc, se dire contre ne suffit pas, il faut contribuer à la rupture totale d’avec ce système destructeur, selon le professeur/chercheur en droit pénal et procédure pénale, Guerby BLAISE. Ainsi, le combat contre la délinquance économique et financière ne réside pas seulement dans la parole, dans les foras, mais surtout dans l’action et dans la répression la plus sévère. 

Haïti ne peut pas être un pays de grandeur sans adopter la reddition de comptes. Or, Le phénomène de l’impunité est comptable de l’assassinat du Père de la Patrie au lendemain de l’indépendance. La génération post-86 n’a rien fait pour enrayer ce fléau devenant endémique. À la place de son élimination, elle préfère son institutionnalisation. La corruption  gangrène viscéralement la vie quotidienne du peuple. Certains de nos dirigeants en deviennent son apôtre et son bienfaiteur au détriment de l’intérêt collectif. À preuve, aucun grand procès sérieux contre la corruption n’a eu lieu depuis  la mascarade appelée « Procès des Timbres ou de la Consolidation ». Haïti, malheureusement n’est pas un pays  exemplaire de ce point de vue-là.

Pour paraphraser l’éminent avocat Me Gérard GOURGUE, après sa plaidoirie au procès des Timbres en 1975. Celui qui devait être, selon lui, le deuxième grand procès anticorruption du 20e siècle en Haïti, après le procès de consolidation en 1904 sous la présidence de Nord ALEXIS. Il eut à dire : « Une seule note positive au tableau de cette comédie des horreurs. Dans une entrevue accordée à Jean-Claude BOYER, du Nouvelliste, trente ans après le procès, Gérard GOURGUE soulignait que, dès la reprise des cours à l’Université en octobre 1976, il notait un engouement manifeste pour les études de droit. Le calibre des plaidoiries, l’à-propos des réparties, les stratégies des plaideurs et la hauteur de certains débats avaient eu raison de la laideur du comportement des faussaires et de leurs complices. » Ainsi, ma génération a un rendez-vous avec l’histoire sur un probable troisième plus grand procès anticorruption du 21 e siècle, le procès Petrocaribe. Car, en matière de corruption, le pays connaît chaque année de nouveaux sommets, comme le montrent les rapports de certaines institutions internationales spécialisées comme  Transparency international.

Ce phénomène se développe spécifiquement lorsque les institutions de prévoyance ou de contrôle sont en position de faiblesse ou inexistantes. Il est étroitement lié à une mauvaise gestion des affaires publiques. La corruption devient un système et est parfois répandue quand il y a absence de moyens législatifs adéquats, d’instances judiciaires spécialisées ou d’instances de contrôles autonomes, de moyens d’information professionnels et de représentants de la société civile indépendants. « Tout se passe comme si la corruption était perçue à la fois comme un scandale, cause de la défiance à l’égard des institutions, et comme une fatalité, un mal honteux sur lequel il vaut mieux ne pas trop s’attarder » souligne avec consternation Pierre LASCOUMES en introduction de son étude sur l’aspect corruptible de la démocratie. Toutefois, il parait judicieux de focaliser notre regard sur ce vice et virus qui affectent les relations entre les élus du peuple et le peuple lui-même (un vote vaut mille gourdes), et par voie de conséquence le mandat lui-même.   

Ce virus politique s’affirme avec le procès des Timbres et se montre très percutant si on tient compte de sa puissance ; car, peu de temps après, les condamnés sont devenus les principaux responsables de l’administration publique. « La corruption, précisent Antoine GARAPON et Denis SALAS, est à une démocratie ce que le parjure est à une société d’honneur, c’est-à-dire sa négation même ». Partant, le phénomène corruptif tendrait à nier l’existence même de la démocratie.

Haïti traverse une crise socio-économique majeure à nulle autre pareille depuis que l’on se livre à l’institutionnalisation de ce fléau comme règle au vu et su de tous sans être inquiété. Car la crédibilité de nos institutions est profondément ébranlée. Les autorités qui se bousculent successivement au pouvoir, n’ont rien fait pour être à la hauteur des défis pour lesquels ils réclament le mandat du peuple et pour mettre fin à cette pratique infernale qui handicape le développement socio-économique du peuple. Cet appel à la responsabilité est d’autant plus  nécessaire que des promesses floues relatives à la lutte contre la corruption ont été faites. La lutte contre les délinquants à col blanc doit être la priorité absolue de la société et de l’État en particulier. Le peuple haïtien a des exigences tout à fait légitimes quant au bannissement total de l’impunité. Cette situation infernale qui règne dans l’administration publique haïtienne doit cesser. Les dilapidateurs des fonds du peuple circulent en toute impunité au vu et su de tout le monde. Ils ne se sont même pas inquiétés. Ils ont tous un chèque en blanc sous le couvert de l’immunité ou sous la haute protection de l’État, puisqu’ils sont appelés à se reproduire et se renouveler à chaque période électorale, période pendant laquelle le peuple serait appelé à prendre en charge son destin. C’est pourquoi une vraie réforme de l’État, se   fondant sur la reddition de compte, le challenge et le résultat, s’impose en l’état actuel.

Le faible salaire d’un fonctionnaire peut-il engendrer la corruption ?

Rien ne vaut la dignité d’une personne. Le salaire n’a rien à voir avec une vie saine et irréprochable. La corruption est l’opposée de la bonne gouvernance et de l’État de droit. Elle n’engendre que de l’indignité pour les peuples et de la pauvreté. La misère ou le maigre salaire ne peuvent en être la cause. Le problème est beaucoup plus profond car on dirait que cela est dans l’ADN de l’être haïtien. On se rappelle bien de cette fameuse déclaration : « Plume la poule, mais ne la laisse pas crier », prêtée à JJ Dessalines. Cela nous fait justement comprendre que la corruption n’est pas un phénomène nouveau dans le ciel haïtien. Cette tolérance est due  à cette politique de laxisme, de clan, du tout banaliser et de l’impunité se manifestant sous la forme : « lese grennen et kase fèy kouvri sa ». Force est toutefois d’admettre que la coopération internationale, en matière de lutte contre la corruption, se fait aussi complice du phénomène. Non seulement, elle n’a aucune part active aux velléités de plus en plus exprimées en vue d’éradiquer la corruption mais elle ne cesse de faire des largesses aux gouvernements, protégeant la délinquance à col blanc sous la forme de l’impuissance de l’État. En clair, il y a de sa part un manque de prise de conscience non affirmée face à l’impuissance de la justice haïtienne dans la recherche de ces fonds injectés dans l’économie du pays. C’est pourquoi  je fais dans mes  publications un plaidoyer depuis bientôt huit (8) pour une magistrature spécialisée. Une loi portant création d’un Parquet National Financier (PNF) et des pôles de spécialisation dans les dix-huit (18) juridictions des tribunaux de Première Instance et Cours du pays en charge des dossiers à caractère économique, financier et fiscal se fait encore attendre. Le PNF aura pour rôle de traquer la grande délinquance économique et financière. Son champ de compétence recouvrira les types d’infractions suivantes : la corruption, le trafic d’influence, le favoritisme, le détournement de fonds publics, les atteintes aux finances publiques, comme la fraude fiscale aggravée, le blanchiment, l’escroquerie concernant la Taxe sur le Chiffre d’Affaires (TCA) et les atteintes au bon fonctionnement des passations de marchés publics et de marchés financiers. Le Procureur du PNF aura un mandat de 7 ans non renouvelable, il sera nommé par l’exécutif sur avis conforme du CSPJ. De plus, aucun effort n’est fait jusqu’à date pour persuader ces grands délinquants. Aucune enquête n’est ouverte contre eux à l’étranger pour biens mal acquis. Aucun procès n’a lieu. Aucune saisie de biens non plus. La communauté internationale semble se convertir en réservoir où se perdent les fonds volés dans les pays dits en développement.

Face à ce calvaire : que faire et comment faire ?

La réponse doit être institutionnelle, législative et budgétaire. Si l’on tient compte de la réalité factuelle, réelle et actuelle, il faut procéder par une approche comparative.  L’Unité de Lutte Contre la Corruption « ULCC » doit être au cœur de notre action et démarche. Son renforcement législatif, administratif et structurel est impératif et ne doit souffrir d’aucun retard. Elle doit être une véritable machine de guerre bien armée et doit être capable de travailler en toute autonomie et indépendance en matière d’enquête.  C’est pourquoi  je propose que le Directeur Général de l’ULCC soit d’abord un (e) Magistrat(e) de carrière spécialisé en crimes économiques et financiers, mais mis à disposition de l’institution avec un mandat de 6 ou 7ans, renouvelable une seule fois. Ce mandat constituera une véritable garantie et indépendance du titulaire de cette direction face au pouvoir politique. Ainsi, il sera doté d’une compétence nationale et territoriale. Ses cadres seront recrutés sur concours sous le leadership du DG et de son staff. Il sera nommé ou confirmé à son poste par arrêté présidentiel, sur avis conforme du Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire (CSPJ). Il faut rapporter le décret du 12 septembre 2004 portant création de l’ULCC au Parlement afin de lui conférer le statut d’une loi. Je suggère enfin, qu’un service de formation continue spécialisée soit créé au sein de l’ULCC au profit des enquêteurs et cadres de la Direction des Opérations de l’institution. Des magistrats/formateurs spécialisés seront recrutés à cet effet pour la préparation des modules de formations. Et, une Direction de la Transparence de la vie Publique (DTP) doit être aussi créée. Elle aura pour mission de contrôler le patrimoine de tous les fonctionnaires et hauts dignitaires de l’État avant leur rentrée en fonction et aussi d’après selon ce qu’exige la loi sur la déclaration de patrimoine. L’avis de l’ULCC via sa DTP comptera quand il s’agit de la ratification de choix d’un (e) premier (e) ministre et de son gouvernement.  Entre autres, moi, j’opte pour un changement de nom qui serait  l’Office de Lutte contre la Corruption (OLCC) en lieu et place de l’Unité de Lutte contre la Corruption. J’en profite pour saluer l’initiative de l’actuel Directeur Général pour avoir organisé la première séance de formation continue sur les techniques de perquisition à l’intention des enquêteurs de l’ULCC en septembre dernier. Pour clôre, il faut que les délinquants à col blanc sachent que l’argent n’as pas d’odeur, certes, mais que son odeur peut tuer et détruire.

En effet, il serait probablement irréaliste et prétentieux de ma part de prétendre formuler des recommandations, d’une part, à des autorités judiciaires empêtrées dans leur soumission au pouvoir politique depuis au moins 1957 et, d’autre part, à une société civile  atomisée par des divergences apparemment insurmontables. Mais, non. Non, Non ! Je crois encore dans un avenir meilleur. Car la génération  dont  je fais partie doit faire quelque chose. Et, nous le devons à notre Pays.

En conclusion, la justice précède le développement. Car ce n’est pas parce qu’un pays est riche et développé que sa justice est forte, c’est plutôt parce que sa justice est forte qu’il est devenu un pays riche et développé. Haïti  peut devenir un pays riche si la justice se relève, et si les citoyens se rapprochent de leur justice formelle et refont confiance aux acteurs.       

Bibliographies :

Décret du 12 septembre 2004 créant l’Unité de Lutte Contre la Corruption (ULCC)

Loi du 12 mars 2014 portant prévention et répression de la corruption

OCDE, affairisme : la fin du système : comment combattre la corruption, publication en septembre 2000.

Lascoumes, 2011 p. 8.

Le système judiciaire haïtien face au procès du siècle, Le Nouvelliste : 24 juin 2019, Ikenson EDUME Délinquance économique et financière : le CSPJ se prépare pour le grand combat ! 2020

Me Ikenson EDUME

Magistrat spécialisé en crime économique et financier

Professeur de droit des affaires à l’Université d’État Haïti (UEH)

Président du Réseau National des Magistrats Haïtiens (RENAMAH)

edumeiekenson@gmail.com

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