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L’entretien

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Ils m’ont appelée. J’avais déposé mon cv et une lettre de motivation dans cette grosse entreprise, le vendredi. Aujourd’hui, lundi, début de la semaine, on m’appelle déjà pour une entrevue. C’est la première fois qu’on m’appelle si vite.

Cela n’a pas été facile. Le travail consistant à chercher un travail demande une grande organisation. J’avais perfectionné ma technique au bout de quelques semaines. Il faut répertorier toutes les entreprises voisines, pour dépenser le moins possible en transport. Ensuite, je m’habille toujours chic, j’essaie toujours de bavarder avec les agents de sécurité. Une fois, l’empathie créée, on essaie d’entrer. Certains m’y autorisent, d’autres non. Le plus souvent, ils flirtent ouvertement, je rie, essaie de tout prendre à la dérision. Si on me laisse entrer, je dois faire face aux secrétaires. Mon approche est toujours la même, quelques compliments sur leur tenue ou leur maquillage, ou les féliciter pour l’organisation de leur bureau. Généralement, elles prennent mon dossier et me promettent de faire le suivi. Mais, les personnes les plus importantes sont les hommes et les femmes de ménage. Plus ils sont vieux, mieux c’est. Si j’en croise un, je l’amadoue, lui donne mon numéro, et ce sont généralement eux, qui, aux portes, savent quand il y aura des recrutements. Et surtout je leur garantis que je suis une bonne personne, je serai donnant les fins de mois.

Les rares fois où l’on m’a appelée, je n’ai pas eu le poste. Mais cette fois, j’ai une bonne intuition, on ne m’a jamais rappelée aussi vite. Dans ma lettre de motivation, j’avais demandé un entretien à leur convenance. L’homme avait décidé que c’était pour ce mercredi, 10h30. J’ai accepté. Au moment de raccrocher, je me rappelais qu’il ne me restait plus que cinquante gourdes. Je devais économiser jusqu’à l’entretien. Le calcul fut vite fait. Pour trois jours, quinze gourdes de pain, dix gourdes de sucre, cinq gourdes pour le gallon d’eau traitée, et vingt gourdes pour le transport. Il me fallait quarante gourdes pour le transport. Mais je ne pourrai pas passer trois jours sans rien prendre. Je pouvais attendre jusqu’à mercredi.

Aujourd’hui, j’en mangerai la moitié, avec un peu d’eau sucré. Allongée sur le dos, je rêvassais à cet entretien, l’homme avait été aimable au téléphone. Je devais pouvoir y arriver. Je révisais les questions de routine auxquelles je m’attendais. J’étais incollable maintenant dans les entretiens, j’en avais eu plus d’une vingtaine. Un an que j’en passe.

Mardi, en mangeant un autre morceau de pain, je constatais qu’il sentait déjà le moisi ; il y avait même une partie qui virait au vert. Je retirais le bout et mangeais le tout. D’ici le lendemain, il serait tout vert et je perdrais l’argent. Dommage, le pain était frais hier, je devais pouvoir me retenir, j’avais mangé pendant deux jours consécutifs. J’attendis l’électricité, pour repasser mon tailleur. Je devais mettre une jupe, forcément, je ne voulais pas tout faire foirer parce que le recruteur n’aime pas les femmes en pantalon.

On ne donnait pas ce foutu courant. J’attendis que la voisine avec son nourrisson finisse par lui faire son souper, je pris un peu de son charbon allumé, je le mis dans une vieille casserole en aluminium et je m’appliquais à repasser mon tailleur. Le fer à repasser à charbon avait le fond rouillé, je ne voulais rien tenter, de peur de brûler mon tailleur. Je nettoyais pour la énième fois mon unique paire de souliers à talons. Ils m’avaient coûté cher, mais ils valaient la peine. Ils sont noirs et vernis, adaptés à toutes les sorties. Je dormis mal ce soir-là, j’étais stressée ; si j’obtenais le boulot, je devais emprunter pour pouvoir m’y rendre le premier mois, et j’avais déjà tellement de dettes.

Cette fois, je dois réussir. Je me lève tôt, je récupère un peu d’eau de pluie et du savon lessive pour me laver. Je prends soin de bien me frotter les aisselles, je n’ai pas de déodorant. Cela fait deux semaines que je n’en ai plus. Le même savon me sert de dentifrice, le gout âcre et amer me reste dans la bouche. En m’habillant, je me rends compte de ma perte de poids, je flotte dans ma jupe, je l’attache à l’intérieur, avec une épingle.

J’ai un vieux magazine qui a des échantillons de parfum. Je le mets dans mon sac avec un peu d’eau dans un bidon, un morceau de tissu pour mon visage, mes souliers. Je mets des sandales pour la route. Je dois faire deux trajets à l’aller, vingt gourdes. Je sors tôt, le premier est le plus court, je le fais à pied. Arrivée à la station, je prends une camionnette, mes pieds sont sales, poussiéreux. Le chauffeur s’arrête à mi-chemin, pour faire la recette. J’inspecte longuement les passagers. J’attends que l’un d’eux donne cinq gourdes pour tester la réaction du chauffeur. Tout le monde paie, à contrecœur, je lui donne le billet. Je laisse les deux pièces de cinq gourdes pour le retour.

Je descends quelques maisons avant d’arriver à la compagnie ; je trouve un coin, je m’essuie le visage, remets du maquillage. Je n’ose pas mettre du rouge à lèvres, je ne sais pas sur qui je vais tomber. J’imbibe le tissu d’eau et nettoie mes pieds. Je chausse mes souliers. Et en guise de touche finale, je trempe mon magazine et me l’applique sur la peau. J’espère que ça tiendra une heure, le temps de donner une bonne impression. Je renifle mes aisselles, ça peut passer. Je joins mes mains en coupe sur ma bouche et mon nez, je souffle, mon haleine est putride. Je bois un peu d’eau et, la tête haute, je me dirige vers l’entrée.

L’agent de sécurité se souvient de moi. Je le salue, lui fais quelques blagues et échange ma pièce d’identité contre une carte de visiteur. J’avance d’un pas assuré, tout est dans la première impression. La secrétaire me sourit, elle est ravie qu’on m’ait appelée, elle annonce mon arrivée. Et j’entends une voix dans la pièce arrière qui me dit d’entrer.

J’entre et salue l’homme, c’est la voix du téléphone, un monsieur dans la cinquantaine, Marlot. J’observe attentivement sa physionomie, à la recherche de quelques signes pour savoir l’attitude à adopter. Il est plutôt neutre, souriant. Assis, on revoit ensemble mon cv, il est épaté, mon parcours universitaire lui plait. Je m’attends aux habituelles questions sur ma condition matrimoniale, mon absence de progéniture, les taches annexes que je suis prête à faire. Le bonhomme s’en fout pas mal, il ne fait même pas attention à ma tenue ni à ma féminité, il me parle de philosophie, d’art, des nouvelles technologies. La conversation est plaisante.

Il me fait remplir tous les formulaires nécessaires. Il est même désolé de ne pas avoir de poste à mon niveau, il me donnerait un poste de supervision. La question épineuse arrive, la question du salaire souhaité. Après une année à chercher du travail dans mon domaine, toutes mes prétentions sont vaines. Je veux un travail, n’importe lequel.  Je sais que c’est un travail manuel, sportif même, qui ne correspond pas à ma formation universitaire. L’essentiel, c’est d’avoir un salaire au plus vite. J’hésite, je ne veux pas descendre trop bas, et me faire exploiter, ni trop haut et ne pas avoir le poste. Je laisse mon deuxième cerveau me dicter celui qui est au creux de mon ventre et j’écris : 20000 gourdes. Je ne veux pas faire mon intéressante, une fois employée, j’aviserai.

Tout en lisant mes réponses, il me raconte son parcours lui aussi. Il m’explique d’emblée mes responsabilités, il me parle comme à un nouveau. Pour lui, il n’attend que le mot d’ordre du DG, et je commencerai demain. Arrivé à la question du salaire, il baisse le ton et secoue la tête : « Approche-toi, je vais te parler comme à une sœur, tu vas être malheureuse, corrige, met un salaire entre 40 000 et 50 000 gourdes nets. Après ta période d’essai, on enlèvera les taxes, il ne te restera plus rien.  Arrivé ici, j’étais venu pour trois mois, j’y ai passé ma vie. Ne fais pas la même erreur. Demande un salaire valable et négocie bien.»

Je le remerciai et remplissai un autre formulaire. Il appela le directeur et m’organisa un rendez-vous. On y alla, il me prodiguait des conseils tout au long du chemin. Dans les locaux de la direction, le directeur venait à peine d’entrer, il fit signe à Marlot de le rejoindre. Dehors, je m’assis, regardant sa secrétaire personnelle s’amuser à Candy Crush.

Avec les murs des nouveaux bâtiments post-sismiques, on entendait tout. J’entendis Marlot m’introduire, il vantait mes compétences et disait que je l’attendais pour l’entrevue. Le directeur lui hurlait dessus. La secrétaire baissa la tête, gênée. Il m’avait aperçue dans sa salle d’attente, je ne correspondais pas au profil. Il n’avait pas besoin d’une femme. Il avait besoin de quelqu’un qui fasse peur et surtout qui soit prêt à travailler jusqu’à six heures et revenir le lendemain à sept heures avant les autres employés. Marlot se rétracta, mais essaya de me défendre, j’étais sérieuse et appliquée, j’étais la bonne personne. Pour en finir, le directeur lui demanda de lui envoyer les dossiers par mail, il vérifierait et lui donnerait sa décision en temps voulu.

Pas même cinq minutes, Marlot était déjà dehors. Il me regarda gêné, je me levai en souriant et l’accompagnai dehors. Ce n’était pas ma première déception, j’avais un nez d’acier maintenant. Rien ne pouvait me démonter. Marlot m’expliqua, tête baissée, qu’il ferait le suivi, et qu’on me contacterait d’ici deux semaines maximum. Ce n’était plus le même ton, lui-même n’y croyait plus. Je le remerciai et sortis. Dehors, je bus un peu d’eau, changeai mes souliers, traversai la rue et pris une camionnette.

Les échecs ne m’atteignaient plus, bien au contraire, j’en riais. Mais aujourd’hui, tout était différent, je n’avais pas échoué. Jusque-là, personne n’avait pris mon parti, sans rien me demander en retour, sans me connaître. Je savais que j’avais perdu le job, mais j’avais la maintenant foi en l’humanité. Si Marlot existe et que je rencontre encore trois personnes comme lui, je finirai bien par trouver quelque chose, dussé-je déposer encore une vingtaine de fois mon cv.

, « L’entretien », extrait de « Au cœur d’Haïti ». (Mariah Lominy)

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