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La violence en Haïti comme moyen de contrôle de l’espace politique et social

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Depuis quelques années, un climat de terreur s’est progressivement installé en Haïti. Sous les yeux complaisants des institutions étatiques, sous les yeux impuissants de la population qui se trouve en première ligne. Aujourd’hui se déplacer devient difficile dans le pays, les tâches les plus banales demandent un effort maximum pour être exécutées. Résultat d’une mauvaise gouvernance, d’une Police Nationale fragilisée, et d’une société civile complètement divisée, l’escalade de la violence a pris des proportions inimaginables suite à la montée des gangs qui semblent se substituer à l’État. La situation a atteint son paroxysme avec l’invasion de la Plaine du Cul-de-Sac par des gangs armés, forçant les riverains à l’abandon de leur maison, de leur quartier et de leur dignité.

L’histoire ne s’écrit pas… elle se répète

Ce problème ne date pas d’hier, bien au contraire, nous devons savoir que l’histoire d’Haïti et  les gouvernements successifs ont fait de la violence un outil dont la résonance a été cristallisée à travers des slogans tous aussi sanglants les uns que les autres. De « koupe tèt boule Kay »,  en passant par « makout pa ladann », « zewo tolerans » pour aboutir à « barikad yo se avni nou », nous pouvons constater cette volonté de toujours vouloir s’inscrire dans un processus d’autodestruction reflétant la frustration d’un peuple dont les revendications n’ont jamais pu faire partie de l’agenda politique. Ainsi les tentatives de contrôle de l’appareil politique sont presque toujours  entachées de sang, car la violence semble être le seul moyen choisi de résolution des conflits. Cette violence pour le contrôle de l’espace politique a aussi des effets sur l’espace social qui a été et qui sera toujours le théâtre de luttes interminables entre différentes factions et une société civile incapable de trouver un consensus entre ses composantes.

Une société contrastée 

Depuis son indépendance, l’État a toujours fait l’objet d’une forte centralisation,  tous les Chefs d’État sont des militaires qui implanteront les gènes de l’autoritarisme pour les générations de leaders à venir et qui  façonneront ce rapport de domination excessif entre le gouvernant qui  fait toujours son possible pour préserver le pouvoir à tout prix et le gouverné qui  fait de son mieux pour résister. Mais la réponse qui lui sera réservée fera toujours l’objet d’une répression brutale dans les limites extrêmes de la violence. L’occupation américaine  au 20e siècle est venue accentuer les contrastes sociaux déjà existants dans le pays. On verra donc une opposition entre les deux faces d’une même pièce que sont le mulatrisme et le noirisme pour la conquête du pouvoir, sans réel souci pour le peuple qui a toujours été un instrument et dont les problèmes n’ont jamais pu être portés dans l’agenda politique[1].  Cette lutte va aboutir à la sanglante dictature que nous connaissons tous sous le règne de Papa et Baby doc. Pour paraphraser Gérard Pierre Charles : « L’arbitraire remplace la légalité et le droit de la force remplace la force du droit [2] ». Cette citation qui résume à merveille la dictature du régime duvaliériste, est pour notre plus grande tristesse encore valide aujourd’hui, pour la simple et bonne raison qu’il n’y a jamais eu une décantation réelle entre la sphère privée et la sphère publique, avec un secteur privé totalement extraverti dont les aspirations contrastent bien souvent avec celles de la masse populaire.

Évolution pour aboutir au banditisme

Si autrefois on pouvait plus ou moins mettre un visage ou un nom sur ceux qui avaient recours à cette violence, aujourd’hui il est beaucoup plus difficile de le faire tant les paradigmes ont évolué. Nous assistons aujourd’hui à une sectorisation très fragmentée de la violence répressive, du policier lambda qui tue un citoyen pour pas grand-chose au chef de bande qui kidnappe et pratique des exécutions sommaires dans une impunité totale. En effet, l’État n’a plus le monopole de la violence légitime sur le territoire et il a participé grandement au processus de gangstérisassion qui ronge le pays depuis des décennies. Mais il est important de se demander quand la violence a commencé à échapper au contrôle de la sphère étatique ? Si le régime duvaliériste a fait de la violence le moyen privilégié de communication et de résolution de conflit[3] de manière plus accentuée encore que ceux qui l’ont précédé, depuis quand la violence s’est-elle infiltrée autant dans la conscience collective jusqu’à atteindre le degré de banalisation de la vie auquel nous assistons aujourd’hui? Depuis le commencement des années 2000, nous assistons au phénomène du banditisme qui n’a cessé de grandir dans la société haïtienne avec la complicité des politiciens traditionnels et d’un secteur privé, toujours engagés dans une lutte acharnée pour le contrôle du pouvoir politique en instrumentalisant au passage les quartiers populaires. Du « chimè » sous le régime de LAVALAS au « bandi legal » du régime PHTK, le banditisme s’est substitué au militarisme et au macoutisme comme instrument de la violence répressive surtout à l’approche des périodes électorales, comme on a pu le constater avec le massacre de la rue Vaillant à Port-au-Prince le 29 novembre 1987.

La population qui se trouve sans défense doit s’efforcer de composer avec le phénomène de gangstérisation car la Police Nationale est impuissante. Longtemps tolérante face à la montée des chefs de bandes, aujourd’hui la masse populaire, faute de repères et de solutions dans un État failli, est plongée dans une indifférence déconcertante laissant la peur guider son quotidien. Il est difficile de trouver une date précise dans l’histoire pour savoir quand a commencé cette infiltration de la violence. Néanmoins, il peut y avoir plusieurs explications comme la fâcheuse tendance à confondre la violence civile avec la justice ou le fait de vouloir systématiquement trouver des excuses aux actes de violence au lieu de les condamner. Il faut ajouter à cela une promotion de l’individualisme dans la société, que l’on peut constater notamment dans la façon dont on évite la violence au lieu de l’affronter. La multiplication des actes de violence provoque une insensibilisation au niveau de la société, chacun se protège comme il le peut, se réfugie dans le déni et en se disant : « Pito se yo tan se mwen ».

Joseph Yevgueny O.

Étudiant finissant en relations internationales

e-mail : joyito33@gmail.com


[1] La société civile, à l’épreuve des luttes de classes en Haïti, Jean Anil Louis Juste

[2] Radiographie d’une dictature, Gérard Pierre Charles, p.51

[3] Haïti. De la dictature à la démocratie ? Étienne Tassin, Bérard Cénatus, Stéphane Douailler, Michèle Duvivier Pierre-Louis. 2016

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